Quentin Durward/Chapitre 02

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 19p. 48-60).


CHAPITRE II.

LE VOYAGEUR.


Eh bien ! le monde est une huître, et je veux l’ouvrir avec mon épée.
Shakspeare, Le Maure de Venise.


Par une délicieuse matinée d’été, avant que le soleil se fût paré de sa couronne de feu, et tandis que la rosée rafraîchissante parfumait de ses perles liquides l’atmosphère diaphane, un jeune homme venant du nord-est arriva devant le gué d’une petite rivière, ou plutôt d’un grand ruisseau qui se jette dans le Cher, près du château royal de Plessis, dont les sombres et nombreux créneaux s’élevaient dans le lointain au-dessus de la vaste forêt qui les environnait. Ces bois comprenaient une noble chasse ou parc royal entouré d’une clôture, qu’on nommait dans le latin du moyen-âge plexitium, d’où est venu le nom de Plessis donné à un si grand nombre de villages en France. Le château et le village dont nous nous occupons particulièrement, pour les distinguer des autres du même nom, s’appelaient Plessis-lès-Tours : ils étaient situés à environ deux milles au sud de la riante capitale de la ci-devant Touraine, dont la riche campagne a reçu le nom de Jardin de la France.

Sur le bord opposé à celui vers lequel le voyageur s’avançait, deux hommes, qui paraissaient engagés dans une conversation sérieuse, avaient de temps en temps l’air d’examiner ses mouvements, car se trouvant sur un terrain plus élevé, ils avaient pu l’apercevoir à une distance considérable.

Le jeune voyageur pouvait avoir de dix-neuf à vingt ans. Sa figure et toute sa personne prévenaient en sa faveur, mais faisaient juger qu’il avait reçu le jour en un pays étranger. Son court manteau gris et son haut-de-chausses étaient faits à la mode de Flandre plutôt qu’à celle de France, tandis que son élégante toque bleue, surmontée d’une seule branche de houx et d’une plume d’aigle, le faisait reconnaître pour un Écossais. Son costume était très-propre, et arrangé avec la recherche d’un jeune homme qui n’ignore pas qu’il a une tournure agréable. Le havre-sac placé sur son dos paraissait contenir son léger bagage ; à sa main gauche on voyait un gantelet de fauconnier, quoiqu’il n’eût point d’oiseau, et à sa main droite un fort épieu de chasse. De son épaule gauche pendait une écharpe brodée qui soutenait un petit sac de velours écarlate, semblable à ceux que portaient les fauconniers de distinction pour mettre la nourriture de leurs faucons et autres objets indispensables à ce divertissement favori. Cette écharpe était croisée par un baudrier qui soutenait un couteau de chasse. Au lieu de bottes en usage à cette époque, il avait des brodequins de peau de daim à demi tannée.

Quoique sa stature n’eût pas encore atteint ce degré qui annonce le complet développement des forces, il était grand et actif, et la légèreté avec laquelle il s’avançait prouvait que s’il voyageait pédestrement, c’était pour lui un plaisir plutôt qu’une fatigue. Il avait le teint blanc, quoique légèrement bruni soit par l’action du soleil de ce climat étranger, soit parce qu’il avait été journellement exposé au grand air dans son pays natal.

Ses traits, sans être parfaitement réguliers, étaient agréables, et donnaient à sa physionomie une expression de franchise et de candeur. Un demi-sourire, qui semblait naître d’une heureuse santé et d’une bonne constitution, montrait de temps en temps que ses dents étaient bien rangées et blanches comme l’ivoire, tandis que son œil bleu brillait, et plein d’une gaieté en parfaite harmonie avec l’ensemble de sa figure, exprimait, en s’arrêtant sur chaque objet qui se présentait à lui, la bonne humeur, une conscience pure et une résolution peu commune.

Il recevait et rendait leur salut au petit nombre de voyageurs qui passaient sur cette route dans ces temps dangereux, suivant le mérite apparent de chacun. Le lancier rôdeur, moitié soldat, moitié brigand, mesurait de l’œil le jeune homme, comme pour calculer la chance du butin ou celle d’une résistance déterminée, et lisait dans le regard du voyageur une telle assurance qu’il changeait son farouche dessein pour lui dire d’un ton brutal : « Bonjour, camarade ! » politesse à laquelle le jeune Écossais répondait d’un ton tout aussi martial, quoique moins farouche. Le pèlerin et le moine mendiant lui donnaient en échange de son salut respectueux une bénédiction paternelle ; et la jeune paysanne aux yeux noirs, lorsqu’elle était éloignée de quelques pas, se retournait plus d’une fois pour le regarder, et échangeait avec lui un « bonjour » accompagné d’un sourire. En un mot, il y avait en lui quelque chose qui attirait l’attention ; et cette espèce de pouvoir attractif qui est l’effet de la réunion d’une franchise intrépide, d’une humeur enjouée, d’un regard vif et spirituel, d’une jolie figure et d’une tournure agréable, s’exerçait facilement sur chacun. Tout son aspect semblait aussi indiquer un jeune homme entrant dans la vie sans aucune appréhension des maux dont elle est assiégée, et presque sans autres moyens pour lutter contre les peines et les chagrins dont elle est remplie, qu’un esprit vif et un cœur courageux : or, c’est avec de tels caractères que la jeunesse sympathise le plus volontiers, de même que la vieillesse et l’expérience éprouvent pour eux un intérêt affectueux et compatissant.

Le jeune homme dont nous venons de faire le portrait avait été depuis long-temps aperçu par les deux personnages qui se promenaient sur le bord opposé de la petite rivière, c’est-à-dire du côté où étaient situés le parc et le château ; au moment où il descendait la rive escarpée avec la légèreté d’un daim qui vient s’abreuver à une fontaine, le moins âgé des deux dit à l’autre : « C’est notre homme… c’est le Bohémien… S’il tente de passer le gué, c’est un homme perdu ; les eaux sont grosses et la rivière n’est pas guéable.

— Qu’il fasse cette découverte lui-même, compère, lui répondit son compagnon ; il est possible que cela épargne une corde et fasse mentir un proverbe. — Je juge que c’est lui, d’après sa toque bleue, reprit le premier ; car je ne puis distinguer sa figure. Écoutez ; il appelle ; il nous demande si l’eau est profonde. — Qu’il essaye ; dans ce monde il n’y a rien de tel que l’expérience. »

Cependant le jeune homme ne recevant aucune réponse, et prenant le silence de ceux à qui il s’était adressé pour un encouragement à suivre son dessein, entra dans le courant sans hésiter et sans autre délai que le temps nécessaire pour ôter ses brodequins. Le plus âgé de ces deux hommes lui cria alors de prendre garde à lui ; et s’adressant à son compagnon : « Par la mort-dieu ! compère, » ajouta-t-il d’un ton plus bas, « vous avez fait encore une méprise ; ce n’est pas là le bavard de Bohémien. »

Mais l’avis donné au jeune homme arriva trop tard ; ou il ne l’entendit pas, ou il ne put en profiter, car il se trouvait déjà dans l’endroit le plus profond. Pour quelqu’un de moins alerte et de moins habitué à nager, la mort eût été inévitable, le ruisseau étant profond et très-rapide.

« Par sainte Anne ! c’est un jeune homme qui mérite qu’on s’intéresse à lui, s’écria le même personnage ; courez, compère, et réparez votre méprise en lui portant secours, si vous le pouvez. Il appartient à votre troupe ; et si le vieux dicton est vrai, l’eau ne le noiera point. »

En effet, le jeune Écossais fendait l’eau avec une telle vigueur et une telle adresse que, malgré la force du courant, il atteignit le rivage presque vis-à-vis le point d’où il était parti.

Pendant ce temps, le moins âgé des deux inconnus avait couru en toute hâte vers le bord de l’eau pour donner du secours au jeune étranger, tandis que l’autre le suivait d’un pas plus grave, se disant à lui-même : « Sur mon âme ! le voilà à terre ; il saisit son épieu : si je n’arrive promptement, il va battre mon compère pour la seule bonne action que je l’aie vu faire de sa vie. »

Il y avait quelque raison d’augurer un pareil dénoûment, car le brave Écossais avait déjà accosté le samaritain qui accourait à son secours, en s’écriant d’un ton furieux : « Chien discourtois ! pourquoi ne m’avez-vous pas répondu lorsque je vous ai demandé si le passage était guéable ? Que le diable m’emporte si je ne vous apprends à connaître une autre fois les égards que l’on doit aux étrangers ! »

Ces paroles furent accompagnées de ce mouvement significatif de son épieu que l’on appelle moulinet, parce que, tenant le bâton par le milieu, on brandit les deux bouts dans tous les sens, comme les ailes d’un moulin poussées par le vent. Son adversaire, se voyant ainsi menacé, porta la main à son épée ; car c’était un de ces hommes qui, dans toutes les occasions, sont plus disposés à agir qu’à discourir. Mais son camarade, moins bouillant, étant arrivé, lui ordonna de se tenir tranquille ; et, se tournant vers le jeune homme, l’accusa à son tour de précipitation pour s’être jeté dans une rivière dont les eaux étaient enflées, et de se laisser aller à un emportement blâmable en cherchant querelle à un homme qui accourait à son secours.

Le jeune Écossais, s’entendant ainsi réprimander par un homme d’un âge avancé et d’un air respectable, baissa sur-le-champ son épieu, et répondit qu’il serait au désespoir de commettre aucune injustice envers eux, mais que véritablement il lui semblait qu’ils l’avaient laissé mettre sa vie en péril, faute de l’avoir averti à temps, ce qui ne convenait ni à des gens honnêtes, ni à de bons chrétiens, encore moins à des bourgeois respectables, comme ils paraissaient être.

« Beau fils, dit le plus âgé, à votre accent et à votre air, il me semble que vous êtes étranger, et vous devriez considérer que nous ne comprenons pas votre langue aussi facilement que vous la parlez.

— Eh bien ! mon père, répondit le jeune homme, je m’embarrasse fort peu du bain que je viens de prendre, et je vous pardonnerai volontiers d’en avoir en partie été la cause, pourvu que vous m’indiquiez un lieu où je puisse faire sécher mes habits ; car je n’en ai pas d’autres, et il faut que je les conserve dans un état présentable. — Pour qui nous prenez-vous, beau fils ? » reprit le même interlocuteur sans répondre à ce discours.

« Pour de bons bourgeois, sans contredit ; ou bien, tenez, vous, monsieur, vous pourriez bien être un trafiquant d’argent, ou un marchand de grains, et cet homme-ci un boucher ou un herbageur[1].

— Vous avez admirablement deviné nos professions. La mienne est effectivement de trafiquer sur l’argent autant que je peux, et celle de mon compère a quelque analogie avec celle de boucher. Quant à ce qui est de vous mettre dans un meilleur état, nous tâcherons de vous être utiles ; mais, d’abord, il faut que je sache qui vous êtes et où vous allez ; car, dans ces temps-ci, les routes sont couvertes de voyageurs à pied et à cheval, dont la tête est remplie de toute autre chose que de principes d’honnêteté et de crainte de Dieu. »

Le jeune homme jeta un autre coup d’œil vif et perçant sur celui qui lui parlait ainsi et sur son compagnon silencieux, comme incertain si, de leur côté, ils méritaient la confiance qu’ils lui demandaient ; et voici quel fut le résultat de ses remarques.

Le plus âgé de ces deux hommes, celui qui par son costume et par sa tournure se faisait le plus remarquer, ressemblait beaucoup à un négociant ou à un marchand de cette époque. Sa jaquette, son haut-de-chausses et son manteau étaient d’une même étoffe, de couleur brune, mais montrant tellement la corde que le spirituel et malin Écossais en conclut qu’il fallait que celui qui les portait fût très-riche ou très-pauvre, et il penchait vers la première hypothèse. Ses vêtements étaient étroits et courts, mode qui n’était pas encore suivie par la noblesse, ni même par la classe supérieure des citoyens, dont ordinairement les habits étaient amples et descendaient plus qu’à mi-jambe.

L’expression de la physionomie de cet homme était tout à la fois attrayante et repoussante : ses traits prononcés, ses joues caves et ses yeux enfoncés avaient néanmoins un air de finesse et de gaieté qui se rapprochait du caractère du jeune aventurier ; mais, d’un autre côté, ses épais sourcils noirs avaient quelque chose d’imposant et de sinistre. Peut-être cet effet était-il rendu plus sensible encore par le chapeau à forme basse, en fourrure, qui, lui couvrant une grande partie du front, rendait plus épaisse l’ombre sous laquelle on voyait briller ses yeux ; mais il est certain que le jeune étranger éprouva quelque difficulté à concilier le regard de cet homme avec la condition inférieure à laquelle il paraissait appartenir. Son chapeau surtout, partie du costume sur laquelle toute personne d’un certain rang étalait quelque joyau en or ou en argent, n’avait d’autre ornement qu’une misérable plaque de plomb, représentant la sainte Vierge, semblable à celles que les plus pauvres pèlerins rapportaient de Lorette.

Son camarade était un homme robuste, d’une taille moyenne, et de dix ans plus jeune que lui : il avait un air sournois, et son sourire, lorsque par hasard il souriait, lui donnait un air sinistre, encore cela ne lui arrivait-il jamais qu’en réponse à certains signes secrets que le premier échangeait avec lui. Il était armé d’une épée et d’un poignard, et l’Écossais remarqua qu’il cachait sous son vêtement tout uni un jazeran (sorte de cotte de mailles flexible) ; et comme dans ces temps périlleux les hommes qui exerçaient les professions même les plus mécaniques avaient adopté l’usage de porter ce vêtement lorsqu’ils voyageaient pour leurs affaires, le jeune Écossais se confirma dans l’idée que ce pouvait être un boucher, un herbageur ou nourrisseur de bestiaux, ou quelque chose de semblable. Il n’eut besoin que d’un coup d’œil pour faire les remarques qu’il nous a fallu consacrer tant de temps à détailler ; et, après un moment de silence, il répondit en faisant une légère salutation : « Je ne sais à qui je puis avoir l’honneur de parler ; mais il m’importe peu que l’on sache que je suis un cadet écossais, et que je viens chercher fortune en France ou ailleurs, suivant l’usage de mes compatriotes. — Et, par la Pâque-Dieu ! c’est un excellent usage, » s’écria le plus âgé des deux inconnus. « Vous êtes un garçon de bonne mine, et de l’âge le plus propre à réussir parmi les hommes et auprès des femmes. Qu’en dites-vous ? Je suis négociant, et j’ai besoin d’un jeune homme pour m’aider dans mon commerce. Mais je suppose que vous êtes trop monsieur pour vous abaisser à un métier aussi ignoble. — Mon bon monsieur, si l’offre que vous me faites est sérieuse, ce dont je doute un peu, je vous dois des remercîments, et je vous les adresse ; mais je crains que je ne sois tout à fait incapable de vous servir. — Ah, ah ! je parierais que tu es plus habile à tirer de l’arc qu’à faire un mémoire ; tu manies le sabre mieux que la plume, n’est-ce pas ? — Je suis un homme de bruyères, monsieur, et par conséquent archer, comme nous le disons. Mais j’ai été dans un couvent, et les bons pères m’ont enseigné à lire, à écrire, et même à compter. — Par la Pâque-Dieu ! cela est trop magnifique. Par Notre-Dame d’Embrun ! tu es un prodige, mon ami. — Riez tout à votre aise, mon beau monsieur, » répliqua le jeune homme à qui le ton de plaisanterie de sa nouvelle connaissance ne convenait que faiblement ; « et moi, je vais aller me sécher, au lieu de rester ici pour répondre à vos questions pendant que l’eau découle de mes vêtements. »

Le négociant se prit à rire encore plus fort en l’entendant parler ainsi, et s’écria : « Pâque-Dieu ! le proverbe ne ment jamais : Fier comme un Écossais. Mais allons, jeune homme, vous êtes d’un pays que j’aime, ayant autrefois trafiqué avec l’Écosse. Les Écossais sont de braves et honnêtes gens, quoique pauvres. Si vous voulez venir au village avec nous, je vous donnerai un verre de vin d’Espagne pour vous fortifier, et un déjeuner chaud pour vous dédommager de votre bain… Mais, tête-bleue ! que faites-vous de ce gant de chasse à votre main ? Ne savez-vous pas que la chasse à l’oiseau est défendue dans un parc royal ? — C’est ce que j’ai appris d’un coquin de forestier du duc de Bourgogne. J’avais à peine lâché sur un héron, près de Péronne, le faucon que j’avais apporté d’Écosse, et sur lequel je comptais pour me faire remarquer, que ce pendard le perça d’une flèche. — Et qu’avez-vous fait alors ? — Je l’ai battu, » répondit le jeune homme en brandissant son épieu ; « je l’ai battu autant qu’il soit permis à un chrétien de le faire sans tuer son homme, car je ne voulais pas avoir sa mort sur ma conscience. — Savez-vous que, si vous étiez tombé entre les mains du duc de Bourgogne, il vous aurait fait pendre comme une châtaigne ? — Oui, j’ai appris qu’à cet égard il va aussi vite en besogne que le roi de France ; mais comme ceci se passait près de Péronne, je franchis d’un saut la frontière, et je me moquai de lui. S’il n’eût pas été d’un caractère aussi prompt, j’aurais peut-être pris du service chez lui. — Il aura fortement à regretter la perte d’un tel paladin, si la trêve vient à se rompre. » En parlant ainsi, le marchand jeta un coup d’œil sur son compagnon : celui-ci répondit par un de ces sourires en dessous qui ne font que passer sur les lèvres et qui animaient sa physionomie comme un léger météore illumine un instant un ciel d’hiver.

Le jeune Écossais s’arrêta tout à coup, et, abaissant sa toque sur son sourcil droit, comme un homme qui ne veut pas qu’on le tourne en ridicule, leur dit d’un ton résolu : « Messieurs, et vous surtout, qui êtes le plus âgé et qui devriez être le plus circonspect, je vous ferai voir, j’espère, qu’il n’est ni sage ni prudent de plaisanter à mes dépens. Le ton de votre conversation ne me plaît nullement. Je puis supporter une plaisanterie, je puis souffrir même une réprimande de la part d’un homme plus âgé que moi, et l’en remercier si je vois que je l’aie méritée ; mais je n’aime pas que l’on me traite comme un enfant, lorsque, Dieu merci, je me crois assez homme pour vous frotter convenablement tous les deux si vous me poussez à bout. »

Son interlocuteur semblait prêt d’étouffer de rire en voyant la contenance du jeune homme ; l’autre inconnu portait la main à la garde de son épée, lorsque l’Écossais, remarquant ce mouvement, lui appliqua sur le poignet un coup qui le mit dans l’impossibilité de la saisir : cet incident ne fit qu’augmenter la bonne humeur de l’autre.

« Du calme, du calme, valeureux Écossais, s’écria-t-il, par amour pour ta chère patrie ! et vous, compère, quittez cet air menaçant. Par la Pâque-Dieu ! il faut de la justice dans le commerce, et un bain est une compensation suffisante pour un coup donné avec tant de grâce et d’agilité. Et vous, l’ami, écoutez-moi, » dit-il au jeune homme d’un ton de gravité sévère qui lui imposa et, sans qu’il sût trop pourquoi, le remplit d’un respect mêlé de crainte ; « plus de violence ; il ne serait pas sage à vous d’en exercer aucune contre moi, et mon compère, comme vous le voyez, en a suffisamment. Quel est votre nom ? — Quand on m’interroge poliment, je sais répondre de même ; et je conserverai tout le respect qui est dû à votre âge, si vous n’épuisez ma patience par vos railleries. Depuis que je suis en France, pendant que j’ai traversé la Flandre, on s’est amusé à m’appeler le varlet au sac de velours, à cause de ce sac à faucon que je porte à mon côté ; mais mon véritable nom, dans le pays où je suis né, est Quentin Durward. — Durward ! est-ce le nom d’un gentilhomme ? — Depuis quinze générations ; et c’est ce qui fait qu’il me répugne d’embrasser une autre profession que celle des armes. — Écossais dans toute la force du terme ! surabondance de sang, surabondance d’orgueil, et grande pénurie de ducats, j’en suis sûr. Eh bien ! compère, dit-il à son compagnon, allez devant, et faites-nous préparer à déjeuner au bosquet des Mûriers, car ce jeune homme fera autant d’honneur au repas qu’une souris affamée au fromage d’une ménagère. Et quant au Bohémien, écoute… »

Son compagnon s’approcha, et il lui dit quelques mots à l’oreille. Celui-ci répondit par un sourire d’intelligence, mais qui avait quelque chose de sinistre, et partit d’un pas rapide.

Resté seul avec Durward, le plus âgé de ces deux hommes mystérieux lui dit :

« Nous allons faire route ensemble, et, en traversant la forêt, nous pourrons entendre une messe à la chapelle de Saint-Hubert car il n’est pas juste de s’occuper des besoins du corps avant d’avoir satisfait à ceux de l’âme. »

Durward, en bon catholique, n’avait rien à objecter à cette proposition, quoiqu’il eût probablement voulu commencer par sécher ses habits et prendre quelques rafraîchissements. Ils eurent bientôt perdu de vue leur sournois compagnon ; mais en continuant de suivre le même sentier qu’il avait pris, ils entrèrent dans un bois planté de grands arbres entremêlés de buissons et de broussailles, traversé de longues avenues dans lesquelles ils voyaient des daims trottant en petites troupes, avec une sécurité qui indiquait que ces animaux n’avaient aucune crainte d’être attaqués :

« Vous me demandiez si j’étais bon archer, dit Durward ; donnez-moi un arc et une couple de flèches, et vous ne tarderez pas à avoir une pièce de venaison. — Pâque-Dieu ! mon jeune ami, prenez-y garde ; mon compère a l’œil ouvert sur les daims ; ils sont confiés à sa garde, et c’est un gardien sévère. — Il a plutôt l’air d’un boucher que d’un joyeux forestier. Je ne peux pas croire que cette figure patibulaire appartienne à un homme qui connaît les nobles règles de la vénerie. — Ah ! mon jeune ami, il est vrai que mon compère a une figure qui est peu agréable au premier abord ; et cependant on n’a jamais appris que ceux qui ont eu des liaisons intimes avec lui s’en soient jamais plaints. »

Quentin Durward trouva quelque chose de singulier et de désagréable dans le ton avec lequel son compagnon s’était exprimé, et, se tournant subitement de son côté, il crut voir sur sa figure, dans le léger sourire qui contournait sa lèvre supérieure, dans le clignotement de son œil noir et perçant, un je ne sais quoi qui justifiait la surprise qu’il éprouvait. « J’ai entendu parler de voleurs, de brigands, de coupe-jarrets, » se dit-il en lui-même ; « qui sait si le drôle qui nous précède n’est pas un assassin, et ce vieux coquin celui qui lui amène sa proie ? Il faut que je me tienne sur mes gardes… Au reste, ils n’auront guère de moi que de bons horions écossais. »

Tandis qu’il était occupé de ces réflexions, ils arrivèrent à une clairière où les grands arbres de la forêt étaient plus écartés les uns des autres ; la terre, débarrassée de buissons et de broussailles, y était couverte d’un tapis de la plus agréable verdure, qui, protégée contre les rayons brûlants du soleil, était plus belle et plus fraîche qu’on ne la trouve généralement en France. Les arbres, dans cet endroit retiré, étaient principalement des bouleaux et des ormes gigantesques, qui s’élevaient dans les airs comme des montagnes de feuillage. Au milieu de ces magnifiques enfants de la terre, dans la partie la plus découverte, s’élevait une humble chapelle près de laquelle coulait un petit ruisseau. L’architecture en était grossière et du genre le plus simple ; à côté était une très-petite cellule qui servait de logement à l’ermite ou au prêtre, qui y remplissait les fonctions de son saint ministère. Dans une petite niche, pratiquée au-dessus de la porte, était une statue en pierre représentant saint Hubert, avec un cor passé autour du cou et deux lévriers à ses pieds. La situation de cette chapelle au milieu d’un parc ou chasse si bien peuplée de gibier, l’avait fait dédier au patron des chasseurs.

Le vieillard, suivi du jeune Durward, dirigea ses pas du côté de ce petit édifice consacré par la religion ; et comme ils en approchaient, le prêtre, revêtu de ses ornements sacerdotaux, sortit de sa cellule pour se rendre à la chapelle, sans doute afin de s’y livrer aux saints devoirs de son ministère. Durward fit au prêtre une inclination profonde, en signe de respect pour son caractère sacré, tandis que son compagnon, avec l’apparence d’une dévotion plus grande encore, mit un genou en terre pour recevoir la bénédiction de l’homme de Dieu, puis le suivit dans l’église avec une démarche et une contenance qui exprimaient la plus sincère contrition et la plus profonde humilité.

L’intérieur de la chapelle était orné d’une manière qui rappelait les occupations du saint patron lorsqu’il était sur la terre. Les fourrures les plus précieuses des animaux qui, dans différents pays sont l’objet de la chasse tenaient lieu de tapisseries et de tentures autour de l’autel et dans les autres parties de l’église, aux murs de laquelle étaient suspendus des écussons blasonnés de cors, d’arcs, de carquois et autres emblèmes de vénerie, écartelés de têtes de daims, de loups et d’autres animaux. L’ensemble des ornements avait un caractère forestier, et la messe elle-même, considérablement abrégée, pouvait être appelée une messe de chasse, messe qu’on célébrait devant les nobles et les grands, qui, en assistant à cette solennité, étaient ordinairement impatients de se livrer à leur divertissement favori.

Durant cette courte cérémonie, le compagnon de Durward sembla y prêter l’attention la plus entière et la plus scrupuleuse, tandis que le jeune homme, moins absorbé par des pensées religieuses, ne pouvait s’empêcher de se reprocher intérieurement d’avoir pu concevoir des soupçons injurieux sur le caractère d’un homme aussi bon et aussi humble. Bien loin de le regarder alors comme l’associé et le complice de voleurs, il avait peine à se défendre de le regarder comme un saint personnage.

Lorsque la messe fut finie, ils sortirent de la chapelle, et le vieillard dit à Quentin : « Il n’y a qu’une légère distance d’ici au village, et vous pouvez maintenant rompre le jeûne en toute sûreté de conscience. Suivez-moi. »

Tournant sur la droite, et suivant un sentier qui montait graduellement, il recommanda à son compagnon d’avoir grand soin de ne pas s’éloigner du chemin tracé, mais au contraire de garder le milieu autant qu’il le pourrait. Durward le pria de lui expliquer la cause de cette précaution.

« Vous êtes maintenant près de la cour, jeune homme ; et, Pâque-Dieu ! il y a de la différence entre marcher dans cette partie du pays ou sur vos montagnes couvertes de bruyères. À l’exception du sentier que nous suivons, chaque toise de terrain est rendue dangereuse et presque impraticable par des pièges et des trappes armées de faux, qui tranchent les membres du voyageur imprudent, aussi nettement qu’avec la serpette on élague une branche d’aubépine ; on y a semé des chausse-trappes qui vous traverseraient les pieds, et creusé des fosses assez profondes pour vous y ensevelir à toujours. Nous sommes maintenant dans l’enceinte du domaine royal, et nous allons voir tout à l’heure la façade du château. — Si j’étais roi de France, je ne me donnerais pas tant de peine pour placer autour de ma demeure des trappes et des pièges ; mais je tâcherais, au lieu de cela, de gouverner si bien, que personne n’oserait en approcher avec de mauvaises intentions ; et quant à ceux qui y viendraient avec des sentiments de paix et de bonne amitié, en bien ! plus nous serions, plus nous ririons. »

Son compagnon regarda autour de lui, d’un air alarmé, et dit : « Chut ! chut ! sire varlet au sac de velours ; car j’ai oublié de vous avertir d’un autre danger non moins grand que l’on court dans cette enceinte : les feuilles mêmes des arbres ont des oreilles, et elles rapportent dans le cabinet du roi tout ce qu’elles entendent.

— Je m’inquiète fort peu de cela, répondit Quentin Durward ; j’ai dans la bouche une langue écossaise, et elle est assez hardie pour exprimer mon sentiment en présence du roi Louis lui-même : que Dieu le bénisse ! Quant aux oreilles dont vous parlez, si je les voyais sur une tête humaine, je les en détacherais avec mon couteau de chasse. »



  1. Ce mot, comme il sera expliqué plus bas, signifie nourrisseur de bestiaux. a. m.