Quelques remarques sur les fonctions de la Grèce et de Rome dans la propagation du Christianisme/I


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I


Il existe une opinion suffisamment répandue, et souvent, par plusieurs, mise en avant, qui porte à considérer la facilité avec laquelle le christianisme fut propagé dans l’univers comme un effet de la domination romaine, qu’on présente comme un moyen dont s’est servi la Providence pour l’accomplissement de ce dessein.

Ainsi on n’hésite point d’attribuer à Rome payenne une prédestination religieuse et une certaine fonction apostolique.

Mais on perd de vue que le christianisme, secondé par la dispersion des colonies et la diffusion universelle de la langue hellénique, s’est propagé même dans les pays où la domination romaine n’était point parvenue à s’établir. C’est ce qui arriva en Perse, en Arménie, en Géorgie, en Arabie, en Abyssinie, aux Indes, en Chine même ; chez les Parthes et les Scythes asiatiques, chez les Sarmates et les Goths d’Europe, chez les habitants de la Calédonie et de l’Hibernie.[1] On oublie que le christianisme, dans le monde romain même, où il fut premièrement accepté, ne jeta tout son éclat que dans les pays où l’hellénisme s’était le plus développé et que, là où il l’était moins le paganisme a le plus résisté.[2] « La chrétienté, a dit Amédée Thierry, pénétra où la Romanité s’arrêta et fut la seconde forme, ajoute-t-il, sous laquelle Rome poursuivit ses conquêtes. »[3] Ce ne fut cependant pas Rome qui l’y conduisit. Lorsque le christianisme a commencé à pénétrer chez ces nations et dans ces pays, Rome était à peine chrétienne en elle-même, et le peu de christianisme qui s’y trouvait n’existait que sous la forme grecque et nullement romaine comme nous le démontrerons plus loin. Ainsi, il me semble que le second trait de cette remarque de Thierry doit être entendu en ce sens que Rome chrétienne à l’instar de Rome payenne a su bien l’exploiter pour l’extension de sa domination.

On peut néanmoins dire d’une autre manière, si l’on veut, que le génie de Rome a contribué, lui aussi, au triomphe du christianisme, mais comme un stimulant qui provoque la réaction, par la guerre qu’il lui a suscitée et les persécutions qu’il a exercées contre ses adeptes. Divers auteurs en ont fait la remarque, et Bossuet lui-même, à côté de l’autre opinion d’une prédestination apostolique, admet encore cette observation d’une manière bien décidée.[4] Mais est-ce là un rôle dont on puisse faire un sujet d’éloges et de reconnaissance ? À ce titre Judas lui-même pourrait réclamer la quote-part qui lui en reviendrait ; et il n’a pas manqué d’adorateurs par lesquels elle lui fut largement attribuée.[5]

Mais cette domination dont on fait si grand cas n’était-elle pas le motif le plus puissant, la raison la plus péremptoire que les Romains alléguaient lorsqu’ils montraient une répugnance invincible contre le christianisme ? Les dieux anciens, disaient-ils, ne nous ont-ils puissamment secondés pour subjuguer l’univers ? Pourquoi devrions-nous les abandonner pour aller suivre la religion de nos esclaves ? N’est-il donc pas évident qu’attaquer la religion ancienne c’était s’insurger contre l’État et se mettre en rébellion contre le prince qui le gouvernait ?

Au moment même où le christianisme allait poindre à l’horizon ces mêmes motifs étaient allégués par les vieux Romains pour repousser toute idée grande et élevée conçue par les Hellènes sur la Divinité. « Toutes les fois qu’il s’agit de religion je m’en tiens à C. Corumcranius, à P. Scipion, à P. Scœvola, pontifes romains et non à Zénon, ou à Cléanthe ou à Chrysippe. » Voilà ce que déclare le Grand-pontife Cotta dans un des dialogues de Cicéron. La raison, dit-il, est qu’à l’aide de cette religion Rome atteignît au suprême degré de puissance où elle se trouve élevée.[6] Par cette considération la profession de christianisme dans la suite et sa prédication devaient encore devenir un crime de lèse-majesté ou, pour nous servir d’un terme de Tertullien, employé par Thierry, un crime de lèse-romanité.

Ne pouvant ici mieux m’exprimer je cède la parole à A. Beugnot qui s’est particulièrement occupé de ce sujet.[7]

« L’empereur n’était pas seulement le souverain pontife, le chef des armées et le magistrat de la république ; il s’offrait au respect des Romains comme le représentant de la société tout entière… La puissance du sénat, l’autorité des pontifes, les souvenirs glorieux de la patrie se personnifiaient dans un seul homme en faveur duquel ils adressaient aux dieux de solennelles prières. Ces prières étaient accompagnées de fêtes, de jeux, de cérémonies empreintes de paganisme. Les chrétiens refusaient naturellement d’y prendre part. Ils offraient de prier pour les empereurs, mais à leur manière… Les payens ne concevaient pas… que dans une pareille circonstance quelques uns de leurs concitoyens se séparassent du reste de la nation, accusaient les chrétiens de dénier au prince un témoignage de vénération usité dans tout l’empire et de se mettre en révolte contre l’autorité souveraine. Selon Tertullien les payens définissaient le chrétien un homme ennemi des dieux, des empereurs, des lois, des mœurs, de la nature entière, (Appologeticus, § 21). L’histoire nous a conservé une sentence rendue contre des chrétiens par un proconsul ; elle est très-simple et repose sur un seul fait, savoir que les accusés étaient des chrétiens. Attendu que tel et tel conviennent qu’ils sont chrétiens et qu’ils refusent de rendre hommage et respect à l’empereur, ordonnons qu’ils soient décapités. Tous les crimes attachés à ce nom résultaient de l’aveu fait par les accusés. Dans la définition de Tertullien, et dans la sentence du proconsul, il n’est pas fait mention de la religion payenne. Les lois violées dans la personne sacrée du souverain, la majesté de l’empire profanée, la sainteté des traditions outragées attiraient seules sur la tête des chrétiens le courroux des Romains. »[8]

Ainsi l’on voit que si la fortune romaine, parvenue à la domination universelle, facilitait d’un côté les communications entre les divers peuples établis autour de la Méditerranée, de l’autre l’enivrement même du succès servait d’empêchement à l’admission de l’Évangile.

Réduisons donc la chose à sa juste valeur. On peut bien tout au plus admettre que la domination romaine, en faisant cesser les guerres qui empêchaient des relations suivies entre diverses nations, facilitait par cela les pérégrinations aux prédicateurs de l’Évangile ; mais… il faut s’arrêter là. Un pas de plus en avant et l’on tombe dans une déplorable confusion qui, chez les uns, est l’effet de l’inadvertance et chez les autres la suite nécessaire de leur manière mécanique et matérialiste de comprendre et d’apprécier les choses de la religion. Autre chose est faciliter les moyens de communication de peuple à peuple, autre de faire pénétrer chez ces peuples des idées saines et lumineuses ; autre chose est le travail corporel, autre celui de l’esprit. Et, pour me servir d’un point de comparaison tiré de la vie ordinaire, je dirai : c’est le curé qui apporte le saint-sacrement à une distance lointaine et non le cheval qui porte le curé. Le cheval peut être bien utile, mais non indispensable ; au cas échéant le curé pourrait bien s’en passer. Autre chose est faciliter le chemin aux ministres de la préparation et de la prédication évangélique, autre préparer par soi-même les cœurs et les intelligences pour recevoir le christianisme et de l’y introduire dans la suite. Ces fonctions de la seconde catégorie ne furent point départies à Rome mais à l’Hellénie.

Cependant ce qui est bien regrettable c’est de voir des auteurs fort estimables, qui ont décrit d’une manière bien saisissante les horreurs, les infâmies et la dégradation où était tombée l’espèce humaine sous cette et à cause de cette domination, oublier eux-mêmes ces horribles tableaux et, par une inconséquence passée à l’état d’habitude, n’hésiter point à lui attribuer, à raison de l’unité et de la paix qui en ressortaient, la qualité de fonction apostolique. Pour ne pas en citer d’autres, M. Franz de Champagny, après avoir admirablement décrit les effets de cette unité d’esclavage, comme il la qualifie parfaitement lui-même, n’hésite nullement cependant à répéter cette incongruité.[9]

Que des payens tels que Pline, par exemple, s’extasient devant ce qu’ils appellent, la majesté de la paix romaine, à la bonne heure ; mais pour ceux qui connaissent qui est le prince de la paix, comme il est annoncé par Isaïe (IX-6), on ne peut le leur passer sans une protestation éclatante. Elle est connue de tout le monde ; bien brève mais en même temps péremptoire et appuyée sur une autorité dont on ne peut nullement récuser la compétence. « Ubi solitudinem faciunt ibi pacem appellant » (Tacite). Ils appellent pacifié ce qu’ils ont rendu désert. Voilà ce que c’est que la Majesté de la paix romaine ; c’est la majesté des cimetières. L’Italie un désert, la Grèce spoliée et désolée ; des nations entières disparues, tout le monde ravagé, toute la terre connue réduite à être la propriété d’une poignée d’hommes de la plus vile espèce.

Le spectacle de ces spoliations, de ces ravages, de ces destructions, de ces carnages portant le désespoir dans le cœur des hommes peut avoir contribué à en amener plusieurs à accepter les consolations de la religion chrétienne ; mais cette fonction caïnique n’a rien de commun avec le ministère apostolique. Satan, dans le livre de Job, est présenté comme accomplissant les desseins de Dieu ; en est-il pour cela sanctifié ? C’est qu’en les accomplissant il ne le faisait pas pour obéir à Dieu mais pour assouvir sa propension à commettre le mal. A-t-on jamais rencontré dans les Écritures que Dieu s’est servi du ministère de Satan pour faire le bien ?

Écoutez cependant certains vaticanistes de nos jours. Je ne veux pas m’occuper ici des plus outrés, tels que Joseph de Maistre ou Donoso Cortès ou tel autre de ceux qui appartiennent à leur école, grands prôneurs du bourreau en même temps que du vaticanisme le plus effréné : ils se trouvent au beau milieu de leur domaine. Pour ceux-ci « Rome fut choisie dans les desseins de Dieu pour préparer la voie à Celui qui devait venir. »[10] Mais que dire de ceux qu’on nous présente comme appartenant au libéralisme religieux ? Ici je n’en prendrai qu’un, le plus prôné de tous, le père Lacordaire : « Sachez-le bien, nous dit-il, c’est Dieu qui a fait Rome pour son Église. Il n’y a pas un consul ni un césar dont la pourpre n’ait été prédestinée pour orner le trône où devait s’asseoir le vicaire de Jésus-Christ. »[11] Quelle aberration pour un prédicateur de l’Évangile ! Ne voyez-vous pas que toutes ces pourpres de consuls et de césars sont dégoûtantes de sang humain ? Que c’est dans ce sang, versé par torrents, où elles ont pris une teinte plus foncée de cette couleur ? Il s’y trouve bien assis votre Vicaire de Jésus-Christ, superbement encadré dans ces fatidiques décorations ![12]

Ainsi la chose devient bien claire et bien déterminée. Pour nous la préparation extérieure à la voie du Christ ne peut avoir été que la philosophie hellénique et les ministres qui y ont agi Pythagore et Socrate, Empédocle et Aristote, Platon et Zénon ; pour eux c’est la conquête romaine, ce sont Marcellus et Scipion, Paul Émile et Porcius Caton, Marius et Sylla, César et Pompée, Auguste et Antoine, grands capitaines et grands massacreurs de l’espèce humaine. Pour nous ce fut l’unité intellectuelle et morale, libre et spontanée, produit de la civilisation hellénique, qui prépara et favorisa la propagation du christianisme ; pour eux ce fut l’unité matérielle forcée, violente et frauduleuse de la domination romaine. Que l’on se reconnaisse : il est déjà temps que les ténèbres qui favorisent la confusion disparaissent.

Cet égarement a gagné bien d’autres qui ne sont pas du commun des écrivains ; mais celui qui, plus que tout autre, à ma connaissance, a poussé la chose jusqu’au comble de l’extravagance, ce fut Ernest von Lassaulx dans un mémoire sur la Philosophie de l’histoire de Rome adressé à l’académie de Munich.[13] Pour soutenir le rôle providentiel de Rome dans l’économie du christianisme l’auteur arrive jusqu’au point de déclarer que, comme les Scènes de l’Ancien testament ne font que figurer celles du Nouveau, de même les événements racontés dans ces deux Testaments sont comme des figures corrélatives de l’histoire romaine. Babylone et Jérusalem sont les types de Rome payenne et de Rome chrétienne. Énée, Romulus, Auguste présentent chacun en soi une image figurative de Jésus-Christ. La mort, la résurrection et l’assomption de Romulus, telles qu’elles nous sont racontées par les auteurs de l’histoire romaine, ne font que présager celles de Jésus-Christ.[14] En arrivant à Octave-Auguste l’auteur prend la précaution de dire : « Non pas certes que le lâche et cruel Octave puisse être comparé au plus pur et au plus tendre bienfaiteur de la race humaine etc. » Mais à quoi sert cela une fois qu’en définitive il le proclame comme un précurseur, comme un type mystique de Jésus-Christ ? Un tel honneur peut-il être attribué à un tel homme ?

Poursuivons cette hallucination. Les circonstances et les événements contemporains à la naissance de Jésus-Christ sont d’une analogie si frappante avec ceux de la naissance d’Octave-Auguste que l’auteur reste en extase devant l’apocalypse d’un tel mystère.[15] Et savez-vous où, par un contraste mystique, il saisit le pendant des dernières paroles que Jésus-Christ prononça sur la croix ? Où il retrouve le reflet du tout est consommé ? (Év. St  J. IX. 28). Dans les paroles viles et ignobles qu’Auguste adressa à ses amis au moment d’exhaler le dernier soupir. Auguste dans ses derniers moments, ayant admis en sa présence les amis venus pour le voir : « Hé bien, leur demanda-t-il, comment la chose vous paraît-elle ? Ai-je bien joué la farce de la vie ? » Après avoir dit cela il ajouta la formule ordinaire que les histrions prononçaient à la fin de la pièce. « Si donc tout va bien, battez les mains avec gaieté ; accordez vos applaudissements à l’acteur. »[16] Voilà la sublime réverbération du tout est consommé ! Oui, et nous aussi nous applaudissons à l’histrion tout en méprisant l’homme dont l’auteur a fait un type de Jésus-Christ.[17]

Pour compléter cependant le tableau ajoutons ce qui a pu échapper à l’attention de l’auteur. Auguste parmi ses autres titres et dignités portait encore, comme il appert de son testament, dernièrement découvert à Ancyre en Asie-Mineure, celui de Souverain-Pontife ; matrice où fut coulé le souverain pontificat de Rome chrétienne. Quel dommage que l’auteur ne se fût aperçu de cette qualité pour en faire encore un autre point de comparaison entre Auguste et Jésus-Christ qui, lui aussi, est déclaré par Saint-Paul Souverain pontife de la Nouvelle Alliance. Surtout quelle négligence que de ne pas signaler encore la similitude de l’ascension de Jésus-Christ avec celle d’Auguste comme il fit de celle de Romulus ! Quelle inadvertance que de ne pas s’apercevoir du rapprochement de l’assomption de la Sainte-Vierge avec celle de Drusille qui tenait à Auguste par descendance comme la Sainte-Vierge à Jésus-Christ par ascendance ! puisque cette farce abominable se poursuit après décès.

L’histrion devient Dieu, et Livie fournit les frais de canonisation. Un vase d’élection, le sénateur Numérius, a juré devant le sénat : qu’il a vu, de ses propres-yeux, Auguste qui remontait, en gloire, aux cieux. Outre la béatitude ineffable de cette vision, Livie le gratifie encore de soixante mille sesterces. De même lors de l’Assomption de l’immaculée Drusille, sœur de Caligula, un autre sénateur encore a été favorisé de cette même félicité. Cette fois, cependant, la contemplation d’une pareille vision béatifique ne rapporta aucune gratification.[18]

Mais que sais-je ? Je n’ai qu’une connaissance bien imparfaite de cet ouvrage et limitée seulement dans le résumé et les passages qui nous sont fournis par l’écrivain de la Revue. Peut-être que ces choses s’y trouvent, et qu’il a négligé de les rapporter. Elles pouvaient si merveilleusement entrer dans le cadre que l’auteur s’était tracé qu’il y a bien lieu de s’étonner de leur omission.

Pourquoi m’être tant arrêté sur cette extravagance ? Pour faire voir dans quels égarements peuvent tomber, même des libéraux, lorsqu’ils oublient qu’il ne faut donner à Auguste que ce qui est à Auguste et à Socrate ce qui est à Socrate. Feu Ernest von Lassaulx appartenait à l’école libérale catholique de Munich et j’apprends que souvent, dans ses ouvrages, il a parlé d’une manière très-favorable de l’hellénisme, mais c’est ce qui arrive lorsqu’on veut ménager en même temps et Mammon et Dieu.

Quoi qu’il en soit l’auteur, intimement convaincu de l’excellence de sa conception, répond d’avance à quiconque serait étonné de tant d’étrangeté :

« Libre à chacun, dit-il, d’y voir ce qu’il voudra ; pour moi j’y vois une disposition manifeste de la Providence. Tous ceux qui dans l’antiquité ont écrit sur les destinées de Rome, payens, juifs, chrétiens, peu importe, tous ont vu dans cette histoire la main de la Providence ; je me range de leur avis. » Là-dessus il se met à citer diverses expressions de Polybe, de Joseph, de Plutarque, de Dénys d’Halicarnasse. Viennent à leur suite les écrivains ecclésiastiques Origène, Prudence, Eusèbe, Jérome, Augustin, Paul Orose, Léon I, Théodoret, Pierre Chrysologue, Maxime de Turin ; puis Thomas d’Aquin, Dante, etc.

À toutes ces citations qui, comme le remarque bien M. Saint-René Taillandier, ne laissent voir, chez aucun de ces auteurs, aucune conception ou théorie historique, et ne sont que des expressions vagues, jetées incidemment dans le cours d’un discours, on peut répondre en peu de mots par une considération qui doit prédominer sur toute cette question.

Tout ce qui arrive en ce monde de bien ou de mal arrive naturellement par permission de la Providence ; mais le bien peut venir encore par impulsion de la même puissance. Oserait-on dire qu’il en est de même pour le mal ? Ne serait-ce pas reconnaître en Dieu le principe du bien et du mal indifféremment ? Sans doute sa Providence peut faire tourner en bien ce que les méchants font de mal pour assouvir leurs furieuses passions et leurs ambitions criminelles ; mais on ne peut pas dire qu’elle a voulu, et décrété et poussé à l’accomplissement de ces crimes pour arriver à ses fins par cette sorte de moyens.

Dieu ne pouvait-il donc pas se servir de meilleurs moyens ? Et alors on reconnaît un Dieu dont la puissance est bornée. Le pouvait-il, et cependant il en a préféré de mauvais ? et alors on porte atteinte à sa bonté infinie. On ne peut pas échapper à cette alternative. Au contraire, on peut reconnaître et admettre l’impulsion, le secours et même la prédestination de Dieu pour l’accomplissement du bien, puisque cela ne répugne pas à sa bonté infinie, ni n’amoindrit sa toute-puissance. Que ce bien s’accomplisse pour lui-même ou en vue de servir d’acheminement et de moyen pour arriver à un bien plus grand, n’importe, la considération est la même. Il n’y a que des hommes qui ont agi dans ce sens qui peuvent être regardés légitimement comme des instruments de la Providence ; autrement il est impossible de ne pas tomber dans la doctrine désolante d’un Dieu auteur du bien comme du mal indifféremment.[19]

Concluons avec le célèbre Herder : « N’outrageons pas la majesté divine en supposant que pour accomplir la plus sublime des œuvres, pour étendre le règne de la justice et de la vérité, elle n’a eu d’autre instrument en sa puissance que le joug oppresseur et les mains ensanglantées des Romains. »[20]

À l’envers, cette domination fut tellement considérée par d’autres comme antipathique au christianisme qu’ils n’ont point hésité de dire que son apparition n’était que l’effet d’un mouvement de réaction de l’esprit hellénique contre l’oppression romaine. Je ne mentionnerai entre autres, que M. G. Finlay, qui, dans un de ses ouvrages s’occupe longuement de cette question.[21] Il serait cependant curieux de mettre en avant Napoléon I confessant une semblable opinion, si antipathique à ses instincts violents et oppresseurs.[22] Dans un entretien qu’il a eu avec le célèbre Weilland il lui disait, « Je vois là (dans le christianisme) une réaction de l’esprit grec contre l’esprit romain. La Grèce vaincue dans la lutte matérielle retrouva sa prédominance dans l’ordre spirituel en s’emparant et en cultivant tous les genres de bien que la Providence a répandus sur la terre. »[23] Cette profession dans une telle bouche ne doit pas nous étonner. Napoléon I souvent, lorsque l’occasion le réclamait, savait se bien comporter en caméléon ; et alors il s’agissait de captiver la confiance du chaleureux helléniste qui exerçait une grande influence sur l’esprit de la jeunesse enthousiaste de l’Allemagne.

Quoi qu’il en soit, cette appréciation du génie hellénique échappée des lèvres d’un Napoléon I, bien que défectueuse, à certains égards, nous paraît cependant beaucoup plus proche de la vérité que celle imaginée, avec de bonnes et généreuses intentions néanmoins, par un poète polonais dans un poème intitulé iridion[24]. D’après cette conception Iridion, personnification du génie hellénique, dans sa lutte avec Rome, se fait perfidement affilier dans la société chrétienne qu’il méprise au fond de son cœur. Son but est de la ranger parmi les autres engins dont il projette de se servir pour renverser la domination romaine. Ayant échoué dans toutes ses tentatives il finit par devenir sincèrement chrétien.

Imaginer un Iridion incrédule, mais en apparence attaché au christianisme, lorsque cette croyance se trouvait dans toute la sainteté de sa candeur primitive, pour le présenter ensuite comme sérieusement converti, lorsque ce christianisme se pervertit dans une autre espèce de Romanisme ; supposer un tel changement lorsque fatalement se réalisa ce qu’un des principaux personnages du poème était forcé, par une puissance supérieure à la sienne, de prédire : « En lui sera la perfidie du sénat ; en lui vivra la cruauté du peuple-tyran comme un éternel héritage ; son cœur sera inflexible comme celui du premier Caton ; seulement il aura quelquefois la parole douce et efféminée, et les guerriers du Nord tomberont en enfance à ses pieds, et pour la seconde fois il déifiera Rome devant toutes les nations de la terre. » Concevoir, disons-nous, une telle combinaison c’est singulièrement méconnaître les données de l’histoire. En outre ceci porte contre les intentions du poète qui veut bien exalter le génie hellénique, mais qui, par cette invention, ne fait que le ravaler.

Et pour revenir aux paroles de Napoléon I nous allons expliquer pourquoi nous avons dit que nous en trouvons le sens défectueux. Lorsque le christianisme a paru il n’y avait plus de lutte. Rome était déjà, on pourrait dire, domptée dans le domaine de l’intelligence par le génie hellénique. Les vers avec lesquels le poète lyrique célèbre cette victoire sont dans la bouche de tout le monde « Græcia capta ferum victorem cœpit etc. » Comme le répète bien ultérieurement le même interlocuteur.[25] La Grèce donc n’embrassa pas cet ordre d’idées par réaction contre la prédominance matérielle de Rome, mais à cause de sa nature distinguée et destinée, par la grâce de Dieu, à servir de grand luminaire au développement moral et intellectuel de l’humanité. Ce ne fut pas seulement après la lutte qu’elle se chargea de cette fonction, mais c’est Avant, Pendant et Après cette lutte qu’elle s’occupa toujours de cet ordre d’idées où s’alluma, comme à des matières inflammables, le grand phare du christianisme.

« Si jamais peuple fut prédestiné par le ciel pour un destin spécial et mérita le nom de peuple de dieu, ce fut celui-là ; il le fut pendant dix siècles, puisque pendant dix siècles il marcha à la tête de l’Humanité lui frayant une route immortelle. Il le fut par dessus tous ceux qui avaient été choisis auparavant et qui l’ont été après ; puisque ce fut par lui et chez lui que prit définitivement racine au milieu de l’humanité, cet arbre de la civilisation qui doit, à la longue, couvrir la terre de son feuillage. »[26]

L’Hellénie, en recevant dans son sein la divine étincelle échappée de Sion, ne faisait, par les torrents de flammes qui en rejaillissaient, que d’inonder le monde d’une nouvelle émission de lumière, plus abondante et plus resplendissante, si l’on veut, mais toujours d’une nature congénère avec la première. Il n’y a là à voir ni vainqueurs ni vaincus. Ces mots en cette occasion ne sont que des expressions payennes. La Grèce en s’illuminant illuminait tout le monde. Rome, comme tout le monde, ne faisait que d’y participer dans la mesure de sa capacité, mais toujours dans son autonomie et son indépendance spirituelles. L’action hellénique sur le monde ne connaît point de prédominance et de sujétions, elle ne fait que se transmettre comme la substance du Dieu triadique « « Φῶς ἐκ φωτός. »[27]

  1. Voy. Bossuet, Disc. sur l’Hist. Univers. liv. 2, chap. 20 et les auteurs qu’il cite.
  2. Voy, Beugnot. Hist. de la decad. du Pagan. en Occident (Paris 1835) — Étienne Chastel Hist. de la destruction du Paganisme en Orient — (Paris 1850).
  3. Tableau de l’Empire romain.
  4. Bossuet. Ibid. Liv. 3 chap. 1, au commen. — Méditations sur l’Évangile § 72.
  5. Ces sectaires étaient appelés Caïnites puisque à coté de l’apologie de Judas, ils assumaient aussi celle de Caïn.
  6. De Natura Deorum. III § 2.
  7. A. Beugnot. — Tome I — pag. 19 et 26.
  8. Sacrilegii et majestatis rei couvenimur, summa hæc causa imo tota est. Tertullien. Apolog. Chap. 21 et 10.
  9. Les Césars par Franz de Champagny. Tom 2 — pag. 298-308 — Il en est de même pour M. Laurent dans ses Études sur l’Histoire de l’Humanité, Tome 3 — pag. 90-94.
  10. Du Catholicisme, du Protestantisme par Donoso Cortès pag. 15.
  11. De la liberté de l’Italie et de l’Église page 37.
  12. « Où en sommes-nous mes pères ? Sont-ce des prêtres et des religieux qui parlent de la sorte ? Sont-ce des chrétiens ? Sont-ce… » J’épargne aux intéressés le reste de cet extrait de la XIVme des immortelles Provinciales.
  13. Ernest Von Lassaulx zur philosophie der Romischen Geschichte, d’après l’analyse qu’en donne M. Saint-René Taillandier dans la Revue des Deux-Mondes du 15 mai 1863.
  14. Revue des Deux-mondes, pag. 366-367.
  15. Ibid. p. 373-374.
  16. Supremo die Augustus… admissos amicos per cunctatus, et quid iis videretur mimum vitæ commode transgressisse, adjecit et clausolam, Ει δε παντα εχει καλως τω παιγνιφ δοτε κροτον και παντες ημεις μετα χαρας κροτησατε, Suétone in Aug. § 99 — Κροτον δε τινα παρ’ αυτων (των φιλων) αιτησας ομοιως τοις γελωτοποιοις ως επι μιμου τινος τελευτη και παμπανυ παντα τον των ανθρωπων βιον διεσκωφε. — Dion Cass. Hist — Rom — L. 51. C. 30.
  17. Il faut lire un des derniers ouvrages de M. Beulé Auguste, sa famille et ses amis comme commentaire à ce que nous disons ici.
  18. Dion Cas. Lib. 56 Ch. 46.
  19. Les mêmes considérations peuvent être appliquées sur les stupides louanges que l’on décerne aux affreux barbares comme exécuteurs des vues de la Providence pour l’affermissement du christianisme. Voy. Trois ministres de l’Empire romain, par Amédée Thierry dans la Revue des Deux mondes du 15 avril 1863. Surtout la conclusion aux p. 821-822.
  20. Idées sur la Philosophie de l’Histoire. — L. XIV. ch. 6 Conclus.
  21. The Greece under the Romans chap. 2. p. 146-150.
  22. « Napoléon qui prisait tant les Romains, méprisait les Grecs. » Edgard Quinet. La révolution. Il faut lire toute la fin du Chap 5 du livre XXIII.
  23. Mémoires du chancelier Muller, cités dans la Revue Britannique de février 1852. p. 330.
  24. Voir l’analyse qu’en donne M. Julian Klaczko dans la Revue des deux Mondes du 1er  janvier 1862. L’anonyme du poète n’en est plus un ; c’est J. N. Crasinski, comte de Corwen.
  25. Rev. Brit. ibid. Note sur l’Égypte.
  26. Jouffroy. Du rôle de la Grèce dans le développement de l’Humanité.
  27. « Lumen de lumine. » Symbole Nicéen. Et voilà comment cette similitude empruntée à l’exposition des idées platoniques, a été exprimée par le poète Ennius. (apud Cicer. De officiis I § 16).

    Hommo qui erranti commiter mostrat viam
    Quasi lumen de suo lumine acendat fœcit ;
    Nihilominus ipsi lucet quum, illi accenderit.

    Voy. encore Ravaison : Essais sur la Métaphysique d’Aristote Tom. II p. 366.

    On peut assimiler encore cette influence hellénique au feu sacré tenu inextinguible dans les prytanées des villes helléniques ; transmis aux colonies qui partaient de la métropole il ne devenait par cela en rien diminué.


    Qu’on ne se méprenne pas sur la portée que j’attache à ces expressions. Je n’entends nullement pousser à un sentiment d’orgueil qui serait fort déplacé eu égard à ce que nous sommes aujourd’hui et à ce que nous aurions dû être. Heureux si nous pouvions suivre de près les nations avancées nos contemporaines. Cependant, si déchu que l’on soit, le dernier degré d’abaissement serait celui de ne pas se soucier de la gloire de ceux qu’on représente. Que ce soit par descendance naturelle ou par adoption ou par le résultat de leur combinaison, le devoir est toujours le même.