De la Philosophie de l’histoire romaine au XIXe siècle

De la Philosophie de l’histoire romaine au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes2e période, tome 45 (p. 360-393).
DE
LA PHILOSOPHIE
DE L’HISTOIRE ROMAINE

L’ECOLE GERMANIQUE ET L’ECOLE FRANCAISE.

I. Zur Philosophie der roemisclien Geschichte, von Ernst von Lasaulx, in-4o ; Munich 1861. — II. Tableau de l’Empire romain depuis la fondation de Rome jusqu’à la fin du gouvernement impérial en Occident, par M. Amédée Thierry, in-8o ; Paris 1862.


L’histoire de Rome est un éternel sujet de méditations. On voit bien qu’elle occupe la place centrale dans le développement de l’humanité, qu’elle lie l’Orient à l’Occident, le monde antique au monde moderne, les traditions les plus lointaines au plus lointain avenir, qu’il n’y a pas enfin d’anneau mieux rivé que celui-là dans la longue chaîne des âges. Comment expliquer autrement l’intérêt sans cesse renouvelé qui s’attache à des faits aussi éloignés de nous ? Chaque génération éprouve le besoin d’interpréter à sa manière les prodigieuses destinées de la ville. De saint Augustin jusqu’à nos jours, combien de tableaux différens consacrés à la philosophie de l’histoire romaine ! Pour ne remonter qu’à deux cents ans en arrière, quand on a étudié Rome avec Corneille ou Racine, avec Tillemont ou Rollin, on l’étudié avec Montesquieu, et quand on a fini de l’interroger avec Montesquieu, on l’interroge avec Beaufort et Niebuhr, avec M. Michelet et M. Théodore Mommsen.

C’est que le spectacle change à mesure que le temps marche. La révolution française, par exemple, ne devait-elle pas nous révéler bien des secrets de l’histoire de Rome absolument incompréhensibles pour les écrivains des derniers siècles ? Un spirituel abbé de la régence écrit un livre sur les révolutions romaines, et ce n’est là pour lui qu’une matière de narrations oratoires, espèces de tragédies en prose que le vieux Crébillon mettra en rimes. M. Mommsen, traçant le tableau des destinées de Rome depuis les origines jusqu’à César, donne à la seconde moitié de son œuvre ce titre expressif et hardi : la Révolution. Ce ne sont plus ici des épisodes habilement arrangés, c’est la révolution elle-même, la plus grande révolution que le monde ait jamais vue. Ce ne sont plus des scènes sans critique racontées par un bel esprit de collège, c’est l’histoire vivante attestée par la science la plus sûre, retrouvée avec la pénétration la plus rare. Certes les défauts n’y manquent pas ; il est impossible cependant d’y méconnaître une vue perçante, une habileté merveilleuse à démêler les passions et les principes, à démasquer les acteurs, à repousser les préjugés de la routine, à juger tous les partis au nom de l’humanité. Et d’où vient à l’auteur cette clairvoyance qui a manqué sur bien des points à des génies comme Montesquieu ou Machiavel ? De ce que la révolution française lui a expliqué la révolution romaine. Qu’il le reconnaisse ou non, cela n’y fait rien. Vainement semble-t-il prendre à tâche de rabaisser la France et son œuvre, l’esprit de la France le guide comme il a guidé avant lui M. Michelet dans les derniers chapitres de son Histoire romaine. M. Mommsen a vu le grand spectacle qui agite le monde depuis un siècle, la chute de l’ancien régime et l’avènement du nouveau ; voilà le secret de sa force. Turgot lui explique les Gracques comme Napoléon lui fait comprendre César, non pas qu’il fasse des rapprochemens impossibles et qu’il assimile des époques toutes différentes, il s’en défend au contraire, et bien loin de dire avec M. Thiers : « Nous avons revu César lui-même, » il affirme qu’il n’y a eu dans le monde qu’un seul imperator, un seul César, et que le premier de cette race en a été le dernier ; qu’importe ? En dépit de ses protestations, il est bien évident que, sans l’immense conflit de nos jours, son livre n’existerait pas. L’inspiration du XIXe siècle ne lui a pas dicté tel rapprochement de détail qu’il a raison de repousser ; elle s’est bornée à ressusciter pour lui d’une manière générale les vivantes passions d’un autre âge. Une fois introduit dans la mêlée, le hardi champion, armé de sa science lumineuse et de ses idées libérales, raconte les péripéties de la lutte comme s’il combattait lui-même pro aris et focis. De là les défauts, les bizarreries et trop souvent les injustices de son œuvre ; de là aussi la généreuse ardeur qui l’anime et l’intérêt tout nouveau qu’elle présente[1].

Or, tandis que les transformations sociales de nos jours jetaient cette lumière nouvelle sur la plus importante période de la plus grande des histoires, tandis que le drame de la république et de l’empire dans la France de 89 nous expliquait le drame de la république et de l’empire dans la Rome de César, il s’est trouvé, par une coïncidence curieuse, que le développement des études archéologiques nous a fourni toute une masse de matériaux inconnus à nos devanciers. En même temps que le point de vue général était renouvelé, la science épigraphique nous faisait pénétrer plus avant dans la connaissance des détails. Nous rencontrons encore sur ce terrain l’infatigable M. Mommsen, qui a consacré sa vie entière à l’histoire des Romains. L’académie royale de Prusse, il y a une quinzaine d’années, ayant voté l’impression d’un recueil complet des inscriptions latines, M. Mommsen avait proposé en 1847 un vaste plan de publication qui consistait à distribuer géographiquement ces précieux textes ; il pensait que le meilleur moyen d’éviter la confusion au milieu de matériaux si nombreux, c’était de les classer ville par ville et province par province. Ce plan ne fut pas agréé par l’académie ; on préféra la méthode contraire, la méthode purement chronologique sans distinction de territoires, et au bout de quelques années, après beaucoup d’efforts perdus, on fut obligé de l’abandonner comme impraticable. Pendant ce temps-là, M. Mommsen, qui avait recueilli tant de trésors épigraphiques dans ses longs voyages en Italie, exécutait lui-même son plan à ses risques et périls. Il publia en 1852 toutes les inscriptions latines du pays de Naples. Le succès fut complet auprès des juges les plus autorisés ; l’auteur avait prouvé à la fois sa compétence supérieure et la justesse de son idée. L’académie de Berlin s’empressa noblement de revenir sur sa décision, et M. Mommsen reçut mission expresse de diriger l’entreprise officielle, c’est-à-dire de préparer et de publier avec les auxiliaires qu’il lui plairait de s’adjoindre le Corpus inscriptionum latinarum projeté par la compagnie. M. Mommsen s’assura le concours de deux archéologues établis à Rome, MM. Henzen et Rossi, pour la partie historique de l’œuvre, tandis qu’un professeur de l’université de Bonn, M. Frédéric Ritschl, profondément versé dans l’étude de la latinité primitive, se chargeait des inscriptions dont l’intérêt est surtout philologique et littéraire. Les deux premiers volumes de la collection viennent de paraître presque simultanément, celui de M. Ritschl à la fin de l’an dernier, celui de MM. Mommsen et Henzen il y a seulement quelques semaines[2], et déjà cette double publication est saluée comme un événement dans le domaine de l’érudition conquérante.

C’est aux maîtres de la science de juger de pareils travaux. Pour nous, en rapprochant les sévères investigations de M. Mommsen de ses pages si vives, si passionnées sur la fin de la république romaine, en signalant chez le même écrivain des études si différentes, nous avons voulu montrer le double courant qui a renouvelé de nos jours la substance de l’histoire romaine, c’est-à-dire les faits et les jugemens, la connaissance matérielle des détails et l’appréciation morale des acteurs. Or, quand la substance d’une histoire subit des modifications si graves, la philosophie de cette histoire doit se modifier aussi. Bossuet, dans quelques pages éloquentes, a écrit la philosophie de l’histoire romaine au point de vue de la science de son temps ; Vico, Montesquieu, Herder, chacun avec son génie propre et le caractère de son pays, ont repris la même tâche au point de vue des connaissances du XVIIIe siècle ; il est impossible que notre époque ne produise pas à son tour des considérations nouvelles sur ce sujet au nom des grandes innovations que nous venons de décrire. Bien des systèmes ou des fragmens de système ont paru déjà, bien d’autres naîtront encore. Outre les noms que nous avons cités plus haut, est-il nécessaire de rappeler les écrits de Merivale en Angleterre, les recherches de Drumann en Allemagne, en France d’admirables leçons de M. Guizot, d’éloquentes pages de M. Villemain, l’histoire si neuve de M. Ampère, et l’Essai sur Tite-Live de M. Taine ? Je voudrais signaler aujourd’hui deux œuvres récentes qui appartiennent à ce mouvement d’idées. L’une nous vient d’Allemagne, l’autre fait honneur à la France. La première est un simple mémoire académique, la seconde est tout un livre ; toutes les deux sont des systèmes complets. On ne saurait imaginer d’ailleurs un contraste plus grand. Malgré certains points de contact, et bien que les deux auteurs aient puisé savamment aux mêmes sources, ils se sont placés aux deux points extrêmes du monde des idées. Celui-ci ne voit partout que mythes et symboles ; celui-là veut retrouver la vivante réalité des faits. Ici une conception de l’histoire tout idéale, toute fabuleuse ; là une philosophie des événemens fondée sur les intérêts et les douleurs des hommes. L’apparition simultanée de deux ouvrages si dissemblables dit assez combien ce sujet, qu’on a cru épuisé, réserve encore de surprises aux recherches des érudits et aux méditations des penseurs.

Un autre intérêt s’attache encore au rapprochement que nous voulons faire. Jusqu’à la fin du dernier siècle, on avait étudié l’histoire romaine au point de vue de la tradition romaine ; avec Herder et Hegel, le germanisme protesta énergiquement, et le rôle des races du nord en face de la corruption latine fut glorifié comme une œuvre providentielle. S’il y a un principe admis dans la critique historique de nos jours, c’est que les nations saxonnes sont venues apporter un nouveau souffle de vie à l’humanité défaillante. L’influence latine conduisait le genre humain au tombeau, l’influence germanique le sauva. Hegel, dans l’enthousiasme de cette idée, oublie par momens que l’âme du monde moderne, avant tout, c’est le christianisme, et, devant donner un nom à la période qui suit la période gréco-romaine, il l’appelle non pas l’époque chrétienne, mais l’époque germanique. Pour les écrivains les plus modérés de l’école allemande, germanisme et christianisme sont des termes synonymes ou du moins inséparables ; on ne peut prononcer l’un sans évoquer l’autre. Pendant bien des années, historiens et philosophes ont répété cette formule : l’état chrétien et germanique, la société chrétienne et germanique. Tel était, disaient-ils, le vrai nom des âges nouveaux. L’ancienne école latine était abandonnée. Or c’est précisément cette école qui se relève aujourd’hui dans les deux ouvragés dont je veux m’occuper, c’est l’école latine (sous deux formes germanique et française) qui essaie de renouveler ses théories, et, parlant ici au point de vue de l’église, là au point de vue de l’état, vient livrer bataille aux adversaires du latinisme. Un si curieux épisode mérite de ne point passer inaperçu.


I

Il y a deux ans, un savant et ingénieux écrivain de l’Allemagne du sud, M. Ernest de Lasaulx, lisait à l’académie royale de Munich un travail très remarqué sur la philosophie de l’histoire romaine. Dans un sujet tant de fois traité, l’auteur avait trouvé l’art d’être neuf. Au lieu de s’en tenir à la suite des faits et d’en rechercher la loi comme Polybe ou Machiavel, comme Bossuet ou Montesquieu, et même comme Niebuhr ou Mommsen, il s’attachait à ce qu’on peut appeler l’histoire mystique de la ville éternelle. La place de Rome est si grande dans les destinées du genre humain que le spectacle d’une telle destinée a dû éveiller de bonne heure chez les esprits contemplatifs l’idée d’une intervention directe de la Providence. Cette idée d’une mission divine expressément attribuée à la cité de Romulus se retrouve en effet à toutes les grandes époques de l’histoire ; l’antiquité l’a conçue sous une forme mythologique, le moyen âge l’a développée en la mêlant à son catholicisme, les modernes eux-mêmes en ont gardé la trace, et telle observation de Paul Orose, mystiquement commentée par Dante Alighieri en son de Monarchia, reparaît, dégagée de ses bizarreries, dans le sévère Discours de Bossuet. Seulement il s’agit ici d’indications rapides plutôt que d’une pensée logiquement suivie. Des légendes, des rapprochemens inattendus, un mot, un soupçon, un éclair, voilà ce que nous offre à ses origines cette tradition mystérieuse Ce sont comme les ébauches d’une philosophie de l’histoire. Les fragmens sont nombreux, le système n’existe pas. C’est précisément ce système que M. de Lasaulx a voulu construire, ce sont ces idées éparses qu’il a réunies en un vaste et bizarre tableau ; cette histoire mystique de Rome que le moyen âge avait soupçonnée dans ses rêveries enfantines et grandioses, l’ingénieux érudit de Munich l’a écrite en plein xixe siècle. On voit que nous avons affaire ici à un compatriote de Baader.

Dans une description de l’Italie qui est une sorte de philosophie de l’histoire romaine, Pline le naturaliste a dit magnifiquement : « Cette terre, l’élève et en même temps la mère de toutes les terres, a été choisie par la providence des dieux pour rendre le ciel même plus brillant, pour réunir les empires dispersés, pour adoucir les mœurs, pour rapprocher par la communauté du langage les idiomes discordans et barbares, pour fournir à tant de races opposées le moyen de s’entendre, pour donner à l’homme l’idéal de l’homme[3], pour devenir enfin l’unique patrie de toutes les nations de l’univers. » On ne trouve pas seulement dans ce texte de Pline le magnanime orgueil de la vieille Rome, cet orgueil qui ressemble à une foi et que tant d’écrivains, depuis le poète inspiré jusqu’au légiste exact, depuis Virgile jusqu’à Modestinus, ont exprimé dans les mêmes termes ; il y a quelque chose de plus, on dirait qu’un souffle religieux anime ces litanies de la gloire. Soit que l’auteur ait recueilli la tradition orale, soit qu’il ait résumé l’opinion de ces nombreux écrivains, aujourd’hui perdus, qui lui ont fourni les matériaux de son livre, il représente ici autre chose que le patriotisme ordinaire. Cette providence si occupée à Rome, ce ciel rendu plus brillant, cette pure image de l’homme donnée enfin à la race humaine, ne seraient-ce donc pas des pressentimens du christianisme ? M. de Lasaulx est persuadé que la tradition mystique dont on peut découvrir les vestiges dans ce passage de Pline remonte jusqu’aux origines de Rome, et qu’elle a été confirmée par des événemens extraordinaires à toutes les grandes époques de son histoire. Si les scènes de la Bible, au dire des théologiens, sont les figures du Nouveau-Testament, ce n’est pas là, d’après M. de Lasaulx, un privilège qui appartienne exclusivement au saint livre ; les scènes de l’histoire romaine, aux périodes décisives de ses annales, sont aussi les figures de l’Évangile et l’image anticipée de l’humanité chrétienne. Le prophète Isaïe a peint l’homme de douleurs qui souffre pour tout son peuple ; cette peinture, où la théologie chrétienne a vu l’annonce de Jésus-Christ, M. de Lasaulx la retrouve dans le personnage d’Énée, c’est-à-dire dans le fondateur idéal de Rome. Lui aussi a souffert, quoique innocent, et souffert pour son peuple ; Homère, en deux endroits de l’Iliade, lui attribue formellement ce caractère, que développe jusqu’au bout la tradition latine. La résurrection d’Enée et son ascension au ciel, figures voilées des grands tableaux de l’Évangile, reparaissent plus complètement encore dans la résurrection et l’ascension de Romulus. L’histoire du fondateur historique de Rome, comme celle de son fondateur idéal, est toute remplie des présages du Sauveur. Rappelez-vous qu’il est né d’un dieu et d’une vierge, — c’est toujours M. de Lasaulx qui parle ; rappelez-vous les dangers qui menacèrent son berceau, rappelez-vous surtout que la ville fondée par lui et nommée de son nom a été construite pour devenir le refuge ouvert aux proscrits, aux malheureux, aux coupables de toutes les contrées, le refuge des gentils et des pécheurs. Qu’on n’oublie pas non plus les circonstances de sa mort : ad suos venît et sui eum non receperunt. Au moment de l’immolation de Romulus, le ciel se couvrit de ténèbres, et la victime fut transfigurée ; un homme était mort, un dieu ressuscita. Ces ressemblances générales ne suffisent pas à M. de Lasaulx ; il cherche des rapprochemens jusque dans les détails, et on devine quelle est sa joie lorsqu’il découvre parmi les légendes du premier roi des Romains la scène touchante du souper d’Emmaüs. Romulus, le lendemain de sa mort, n’a-t-il pas apparu à l’un des siens nommé Proculus Julius ? « Va, dit le ressuscité à son compagnon, annonce aux Romains la volonté des dieux : dis-leur que ma Rome est destinée à devenir la tête du monde. » Après quoi il disparut dans les hauteurs du ciel, où il règne, dit Tite-Live, comme un dieu fils d’un dieu, et comme père de la cité romaine, deum deo natum, parentemque urbis romanœ. Rapprochant ensuite des textes qu’il est inutile de reproduire ici, l’ingénieux écrivain ne craint pas d’affirmer que Romulus, dans le ciel où la foi romaine l’avait placé, formait une sorte de trinité divine avec Mars et Jupiter Capitolin.

La philosophie de l’histoire romaine, telle que l’entend M. de Lasaulx, nous ménage de bien autres surprises ; ce n’est là qu’une entrée en matière. Énée, d’après la poétique légende, était à la fois un héros et un prêtre : premier symbole de la double destinée de Rome, de sa destinée héroïque dans le monde païen et de sa destinée sacerdotale après la venue du Messie. Passez de la légende poétique à la tradition historique ; le premier roi de Rome est un héros, le second est un pontife : nouvelle image des deux cités de l’avenir. Romulus annonce les Scipions, et Numa les successeurs de saint Pierre. Voilà la force du glaive et la force de l’esprit promises dès le premier jour à la ville éternelle. Ces deux forces opposées, deux villes très différentes les avaient représentées dans le monde oriental, Babylone d’un côté, Jérusalem de l’autre ; Rome va recueillir ce double héritage, et c’est pour cela, — notez ici l’importance mystérieuse des dates, — c’est pour cela que Rome a été fondée l’année 754 avant Jésus-Christ, à l’époque où le vieil empiré babylonien tombait en ruine, et où Jérusalem, devenue tributaire des nouveaux chefs de l’Assyrie, jetait ses plaintes sublimes par la bouche des prophètes.

Un grand destin commence, un grand destin s’achève.

Cette Babylone dont le pouvoir séculaire venait de s’abattre, cette Jérusalem à qui les chants d’Isaïe promettaient un si éblouissant avenir, Rome devait les réunir toutes les deux dans le cycle immense de ses annales ; c’était à elle de renouveler en Occident l’empire de Babylone jusqu’au jour où elle serait la Jérusalem nouvelle après le triomphe du Christ. Saint Augustin avait déjà remarqué cette coïncidence de la naissance de Rome et de la chute de l’empire d’Assyrie ; M. de Schelling, dans ses études sur l’antiquité, avait expliqué pourquoi la civilisation romaine était le dernier mot de toutes les mythologies orientales ; de saint Augustin à Schelling, M. de Lasaulx rassemble les témoignages épars, et si vous refusez d’admettre que Babylone et Jérusalem, dès l’année 754, fussent destinées à revivre dans la cité de Romulus, vous reconnaîtrez du moins que l’auteur n’a pas ménagé les citations pour vous convaincre. Quant à lui, sa foi est complète. « Ainsi, s’écrie-t-il d’un air de triomphe, au point de vue de l’histoire synchronique de l’humanité, la double importance de Rome, son importance guerrière et hiératique, est parfaitement reconnaissable ; Romulus est le représentant de la Rome babylonienne, Numa est le représentant de la Rome hiérosolymique.

Tout à l’heure, direz-vous, Romulus était la figure de Jésus-Christ lui-même ; comment se fait-il qu’il représente maintenant l’esprit babylonien ? — Accoutumez-vous à ces petites difficultés : dans le royaume des mythes, les aspects sont changeans, et il y aurait de l’indiscrétion à examiner les choses de trop près. On vous fournit les grandes lignes du système, c’est à votre imagination de faire le reste. D’ailleurs, si ces preuves paraissent peu concluantes, voici des argumens plus décisifs. Rome a eu plusieurs noms, et les renseignemens que nous fournissent à ce sujet les écrivains de l’antiquité éclairent d’une lumière inattendue la destinée providentielle de la grande cité. « On sait que tous les noms, dit M. de Lasaulx, les noms des villes comme ceux des hommes, bien plus, les noms de tous les objets auxquels peut s’appliquer l’intelligence humaine, ont une importance particulière au début, et qu’ils expriment le caractère intégral des êtres qu’ils désignent. On sait aussi que dans le monde antique des génies, des esprits tutélaires étaient assignés non-seulement aux hommes, mais aux villes et à tous les êtres vivans, et que tous les êtres se développaient sous cette protection invisible. » Il n’est donc pas indifférent de rechercher sous quelles invocations fut placée la ville des césars ; Babylone signifie la maison de Bel ; Jérusalem veut dire la vision de la paix, ou mieux encore, d’après une étymologie différente, le séjour de la paix, Irsalem. Le nom de Rome, Ρώμη, c’est la force, la puissance, la force des armes, la puissance du sceptre ; mais nous savons de bonne source que Rome avait un autre nom que ce nom d’origine hellénique ; elle portait un nom latin, nom mystérieux, sacro-saint, et que nulle lèvre humaine n’avait le droit de prononcer, parce qu’il représentait la divinité protectrice de la ville. Varron et après lui Pline l’ancien, Plutarque, Solinus, Lydus, racontent qu’un certain tribun du peuple, nommé Valerius Soranus, ayant osé un jour prononcer ce nom redoutable, fut condamné comme sacrilège et périt sur la croix. C’était une coutume religieuse et guerrière chez les premiers Romains d’évoquer solennellement le génie tutélaire de la ville qu’ils assiégeaient, de l’armée qu’ils allaient combattre, et de livrer l’ennemi à sa colère. Nous possédons encore, dit M. de Lasaulx, quelques-unes de ces formules d’invocation et de malédiction qui servirent non-seulement contre Carthage ou Corinthe, mais contre bien des villes d’une importance secondaire, en Italie, en Espagne et en Afrique. Révéler le nom secret de Rome, c’eût été fournir à l’ennemi le moyen d’évoquer la-divinité protectrice et de la transformer en furie. Voilà pourquoi Valerius Soranus fut crucifié. La terreur était si grande à ce sujet, et le secret fut si religieusement gardé, qu’aujourd’hui encore nous ne savons pas d’une manière certaine cet effroyable mot qui contenait la vie et la mort. Rome a rempli le monde ; son nom, son vrai nom, le monde ne le connaît pas.

Était-ce Saturnia, comme le veulent Guillaume Postel en son livre de Originibus et Frédéric Münter dans ses Dissertations archéologiques ? était-ce Vatentia, Valesia, Valeria, comme l’ont cru plusieurs savans d’après certains passages de Festus et de Solinus ? Niebuhr était-il autorisé à écrire d’un ton affirmatif au premier volume de son Histoire romaine : « Le nom latin de Rome, ce nom qu’il était interdit de prononcer, c’est Quirium ? » On devine aisément la racine de ce mot comme on en voit tout de suite les dérivés ; quirium, quirinus, quirites, tout cela vient de quire, pouvoir, pouvoir par la force, et le nom caché de Rome eût été simplement la traduction latine de Ρώμη. Il faut reconnaître ici, malgré l’autorité de Niebuhr, que ce nom mystérieux eût été mal caché, puisque le dérivé quirites, si souvent employé dans la vie civile des Romains, l’eût rappelé sans cesse à leur esprit. Comment oublier d’ailleurs au sujet de cette bizarre énigme l’opinion d’un écrivain de l’antiquité, critique médiocre il est vrai, mais ici témoin très digne de foi, puisqu’il s’agit seulement d’un point de fait ? comment oublier ces paroles de Macrobe : « Le plus savant parmi nous n’en sait absolument rien, et nous en sommes réduits là-dessus à de simples conjectures ? » Les uns croient que c’est Jupiter, et les autres la lune ; ceux-ci nomment Angerona, déesse du silence, qui était représentée tenant un doigt sur sa bouche, ceux-là tiennent pour la Cybèle italique, dont le nom indigène était Ops Consivia. M. de Lasaulx discute ces conjectures diverses, et bien que la dernière paraisse fort plausible à Macrobe, il la repousse comme les autres. Le grand mystère de Rome étant l’union de Babylone et de Jérusalem, l’union de la force et de l’esprit, il faut bien que les deux noms de Rome expriment ces deux ordres d’idées, l’esprit et la puissance, Jérusalem et Babylone. Si le nom connu exprime la force, le nom caché doit exprimer l’esprit. Une fois armé de ce principe, le mystagogue écarte tous les noms qui ne rappelleraient que des titres matériels ou des vertus physiques, et, furetant dans tous les magasins de l’archéologie antique, il cherche une étiquette dont le sens pourrait convenir à son système. En voici une : parmi les cabinets de curiosités du vieux monde, parmi ces collections plus ou moins dépareillées où les modernes font encore d’intéressantes trouvailles, on peut ranger les ouvrages d’un certain Johannes Laurentius, vulgairement nommé Lydus, qui vivait à Byzance au Ve siècle de l’ère chrétienne. Or, en interrogeant ces écrits oubliés, M. de Lasaulx a mis le doigt sur un texte où se trouve précisément la solution qu’il cherchait. « Rome avait trois noms, dit le Byzantin Lydus : premièrement un nom mystérieux que les souverains pontifes pouvaient seuls prononcer dans les plus solennels sacrifices, et ce nom, c’était Amor ; deuxièmement un nom hiératique, Flora, troisièmement un nom politique, Roma. »

Dans cette précieuse découverte, M. de Lasaulx ébloui ne voit que le premier mot et le dernier ; il laisse de côté Flora, qui gênerait un peu sa théorie. Il faut en effet que Rome ait deux noms, mais deux noms seulement, l’un qui la représente dès l’origine comme l’héritière de Babylone, l’autre qui annonce en elle l’héritière de Jérusalem. Je l’ai trouvé ! disait Archimède. Voilà donc ce que je cherchais ! s’écrie M. de Lasaulx : Roma, amor, force et amour, voilà les deux mots prophétiques qui renfermaient d’avance toute la destinée de Rome. Il remarque, dans l’ivresse de sa joie, que ces deux mots n’en font qu’un. Ne sont-ils pas l’un et l’autre composés des mêmes lettres, et ne dirait-on pas les deux aspects d’une même idée ? Prenez le mot Roma, et lisez-le à la manière orientale, c’est-à-dire de droite à gauche, vous avez le mot amor. Que de choses dans cette remarque[4] ! Ne croyez pas que ce soit un simple effet du hasard, il y a ici un sens philosophique, à savoir que l’amour suppose la force, et qu’un esprit vigoureux, un esprit capable de haïr, est aussi le seul qui sache aimer ; l’amour infini, chez Dieu lui-même, n’a-t-il pas pour fondement la puissance infinie ? Voici néanmoins une réflexion qui mêle une certaine inquiétude à la joie du chercheur de mythes : ce Lydus qui nous apprend le nom sacré de la ville arrive bien tard pour faire ses révélations ; entre les origines qu’il raconte et le moment où il tient la plume, il n’y a pas moins de douze cents ans. Si un autre écrivain de l’antiquité vient confirmer le rapport de Lydus, c’est encore un Byzantin, et un Byzantin d’une période postérieure, c’est ce célèbre Photius, homme de cour, général de cavalerie, archevêque, fondateur d’église, et le plus curieux archéologue de son siècle. Dans un fragment découvert et publié de nos jours par le cardinal Angelo Mai, Photius répète exactement les affirmations de Lydus. Voilà deux autorités au lieu d’une, pourvu que ce soient en effet des autorités : doute cruel pour l’érudit ; mais M. de Lasaulx se hâte d’écarter ces dernières ombres. « En pareille matière, se dit-il, c’est une loi toute naturelle que ce qui est caché au début ne puisse être dévoilé que bien longtemps après. Jésus-Christ disait à ses disciples : Il n’y a rien de caché qui ne doive être découvert, rien de secret qui ne doive être connu, » Ainsi telle est la conclusion des études de M. de Lasaulx : soit qu’on étudie la légende idéale ou la légende historique du Latium, soit qu’on interroge Énée, fils de Vénus, ou Romulus, fils de Mars, soit que l’on compare Romulus le guerrier à Numa le pontife, soit qu’on rapproche la fondation de Rome des grands événemens contemporains, soit enfin qu’on cherche le nom mystérieux de la ville éternelle, on arrive infailliblement à cette conclusion : Rome avait une double destinée à remplir, et il était écrit dans le plan divin de l’histoire universelle qu’elle gouvernerait le monde par la force avant de le gouverner par l’amour.

À ces indications fournies par les légendes nationales et les symboles religieux, il faut une confirmation par l’histoire réelle. M. de Lasaulx ne recule pas devant les nécessités de sa démonstration, il les formule au contraire avec une audacieuse confiance quand il écrit ces mots : « Tout ce qui flottait dans le demi-jour des légendes, tout ce qui était enveloppé dans les voiles du mythe, au commencement de l’histoire de Rome, doit reparaître sans voiles, sans ombres, au faîte de son développement, à la pleine lumière de sa vie politique. » Où est ce faîte ? où est cette lumière ? La période décisive dans l’histoire de Rome, c’est celle que M. Mommsen appelle la révolution, révolution immense en effet, qui n’intéresse pas seulement l’Italie, mais le monde entier, révolution épique où non-seulement la terre, mais le ciel même a joué un rôle. Le dernier siècle de la république, le premier siècle de l’empire, voilà la grande époque de l’histoire de Rome et peut-être de l’histoire universelle. Or à l’une des heures décisives de cette solennelle époque, au moment où l’aristocratie et la démocratie, la réaction et la révolution, se disputaient le monde dans les plaines de Pharsale, on vit les deux armées représenter en quelque sorte les deux grandes parts de l’histoire religieuse du genre humain. D’un côté marchaient les peuples dont le nom seul rappelle l’Ancien Testament, de l’autre s’avançaient les hommes qui devaient inaugurer l’ère chrétienne. Les Orientaux, et parmi eux les Juifs, combattaient dans les rangs de Pompée ; les Occidentaux, et parmi eux les Germains, se battaient pour César. Ces renseignemens nous sont fournis par Appien et Lydus ; Florus même avait dit avant eux que la cavalerie des Germains avait décidé la victoire. On devine avec quel bonheur l’historien allemand recueille ces détails restés inaperçus jusqu’à lui, ces détails d’une portée si haute, d’une signification si profonde, et en tire une conclusion dont ne se doutaient ni Appien, ni Lydus, ni Florus. Tandis que les deux armées croyaient combattre pour l’aristocratie ou la démocratie, pour l’ancien régime ou la révolution, c’était la cause de Jésus-Christ qui était débattue à Pharsale. Pompée avait donné pour mot d’ordre à ses soldats Hercule l’invincible, César avait choisi Vénus la victorieuse. On connaît l’issue de la lutte, mais on ne savait pas avant M. de Lasaulx comment l’histoire mystique complète et rectifie l’histoire réelle : Vénus triompha d’Hercule, l’amour l’emporta sur la force, amor prit la place de Roma. N’oubliez pas non plus les deux autres figures que nous avons signalées en passant, car le langage des signes se manifeste ici avec une merveilleuse abondance, n’oubliez pas l’opposition des Germains et des Juifs : les Juifs, gardiens obstinés de l’ancienne loi, furent battus par cette race germanique qui devait contribuer plus que nulle autre au libre développement de la loi nouvelle. La victoire de César sur Pompée dans la mêlée sanglante de Pharsale, c’est la victoire de l’Évangile sur l’Ancien Testament !

Au milieu de ce délire, l’auteur garde encore une âme capable de s’intéresser aux acteurs du drame, comme si la réalité ne disparaissait pas tout entière dans cette transfiguration mystique. Sans doute il fallait que la république fût remplacée par l’empire, et il fallait aussi que l’empire, une fois sa mission terminée, disparût à jamais, pour que le christianisme victorieux pût susciter une humanité nouvelle. Toutefois, en proclamant ce principe, M. de Lasaulx veut bien reconnaître que cette philosophie de l’histoire nous est facile, à nous qui connaissons la suite des événemens. Au milieu de la mêlée, on était excusable de voir autrement les choses. Quand César et le sénat se disputaient l’empire, on ne pouvait penser qu’aux résultats immédiats de la lutte, — à moins d’être un illuminé comme cet augure de Padoue qui, le jour de la bataille de Pharsale, transporté hors de lui-même au moment où il interrogeait le vol des oiseaux, suivit en son extase les moindres péripéties de l’action, et tout à coup, dans un ravissement suprême, s’écria : « Victoire à César ! » Les gens de bien mêlés à ces tragédies surhumaines n’avaient pas tous reçu les merveilleuses clartés qui, aux yeux de M. de Lasaulx, transforment l’augure de Padoue en une sorte de voyant chrétien ; ils ne pouvaient juger les acteurs que sur leur caractère moral, sur leur mérite personnel, et non d’après les plans sublimes dont ils étaient les instrumens aveugles. M. de Lasaulx, tout illuminé qu’il est, comprend donc la douleur des pompéiens honnêtes, le désespoir de Caton, les blasphèmes de Brutus, et volontiers il eût porté le premier coup à l’usurpateur. « Quel homme de cœur, s’écrie-t-il, peut ne pas ressentir une émotion poignante à l’heure où tombe la république ? Qui ne sent que, dans ce fatal conflit, les vaincus valaient mieux que les vainqueurs ? » Il est difficile de ne pas se rappeler ici les pages ardentes où M. Mommsen exprime des passions tout opposées. Ces Caton, ces Brutus que M. de Lasaulx honore, M. Mommsen leur jette l’insulte, et autant M. Mommsen glorifie César, autant M. de Lasaulx le condamne. « César était grand sans doute, dit le chercheur de mythes, et grand de toutes les manières, grand tribun, grand capitaine, grand homme d’état ; qu’importe ? Tacite lui-même a beau l’appeler le premier de tous les Romains, primus omnium Romanorum ; Athénée à beau l’appeler le premier de tous les hommes, πρώτος πάντων άνθρώτων : M. de Lasaulx proteste au nom du droit, et vraiment cette protestation ne manque pas d’un certain effet dramatique chez un homme que l’histoire idéale aurait pu rendre indifférent aux douleurs de la réalité. Il va même beaucoup trop loin, si, ne se défiant pas d’un enthousiasme de collège, il oublie quelle mauvaise cause défendait la vieille oligarchie aristocratique. Ici surtout nous sommes obligés de le renvoyer à M. Mommsen, c’est-à-dire au plus passionné, mais aussi au plus savant et au plus libéral historien de la révolution romaine. Étrange pouvoir de cette révolution, qui agite encore, à dix-neuf siècles de distance, non-seulement les tribuns, mais les érudits et les rêveurs ! Mêlée terrible, assez bruyante pour arracher un somnambule comme M. de Lasaulx au mystérieux spectacle de l’histoire invisible ! Ce n’est là du reste qu’une distraction d’un instant ; silence au drame et aux passions d’en bas ! voici le mystique domaine qui se rouvre et les signes qui reparaissent.

M. de. Lasaulx est singulièrement frappé de certaines analogies entre Auguste et Jésus-Christ, « non pas, certes, que le lâche et cruel Octave puisse être comparé au plus pur, au plus tendre bienfaiteur de la race humaine ; » l’analogie est dans la situation historique, non pas dans le caractère, et il peut arriver qu’un méchant soit le précurseur d’un saint, par ce seul fait qu’il lui aura frayé la route sans le vouloir. « Au reste, ajoute l’auteur en note, je reconnais volontiers qu’il faut procéder avec prudence dans cette confrontation de types, et n’y voir, comme dit saint Augustin, que de simples hypothèses de l’esprit humain, hypothèses qui nous conduisent quelquefois au vrai et quelquefois nous en éloignent. » Après s’être ainsi exhorté à la prudence, M. de Lasaulx revient à ses rapprochemens avec plus, de témérité que jamais. Auguste, sachez-le, est un précurseur mystique de Jésus-Christ ! Jésus est né à Bethléem, non loin de Jérusalem ; Auguste est né à Vélitres, dans le voisinage de Rome. Dès les premiers jours du monde, la naissance du Christ est promise au peuple de Dieu ; dès les temps les plus reculés de l’histoire de l’Italie, les oracles avaient annoncé à Vélitres qu’un de ses enfans serait un jour le maître de l’univers. Au moment où Jésus naquit dans l’étable, des mages étant venus d’Orient pour l’adorer, Hérode, effrayé, fit égorger tous les enfans de Bethléem et des lieux d’alentour ; quelques mois avant la naissance d’Auguste, il y eut dans Rome des signes, et les aruspices ayant déclaré que la nature était en travail d’un roi pour les Romains, le sénat, effrayé, défendit d’élever les enfans qui naîtraient dans l’année : précaution inutile, car les sénateurs dont les femmes se trouvaient enceintes à ce moment-là, espérant, chacun à part soi, que cette promesse divine intéressait leur maison, firent en sorte que le décret ne fût pas déposé aux archives. Suétone, qui rapporte ces traditions, y ajoute une anecdote singulière : au moment où naquit Auguste, on délibérait au sénat sur la conjuration de Catilina, et Octavius, père de l’enfant, arriva un peu tard à cause des couches de sa femme. Or c’est un fait bien connu, dit le chroniqueur, que Nigidius, en apprenant la cause de ce retard et l’heure de l’accouchement, s’écria qu’il était né un maître à l’univers, dominum terrarum orbi natum. Tous ces détails, assez insignifians dans Suétone, font vraiment une certaine figure quand on les rassemble avec art. Comment s’étonner que M. de Lasaulx, déjà trompé d’avance, y retrouve trait pour trait l’histoire de la naissance du Sauveur ? Ce Nigidius s’écriant que le roi du monde vient de naître deviendra pour lui un personnage comme le vieillard Siméon, celui dont la figure est si touchante dans le récit de saint Luc, celui qui reçoit Marie le jour de la présentation au temple, et qui, prenant dans ses bras le divin enfant, prononce ces belles paroles : « Maintenant, Seigneur, je puis mourir en paix, puisque mes yeux ont vu le Sauveur du monde ! » Entre Nigidius et Siméon, entre l’exclamation banale du sénateur et le discours si tendre du saint vieillard, le catholique illuminé ne voit que la différence de la figure à la réalité, de l’ombre à la lumière. Après cela, priez le ciel qu’il ne lise pas les élégies de Properce, ou s’il les lit, qu’il n’y remarque point les mots de mundi servator appliqués à Auguste, sinon il ajoutera cette nouvelle figure à toutes celles qu’il a déjà découvertes, et, sans s’inquiéter des notes fausses, il donnera un rôle au voluptueux chanteur dans cette folle partition. Properce, comme Nigidius, sera cité en témoignage pour prouver que l’empereur Auguste est bien réellement le symbole de Jésus-Christ.

Dans le système des figures et des analogies mystiques, les contrastes, à ce qu’il paraît, sont aussi importans que les ressemblances. M. de Lasaulx a fait valoir les ressemblances que présentent la naissance d’Auguste et la naissance du Sauveur ; maintenant il indiquera chez eux les contrastes de l’heure suprême. Le vieil empereur, chargé d’années et de souvenirs, s’éteint à Nola, en Campanie, à l’âge de soixante-seize ans, et, s’adressant à ses amis rassemblés auprès de son lit de mort : « Eh bien ! leur dit-il, trouvez-vous que j’aie assez bien, joué la farce de la vie (mimum vitæ) ? » Puis il cite en grec la formule qui terminait les pièces de théâtre : « Si vous êtes contens, applaudissez l’acteur et battez tous des mains. » Suétone ne dit pas si les amis d’Auguste applaudirent, si un sourire effleura leurs lèvres, ou bien s’ils restèrent indifférens à cette frivolité impie ; il est probable qu’ils gardèrent le silence, occupés qu’ils étaient de leurs intrigues du lendemain. Que de rapports d’opposition entre ce récit et celui de l’Évangile ! Le jour où le Sauveur, avant d’expirer sur la croix, prononça la grande parole : « tout est consommé ! » le centurion romain qui se trouvait là ne put s’empêcher de s’écrier : « Cet homme était vraiment le fils de Dieu. » Ce mot ignoble, la farce de la vie, et ce mot sublime, consummatum est, — ce silence des amis d’Auguste et ce cri soudain échappé au centurion, — ce sont là, d’un monde à l’autre, des répliques mystérieuses dont l’historien vulgaire ne s’inquiète pas, mais qui ont plus de prix aux yeux de M. de Lasaulx que les découvertes d’un Niebuhr.

Mais ces répliques, ces rapprochemens étranges, ne sont-ce pas de simples effets du hasard ? — « Libre à chacun d’y voir ce qu’il voudra, répond dédaigneusement M. de Lasaulx ; pour moi, j’y vois une disposition manifeste de la Providence, Tous ceux qui dans l’antiquité ont écrit sur les destinées de Rome, païens, juifs, chrétiens, peu importe, tous ont vu dans cette histoire la main de la Providence ; je me range à leur avis. » Là-dessus., il cite une pensée de Polybe, un trait de Flavius Josèphe, une réflexion de Plutarque, une phrase de Denys d’Halicarnasse, et après que le défilé des païens est fini, on voit commencer le cortège des pères de l’église… Les païens, émerveillés de la grandeur de Rome, affirment que la Providence est là ; les écrivains de l’église, plus explicites, saluent dans l’unité de l’empire une voie divinement ouverte à l’Évangile. C’est l’opinion d’Origène, de Prudence, d’Eusèbe, de saint Jérôme, de saint Augustin, de Paul Orose, de Léon le Grand, de Théodoret, de Pierre Chrysologue, de Maxime de Turin, et rien de plus curieux que ces litanies enthousiastes où les deux Romes, la ville profane et la ville sainte, d’abord opposées et hostiles, finissent par se confondre dans une glorification commune. Il y a deux sources de bien en ce monde, s’écrie Eusèbe, l’empire romain et l’église du Christ. Rome, dit saint Jérôme, a conquis l’univers pour frayer la route aux apôtres ; la prédication du Dieu unique exigeait l’établissement de l’empire unique (apostolorum itineri pervius factus est orbis… et ad prœdicationem unius dei singulare imperium constitutum est). Les docteurs du moyen âge comparaissent à leur tour. Voici saint Thomas d’Aquin avec son livre de Regimine principum, voici le moine allemand Engelbert d’Admont avec son traité de Ortu et Fine romani Imperii, voici Dante avec ses traités politiques et moraux, qui sont le commentaire de son grand poème ; ils confirment, chacun à sa manière, la mystique tradition de la ville éternelle, et les rayons de la Rome du Christ transfigurent si bien la Rome païenne qu’il devient impossible de les distinguer l’une de l’autre. Dante ne disait-il pas que l’établissement de l’empire romain était une œuvre directe de Dieu aussi bien que l’incarnation du Sauveur ? N’était-il pas heureux de glorifier cette grande unité de la monarchie italienne « annoncée par Énée, préparée par les Scipions, célébrée par Virgile, consacrée par Jésus-Christ[5] ? »

Telle est la philosophie de l’histoire romaine d’après M. Ernest de Lasaulx. Il n’est pas nécessaire, je pense, de signaler les erreurs et les bizarreries dont elle fourmille. Si l’auteur s’était borné à mettre en lumière la tradition qui, de saint Jean à Bossuet, reconnaît dans l’unité de l’empire la préparation des conquêtes du Christ, il aurait pu compléter un chapitre déjà connu des annales de l’esprit humain ; en cherchant des symboles catholiques chez les enfans de la louve, il est descendu à des puérilités qui défigurent l’histoire. D’où vient pourtant que ce singulier manifeste a excité l’attention de la critique ? C’est que la pensée intime de l’auteur valait mieux que son œuvre même. L’histoire romaine est devenue aujourd’hui une espèce de concerto tumultueux où bien des voix se font entendre ; sans la partie que joue le mystique Allemand, la symphonie serait incomplète. M. de Lasaulx était un esprit curieux[6], subtil, illuminé, un disciple de Goerres et de Baader. Catholique et libéral, il avait sur bien des points des inspirations originales et généreuses. Au lieu de restreindre le domaine de sa religion, comme font tant d’esprits étroits et sombres, il prenait plaisir à en reculer les frontières. L’antiquité païenne, à ses-yeux, ne se séparait pas de l’Évangile ; de l’une à l’autre, il connaissait des sentiers secrets éclairés çà et là de mystérieuses lueurs. Son Christ gigantesque, étendant ses bras vers tous les points de l’horizon, projetait sur le passé comme sur l’avenir sa lumière infinie. Il croyait au catholicisme de Virgile et de Platon, d’Homère et de Valmiki ! A propos du génie de Socrate, au sujet de l’hellénisme mourant, il avait écrit des pages bizarrement exquises, où le penseur ébloui transfigurait les textes les plus simples. Son manifeste sur la philosophie de l’histoire romaine semble avoir été inspiré par les débats de la question papale : je ne sais s’il tenait au pouvoir temporel, ou plutôt je suis sûr qu’un esprit si détaché des choses réelles ne pouvait être un partisan bien fougueux de la théocratie ; mais il croyait à Rome, à la destinée de Rome, et c’était là sa manière de prendre part aux discussions de nos jours.

Rien de moins germanique en un certain sens que les écrits de M. de Lasaulx, ou, si l’on veut, c’est l’esprit germanique ébloui et subjugué par l’esprit romain. L’histoire nous montre aux temps barbares les grands chefs des peuples du nord se mettant au service de Rome et devenant quelquefois plus Romains que les enfans de l’Italie ; M. de Lasaulx est un Germain des siècles raffinés mettant l’illuminisme allemand au service de la Rome catholique. Le vrai Germain, c’est Hegel dans sa Philosophie de l’histoire, quand il nous fait voir l’empire romain créant le vide par tout l’univers, et l’esprit nouveau, l’esprit chrétien et germanique, remplissant ce cadre, immense. Le vrai Germain, c’est Herder, quand il réfute Origène et saint Jérôme, saint Augustin et Paul Orose, saint Thomas et Dante, quand il proteste enfin contre la tradition des romanistes avec la verve d’un Luther. « Si quelque chose, s’écrie-t-il, est contraire à l’esprit philosophique, c’est de s’obstiner à voir même dans les scènes ensanglantées de l’histoire romaine l’accomplissement de quelque but caché de la Providence… En ce qui regarde la religion chrétienne, autant je vénère les bienfaits qu’elle a répandus sur le genre humain, autant je suis loin de croire que la main des hommes ait préparé avant elle dans l’empire romain une seule voie à ses conquêtes. Ce n’est point pour elle que Romulus a fondé sa cité, que Pompée et Grassus sont entrés en Judée… N’outrageons pas la majesté divine en supposant que, pour accomplir la plus sublime de ses œuvres, pour étendre le règne de la justice et de la vérité, elle n’ait eu d’autre instrument en sa puissance que le joug oppresseur et les mains ensanglantées des Romains. La religion chrétienne s’éleva par sa propre énergie, comme l’empire romain grandit par ses propres pouvoirs ; si plus tard ils finirent par s’unir, ils ne gagnèrent ni l’un ni l’autre à ce rapprochement. De leur union sortit un être mixte, moitié chrétien, moitié romain, tel que plusieurs désireraient qu’il ne fût jamais né. »

Voilà le cri du Germain en face de la tradition romaine ; M. de Lasaulx, qui, après Herder et Hegel, essaie de venger les idées latines en les transfigurant, ne saurait toutefois être confondu avec les ultramontains du xixe siècle. La résolution persistante qui éclate en ce singulier système, l’érudition si variée de l’auteur unie à la confiance d’un mysticisme serein, tout cela nous transporte bien au-dessus des luttes de nos jours. De telles pages appartiennent véritablement à la philosophie de l’histoire romaine. Elles y appartiennent du moins à titre de curiosité. Après qu’on a entendu les théoriciens de l’histoire célébrer si longtemps le rôle des races germaniques en face des races latines, n’est-ce pas une chose intéressante de voir le rôle de Rome et de la romanité relevé par la science en face du germanisme ? Sans doute, si l’école latine n’avait d’autre représentant que M. de Lasaulx, sa cause serait bien compromise par ce mélange de savoir et d’illuminisme. Heureusement pour elle, un autre défenseur se présente, un défenseur armé d’une érudition aussi forte, et qui emploiera des argumens mieux appropriés à notre siècle. Nous venons de rencontrer l’esprit allemand du midi avec son inquiétude souvent pénétrante ; c’est l’esprit français avec les qualités qui lui sont propres que nous allons maintenant voir à l’œuvre.


II

Le Tableau de l’Empire romain que vient de publier M. Amédée Thierry nous offre le même point de départ que la Philosophie de l’histoire romaine de M. de Lasaulx. Le fondateur de Rome, selon M. de Lasaulx, a fait une œuvre analogue à celle du Christ lui-même en appelant librement à lui les hommes sans asile. M. Thierry, invoquant les belles paroles de Denys d’Halicarnasse et surtout l’admirable discours de Claude dans les Annales de Tacite, proclame aussi ce premier caractère de la cité romaine, ce caractère si nouveau, si contraire à toute l’antiquité, l’appel aux enfans de toutes les races. Seulement ce qui est mystique dans M. de Lasaulx est une réalité chez M. Thierry. M. de Lasaulx nous montre Romulus attirant les pécheurs et les gentils dans la ville éternelle ; M. Thierry interroge la constitution primitive de Rome, et il y lit d’avance ses destinées séculaires : « des hommes de toute race, de toute tribu, de tout rang, se donnent la main dans un asile ; l’association d’individus devient une association de tribus, puis de nations et de races entières. »

Voilà le programme philosophique de l’histoire des Romains. Le vrai sujet de M. Amédée Thierry, celui qu’il a éclairé d’une lumière inattendue, commence à l’époque où Rome, victorieuse du monde, disparaît dans sa conquête. Cette association prodigieuse de nations et de races entières s’appelle l’empire romain ; quel esprit y a présidé ? quels intérêts l’ont produite et soutenue ? quels en sont les développemens, les phases, les révolutions ? Tel est le problème auquel l’éminent historien applique la pénétration de son savoir ; il ne néglige pas les périodes antérieures, car tout se tient dans cette histoire, et la destinée de Rome, si nettement annoncée par sa fondation même, est de plus en plus visible de siècle en siècle. Deux esprits éclatent ensemble, grandissent ensemble, et luttent à mort chez les fils de Romulus, l’un qui veut construire la cité sur le granit, l’autre qui veut sans cesse en agrandir l’enceinte ; la lutte de ces deux esprits, ou bien, en d’autres termes, l’action de Rome sur les races de l’Italie, est résumée par M. Thierry d’une manière neuve et forte dans le premier chapitre de son livre. Il a raison cependant de ne pas s’y arrêter. Bien d’autres avant lui ont suivi la bannière de Rome jusqu’aux extrémités de l’Italie et du monde ; l’originalité de M. Amédée Thierry, c’est que le premier parmi les historiens il a marché avec les vaincus, au moment où les vaincus, réclamant leur place dans la cité, l’ont dissoute en y entrant, et ont substitué à Rome l’humanité elle-même. La revanche des vaincus, la revanche de l’univers, tel pourrait être le titre de cette philosophie de l’histoire romaine. M, Amédée Thierry indique par une image très juste la position qu’il a prise : « Montesquieu, dit-il, s’est fait patricien romain et a envisage le monde du haut du Capitole. Fils des vaincus de César, j’ai aperçu le Capitole du fond d’une bourgade celtique… »

Qu’on s’intéresse tant qu’on voudra aux derniers héros de la république romaine, il est certain que la république n’existait plus que de nom quand César prit la dictature. Cette fière aristocratie qui avait subjugué le monde devait périr par son triomphe même ; le monde vaincu devenait l’allié nécessaire des plébéiens, et la révolution démocratique de Rome s’accomplissait au profit de l’humanité. C’est là une situation unique dans l’histoire. Nos révolutions modernes, quoi qu’on ait dit, ne peuvent nous fournir aucune idée de ce gigantesque drame, et ce n’est pas un médiocre honneur pour M. Amédée Thierry d’en avoir retrouvé le sens. Il ne s’agit pas ici de déprécier un Caton, un Brutus, comme M. Mommsen l’a fait avec une verve amère, et encore moins de voiler les forfaits d’un Tibère, d’un Commode, d’un Caracalla ; au-dessus de la scène où combattent les gladiateurs de l’histoire, d’immenses intérêts s’agitent pour l’humanité. La terre est en travail d’un monde nouveau, et c’est Rome ou plutôt la société romaine qui est le théâtre de ce prodigieux labeur. Honorez Thraséas et flétrissez Néron ; n’oubliez pas cependant les destinées du genre humain, et que l’histoire individuelle, avec ses monstruosités, n’efface pas l’histoire des nations et des races. Il y a ici une officina gentium dont il faut pénétrer les secrets.

Si le fondateur de Rome, quel qu’il soit, a tracé l’idéal de sa ville en faisant de la cité un refuge ouvert à tous, l’organisateur de la dictature impériale a créé la loi qui devait soutenir l’état jusqu’en ses plus mauvais jours et transmettre aux peuples nouveau-nés des principes immortels. On s’étonne souvent que des bêtes féroces comme Néron ou Domitien aient pu assouvir si longtemps leurs effroyables caprices ; on ne comprend pas que le monde ait été assez lâche pour s’abandonner ainsi lui-même, et on se prend à mépriser l’espèce humaine lorsqu’on songe qu’en pleine civilisation, après tant de sublimes enseignemens, après tant d’exemples héroïques, elle a pu subir une aussi complète dégradation. Étudions les choses de plus près, examinons-les à la clarté du flambeau que M. Thierry vient d’allumer en ces ténèbres ; nous verrons bientôt qu’il y a eu là deux histoires très distinctes : d’un côté l’histoire particulière de Rome et de ces personnages de théâtre que Paul Orose appelle les gladiateurs, de l’autre l’histoire des nations qui poursuivent leurs destinées dans l’ombre, et qui, sous la protection de la loi commune, préparent la riche diversité de l’avenir, c’est-à-dire la civilisation chrétienne. Même sous le principat de ces hommes que flétrira éternellement l’histoire, la grande œuvre d’équité, jusque-là inconnue au monde antique, poursuivait régulièrement son cours. Ce qui était foulé aux pieds des monstres, c’était la vieille société patricienne, si glorieuse autrefois, mais si impitoyable ; le monde au contraire se sentait revivre aux rayons d’un soleil de justice qui n’avait jamais lui, même en Grèce, sur notre malheureuse race. Et qui donc avait créé cette politique humaine qui s’imposait aux plus infâmes tyrans ? Il faut bien le dire, c’était César, ce César que M. Michelet ne craint pas d’appeler l’homme de l’humanité. Voici le premier personnage de l’histoire à qui peut être décerné ce titre magnifique. Le Christ n’était pas encore venu, et il y avait quelqu’un sur la terre qui devait être appelé l’homme de l’humanité par la libérale philosophie du XIXe siècle. N’y avait-il pas là de quoi effacer bien des méfaits et racheter bien des vices ?

Il faut lire dans le tableau de M. Amédée Thierry comment toutes les nations de l’empire entrent l’une après l’autre dans les vastes cadres de l’humanité nouvelle établis par le génie de César. Le dénombrement de ces races, la peinture des pays, des mœurs, des cultes religieux, du degré de civilisation où était parvenue chacune d’elles, forment une large introduction aux scènes extraordinaires qui vont suivre. Non-seulement tous les peuples applaudissent à la révolution romaine qui brise les barrières aristocratiques et fait entrer l’univers dans la cité universelle, mais ils donneront bientôt des empereurs à cette assemblée de nations qui s’appellera Romanitas. Les provinces sont contentes, écrivait Tacite ; un Gaulois s’est emparé de Rome, disait Sénèque en se moquant de l’empereur Claude. Le mot grave et attristé de Tacite, le mot railleur de Sénèque, avaient été peu remarqués jusqu’ici ; associés à tant d’autres témoignages que M. Thierry rassemble avec une érudition lumineuse, ils expliquent la situation tout entière. Rome a si bien disparu au sein de l’humanité que les principales races auront tour à tour leurs représentons sur le trône des césars, et cela le plus naturellement du monde, sans que personne en soit surpris, — personne, excepté les héritiers de plus en plus rares de l’ancien patriciat. Sénèque peut faire des épigrammes sur la politique provinciale de Claude pour flatter l’aristocratie de la ville, il ne tardera pas à subir les idées qui entraînent le monde, et, rentrant dans son rôle naturel, il glorifiera en des pages éloquentes le mouvement social qu’il persiflait naguère. N’est-il pas lui-même Espagnol ? C’est sous le règne d’un Espagnol que Tacite écrira les lignes que nous citions tout à l’heure, et où éclate avec une impartialité douloureuse la reconnaissance de la vérité ; c’est à un césar espagnol qu’il devra son indépendance d’écrivain et le droit de flétrir les forfaits de Néron ; c’est à un Espagnol enfin qu’il attribuera la gloire d’avoir uni deux choses jadis incompatibles, le principat et la liberté, res olim dissociabiles, principatum ac libertatem. L’Espagne, la première colonie romaine, la première province soumise et façonnée par les Romains, est aussi la première à commencer cette série de revanches qui amènera au faîte du pouvoir toutes les nations du monde.

On dirait que l’apparition des peuples sur le trône impérial correspond à l’ordre même dans lequel ces peuples avaient été vaincus par la république. Rome avait d’abord soumis l’Italie, puis l’Espagne, puis l’Afrique et l’Orient, puis enfin la Gaule, sa dernière conquête. Or après les césars issus de l’aristocratie romaine vinrent les césars italiens, aux césars italiens succédèrent les césars espagnols, aux césars espagnols les césars africains et arabes ; les grands césars gaulois apparurent les derniers.

Si le travail d’égalité conçu par Jules César se poursuit pas à pas même sous les empereurs de race romaine, même sous Tibère et Néron, que sera-ce sous les empereurs italiens et surtout sous les provinciaux ! Dans cette suite de révélations sur la politique humaine de l’empire, M. Thierry signale un fait d’une importance particulière, puisqu’il explique la transition, si peu intelligible jusqu’ici, des empereurs espagnols aux empereurs africains et arabes. Quelques-unes des plus grandes choses accomplies sous les césars originaires d’Espagne, entre autres l’édit perpétuel d’Adrien, furent l’œuvre d’.une école de jurisconsultes qui illustraient la race arabe en Afrique et en Asie. Nous sommes accoutumés à considérer ces fils de Sem comme enfermés dans la pensée religieuse et incapables de prendre part au mouvement complexe de la civilisation ; il y a sur ce point bien des exceptions à reconnaître. M. Ernest Renan, qui a mis en relief plus vigoureusement que personne ce caractère exclusif des sémites, a montré pourtant que la tendance contraire existait même chez le peuple d’Israël, à plus forte raison chez des nations mondaines comme Tyr et Sidon. Les recherches de M. Amédée Thierry nous font voir qu’une grande partie de la race sémitique, les Phéniciens d’Afrique, les Arabes de Syrie, contribuèrent activement sous l’empire à la civilisation générale. En Afrique, le mouvement datait de la reconstruction de Carthage par Jules César ; en Syrie, l’impulsion fut donnée par Adrien et Marc-Aurèle. La métropole punique, relevée avec tant d’éclat de ses ruines, avait suscité autour d’elle un groupe de villes phéniciennes ou numides, Madaure, Adrumète, Leptis, Cirtha, qui étaient des foyers de science et de culture sociale. Les anciennes villes syriennes, Émèse, Édesse, si déchues de leur splendeur, mais rappelées à la vie par les Antonins, étaient devenues aussi au second siècle de l’ère chrétienne des centres fort actifs où renaissait la civilisation de l’Orient. Il y a un moment au IIe siècle où les Africains sont partout et partout aussi les Syriens. Quel est le grand jurisconsulte de cette époque ? Quel est l’homme dont le nom est attaché à l’édit perpétuel, c’est-à-dire à l’acte le plus important des empereurs espagnols ? L’Africain Salvius Julianus. À ce moment-là même, le premier des orateurs est Fronto, fils de Cirtha la Numide. Dans les lettres, au sénat, dans les conseils du prince, dans ces hautes fonctions administratives qui ressemblaient à des vice-royautés, on voit au premier rang les enfans de l’Afrique. Aussi, quand le stupide Commode termine si honteusement le noble groupe des césars espagnols, lorsque l’anarchie commence, que la guerre civile éclate, que le monde romain se croit revenu au temps de César et de Pompée, quels sont-ils ces deux hommes qui tiennent l’univers en suspens ? Deux Africains encore, deux hommes dont la métropole est Carthage, Albinus d’Adrumète et Septime-Sévère de Leptis.

La dynastie d’Afrique, ouverte par le Carthaginois Septime-Sévère, amène les Syriens sur la scène ; Septime-Sévère avait épousé une Syrienne, la belle et savante Julia Domna. Ne nous laissons pas tromper par tous ces noms latins ; un des caractères de l’empire, c’est que les races les plus étrangères à l’Italie faisaient toute sorte d’emprunts aux habitudes romaines, sans renoncer à leur esprit national ; c’était leur manière de s’emparer de Rome. Bien que les médailles frappées en Orient et en Occident portassent ce même nom : Rome éternelle, il suffit d’y regarder avec attention pour distinguer une médaille gauloise d’une médaille syrienne. C’est ainsi que M. Amédée Thierry, dans la succession des césars, a su retrouver les races diverses sous l’uniformité du costume romain. La voie est ouverte ; la critique peut s’y engager plus avant. Aujourd’hui que les études orientales renouvellent l’histoire sur tant de points, la période des empereurs syriens profitera sans doute de ces fouilles hardies. Un orientaliste que j’ai consulté à ce sujet m’a fourni des indications qui confirment les vues de M. Thierry, et que je crois bon de reproduire. « Il est évident que Julia Domna, femme de Septime-Sévère, sa sœur Julia Mœsa, ses nièces Julia Mammœa et Julia Sohémie, appartenaient aux premiers rangs de la société arabe en Syrie. Domna, Mœsa, Mammœa, Sohemia, tous ces noms latinisés étaient des noms arabes, comme l’atteste encore le dernier, Sohemia, dont l’origine première, moins défigurée, ne saurait être méconnue. Sohémie est la forme latine de Souhaïma, féminin de Souhaïm, nom porté par plusieurs princes orientaux de la même époque. Lampride et Capitolin l’appellent Semiamira, nouvelle preuve que Sœmias est bien une Arabe et une princesse arabe, car il suffit de décomposer ce mot pour y trouver d’abord son nom (Sœmi, Sohemia), puis le mot amira, féminin d’amir ou émir, qui signifie souverain. Or, s’il est prouvé que Julia Sohemia, mère d’Élagabal, était une princesse d’Arabie, nous savons par cela, même ce qu’étaient sa sœur Julia Mammœa, qui donna le jour à Alexandre-Sévère, et sa tante Julia Domna, dont Septime-Sévère avait obtenu l’alliance. »

Peut-être des inscriptions syriaques nous apprendront-elles un jour quelque chose de ces quatre femmes arabes associées tour à tour au gouvernement de l’empire romain. Les récits des écrivains de l’Histoire auguste ont besoin d’être complétés, c’est-à-dire rectifiés, par des hommes initiés aux choses de l’Orient. Qu’est-ce que ce sénat de femmes dont Julia Sohemia avait conçu l’idée ? Quelle était la créature la moins dégénérée au IIIe siècle, la matrone romaine ou la femme sémitique ? L’orientaliste que j’ai interrogé penche à croire que le harem avait une grande et utile influence à cette époque, que la femme n’y était pas tenue en captivité comme aux siècles suivans, et que, si son pouvoir a disparu, c’est seulement après qu’elle en eut abusé. Tout cela est possible, et il faut se rappeler en effet que la noble figure de Zénobie appartient à la période des empereurs syriens. La femme de Septime-Sévère, Julia Domna, la mère d’Alexandre-Sévère, Julia Mammœa, paraissent avoir été de nobles types de la grandeur asiatique. Malheureusement, tant que l’archéologie orientale n’aura pas porté la lumière en ces questions confuses, il sera difficile de s’y reconnaître. Comment expliquer toutes les choses incohérentes que nous offre cette famille arabe ? Comment comprendre que les plus grands jurisconsultes de l’empire, ceux qui travaillaient le plus efficacement à l’unité du genre humain, Salvius Julianus, Ulpien, Papinien, fussent des sémites, et que cette même race sémitique ait donné à l’empire un monstre comme Caracalla, un fou furieux comme Élagabal ? Il faut revenir au point de vue de M. Thierry, qui seul peut tout concilier ; il y a ici deux histoires qui se croisent, qui s’embrouillent parfois aux yeux inattentifs, et qui pourtant sont absolument distinctes, l’histoire des hommes et l’histoire des idées. Deux influences tout opposées peuvent saisir les hommes que le destin a jetés dans l’arène impériale. Les uns comprennent l’immense labeur imposé à la romanité et ils y consacrent leurs efforts, ce sont les grands ouvriers du genre humain ; les autres ne puisent dans la situation que l’orgueil de la toute-puissance : ivres de sang et de débauches, ils sont l’effroi de la nature. Après Marc-Aurèle, Commode ; après Septime-Sévère, Caracalla. Cependant à travers ces vicissitudes la transformation sociale préparée par les jurisconsultes poursuit toujours sa marche. Elle est favorisée surtout par l’esprit religieux qui se dégage. Un des faits les plus extraordinaires de cette mystérieuse période des empereurs syriens, ce sont leurs sympathies secrètes pour la religion de Jésus. Caracalla était l’élève d’une nourrice chrétienne, et, malgré les infamies de sa vie, il est certain qu’il protégeait les chrétiens. Le pieux Alexandre-Sévère avait sans cesse à la bouche les maximes de l’Évangile. « Ils semblaient, dit M. Thierry, marcher au-devant du christianisme. »

Qui saura jamais d’une manière exacte le rôle des césars orientaux et des princesses arabes dans ces transformations religieuses de l’humanité ? En attendant que les orientalistes éclaircissent, s’il est possible, quelques-uns de ces mystères, ce n’est pas à nous qu’il convient de regretter qu’aux vagues aspirations des empereurs syriens vers le christianisme ait succédé la propagande énergique et résolue des hommes de l’Occident. La figure divine du Sauveur ne devait pas apparaître au monde au milieu des souvenirs d’Élagabal. C’est bien assez de Constantin. L’ardente réaction du génie occidental contre les mœurs asiatiques, cette réaction qui éclate sous Aurélien et qui est un des faits principaux du IIIe siècle, ne profite pas moins à la cause du Christ qu’à celle de la civilisation. Ses chefs sont des Gaulois ou des Illyriens, presque tous soldats de fortune, hommes de discipline rigide, et qui, à l’unité politique inspirée de l’Orient, ajoutèrent, dit M. Thierry, l’unité administrative. Voilà encore un de ces faits que l’érudition peut signaler à la philosophie de l’histoire, mais que la sagacité la plus pénétrante ne peut complètement expliquer. Quelle a été cette réaction de l’Occident ? Contenait-elle un élément libéral ? Ces Gaulois avaient-ils gardé quelque chose du caractère indigène ? En quoi, comment, dans quelle mesure ? Autant de problèmes insolubles. Si la vérité définitive se compose de nuances nettement et finement observées, il faut y renoncer sur ce point. Ce qui paraît le plus admissible, c’est que nos Gaulois devenus empereurs représentaient, non pas le caractère particulier de leur race, mais l’esprit général de l’Occident opposé à l’esprit asiatique. L’ancienne idée de patrie, l’idée farouche, barbare, qui voit un ennemi dans l’étranger, avait disparu du monde sous l’action impérieusement humaine de Jules César ; avant qu’on la vît renaître, purifiée, sur le fondement de la moralité chrétienne, il fallait passer par le grand nivellement, par l’immense communauté de l’empire romain.

Il y a ici une page de M. Thierry qu’il convient de citer tout entière, car elle est le centre du livre et le résumé du système. On comprendra mieux nos réserves comme nos éloges quand on aura sous les yeux l’expression directe de la pensée de l’historien. « L’empire romain ! s’écrie-t-il ; je ne saurais trop insister sur la signification réelle de ces deux mots. À l’idée de Rome et des Romains se rattache en nous, quoi que nous en ayons, une autre idée de domination militaire, d’état de conquête toujours subsistant, de peuples contenus au moyen de la force, mais se soulevant par intervalles contre un joug détesté, et toujours prêts à revendiquer, l’épée en main, leur nationalité, qu’ils regrettent. Ces couleurs sont vraies, si on les applique à la période républicaine de Rome ; mais quand on les transporte à la période impériale et surtout aux IIe et IIIe siècles de notre ère, elles dénaturent les faits, elles jettent dans l’histoire une confusion inextricable. L’esprit dominant de l’empire ne fut point, tant s’en fallait, un esprit de guerre et de conquête ; les plus habiles des césars posèrent même en principe que le territoire ne devait plus s’agrandir, et ils ne firent la guerre offensive que pour atteindre certaines limites naturelles propres à servir de frontières. Trajan fut le seul qui se laissa emporter par son goût passionné des armes ; encore plusieurs de ses conquêtes furent-elles faites dans une vue défensive, par exemple celles de la Dacie et de l’Arabie. Le véritable travail des césars consista bien au contraire à détruire à l’intérieur les derniers vestiges des barrières qui avaient si longtemps séparé les peuples, à niveler les races comme les états, à répandre en tous lieux l’uniformité des lumières et des idées sociales, à développer, suivant les besoins locaux, ici le commerce, là l’agriculture ou les arts industriels… Être Romain, ce fut appartenir à la portion civilisée de l’humanité, être membre d’une société qui possédait toutes les connaissances, toutes les commodités de la vie matérielle. Romain et barbare furent deux termes d’une corrélation exacte, qui eurent une signification identique depuis Bosra, où l’Arabe pacifié balbutiait le latin, jusqu’aux cabanes des Calédoniens et des Pictes. L’orgueil qu’inspirait le premier de ces noms éclate dans mille circonstances de l’histoire de l’empire. On voit, au plus fort des dissensions intestines où cette société fut quelquefois en proie, de grandes provinces, en état de scission et de guerre avec l’Italie, se réclamer toujours du nom romain et frapper sur leurs monnaies le type de Rome éternelle, comme une sorte de protestation que, séparées par accident de la capitale de l’empire, elles ne renoncent point pour cela à la qualité de pays civilisé, et qu’elles prétendent bien n’être point confondues avec les contrées barbares. On forge même au me siècle les mots de romanité et de Romanie pour exprimer tout cela, par opposition au mot de barbarie. Ce fut le christianisme qui, en élargissant au dehors les cadres de l’association et y faisant une place pour la barbarie, modifia ces distinctions enracinées durant trois siècles. La chrétienté pénétra où la romanité s’arrêtait, et fut la dernière forme sous laquelle Rome poursuivit ses conquêtes. »

Ces révoltés qui se disaient Romains tout en se séparant de l’empire, c’étaient précisément nos pères, c’étaient les chefs de cet empire des Gaules dont la destinée fut courte, mais glorieuse ; c’était Postumus, OElianus, Victorinus, et cette vénérable femme, Victoria, surnommée la mère des camps, qui, par le respect religieux attaché à sa personne, semblait rappeler les prêtresses du monde celtique. Ces Gaulois, malgré telle ou telle réminiscence indigène, étaient donc vraiment Romains, dans le sens que M. Thierry vient de restituer à ce mot. Ils s’étaient séparés de l’empire lorsque l’empereur Valérien avait été vaincu par les Perses, ils rentrèrent dans la communauté quand Aurélien eut rétabli les choses en Orient et que la réaction occidentale put se développer librement ; Ainsi les révoltes mêmes des Gaulois confirment le système de M. Thierry et prouvent que l’empire n’était en réalité qu’une vaste communauté de nations où l’Orient et l’Occident, comme au temps d’Octave et d’Antoine, se disputaient encore l’influence souveraine.

Les peuples avaient-ils gagné à ce régime ? M. Thierry, qui soutient cette thèse, est suspect de latinisme,. Interrogeons deux historiens de nos jours qui ont étudié aussi de fort près la Gaule du temps de l’empire, M. Michelet et M. Guizot. Je relis l’Histoire romaine de M. Michelet, je relis le premier volume de son Histoire de France, et, chose singulière, j’y retrouve çà et là, en de subits éclairs, la pensée même que M. Thierry a si vigoureusement déduite ; M. Thierry nous montre les peuples vaincus par l’aristocratie romaine entrant tour à tour dans l’orgueilleuse cité. Aux yeux de M. Michelet, il n’y eut pas seulement la revanche des races vaincues, la revanche de l’Espagne, de l’Afrique, de l’Orient, des Gaules ; il y eut aussi d’une manière plus générale la revanche des esclaves. Il le dit expressément, « le règne de Claude fut une sorte de réaction des esclaves ; ils gouvernèrent à leur tour, et les choses n’en allèrent pas plus mal. » Il faut voir, dans le résumé si expressif de M. Michelet, le gouvernement des affranchis sous l’empereur Claude, « gouvernement d’autant moins national qu’il était plus humain[7]. » Ce caractère anti-romain de l’administration des césars, ce désir d’étendre le droit de cité à tout l’univers, ce sentiment d’une large et libérale humanité, toutes ces choses que Suétone, indique, que Tacite condamne, que la vieille histoire ne soupçonnait pas, et qui viennent d’être mises si savamment en lumière, M. Michelet avait eu le mérite de les signaler un des premiers, avant M. Mommsen, avant M. Amédée-Thierry. On ne fait pas ici cette remarque pour diminuer la part d’originalité que peut revendiquer M. Thierry, cette part est grande et bien acquise ; on veut seulement prouver, par ces témoignages divers, que les découvertes de M. Thierry ne sont pas des paradoxes, et que tout observateur sérieux, s’il considère l’empire du fond de la bourgade celtique, doit porter le même jugement. Trente ans avant M. Amédée Thierry et M. Théodore Mommsen, M. Michelet avait osé contredire Tacite et remercier l’administration impériale au nom de l’univers affranchi. Il rappelle que Claude ne cachait pas sa prédilection pour les provinciaux ; qu’il écrivit l’histoire des races vaincues, celle des Étrusques, de Tyr et de Carthage, « réparant ainsi la longue injustice de Rome, » qu’il fut le protecteur des esclaves et les défendit contre l’inhumanité de leurs maîtres. Il rappelle que sous Claude, sous Néron, sous Donatien, l’exécrable barbarie du druidisme fut anéantie par l’armée de la civilisation, car les infamies de cinq ou six monstres, si bien stigmatisées par Montesquieu, n’empêchaient pas le système nouveau de produire ses fruits (c’est là ce que Montesquieu n’a pas vu) et de sauver le genre humain. Rome, sous l’empire, ne s’appelle plus Rome, elle s’appelle le droit et l’humanité. Le droit civil se développe sous les plus mauvais empereurs. Si Tibère et Domitien, dans toutes les questions d’équité civile, sont des justiciers intègres, que sera-ce sous les grands hommes, sous les Aurélien et les Probus ! A toutes les heures décisives de l’histoire de l’empire, on voit qu’une tâche immense pèse sur l’univers en travail. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le mot triste et courageux tout ensemble de Septime-Sévère à son lit de mort : laboremus. C’est en ce sens que M. Michelet appelle l’empire romain « la grande initiation du monde. »

Et plus tard, quand le travail recommandé par le vieux soldat mourant a été inutile, quand l’œuvre des jurisconsultes est restée à demi impuissante, quand le vice incurable, non pas de tel empereur et encore moins de l’empire, mais du vieux monde tout entier, quand l’esclavage a tué la société antique, et que le christianisme lui-même, avec ses trésors de vie, n’a pu sauver le colosse agonisant, quand il faut enfin que les Barbares viennent fournir un sang vierge à l’humanité de l’avenir, le brillant, le généreux historien de la France adresse encore des paroles de reconnaissance au régime qui a détruit les vieilles aristocraties païennes et transmis aux peuples nouveaux l’immortel principe de l’égalité. « Est-ce à dire, s’écrie-t-il, que tout cela se soit accompli en vain, que cette dévorante Rome ne laisse rien sur le sol gaulois, d’où elle va se retirer ? Ce qui y reste d’elle est en effet immense : elle y laisse l’organisation, l’administration. Elle y a fondé la cité. La Gaule n’avait auparavant que des villages, tout au plus des villes. Ces théâtres, ces cirques, ces aqueducs, ces voies que nous admirons encore, sont le durable symbole de la civilisation fondée par les Romains, la justification de leur conquête de la Gaule. Telle est la force de cette organisation, qu’alors même que la vie paraîtra s’en éloigner, alors que les Barbares sembleront près de la détruire, ils la subiront malgré eux. Il leur faudra, bon gré, mal gré, habiter sous ces voûtes invincibles qu’ils ne peuvent ébranler ; ils courberont la tête et recevront encore, tout vainqueurs qu’ils sont, la loi de Rome vaincue. Ce grand nom d’empire, cette idée de l’égalité sous un monarque, si opposée au principe aristocratique de la Germanie, Rome l’a déposée sur cette terre. Les rois barbares vont en faire leur profit. Cultivée par l’église, accueillie dans la tradition populaire, elle fera son chemin par Charlemagne et par saint Louis. Elle nous amènera peu à peu à l’anéantissement de l’aristocratie, à l’égalité, à l’équité des temps modernes[8]. »

Ne sont-ce pas les mêmes idées que M. Amédée Thierry a présentées avec un enchaînement logique dans son Tableau de l’Empire romain ? Remontez aux premières leçons de M. Guizot ; vous les trouverez encore. Seulement M. Guizot est plus complet ; il dit à la fois le bien et le mal, il juge en historien et en philosophe. Dans ses études sur la civilisation en France, il est amené à considérer l’empire sous un double point de vue, et soit qu’il l’interroge dans Rome même, soit qu’il l’aperçoive, lui aussi, du fond de la Gaule, il l’apprécie d’une manière différente. Quand il le juge à Rome, c’est-à-dire du sein de la civilisation et du droit, il le condamne, car c’est le condamner que lui dire son nom : il l’appelle le despotisme administratif pur et simple. « Vous n’y rencontrez nulle part de pouvoirs coordonnés, égaux, destinés à se contrôler, à se limiter l’un l’autre. Tout procède du haut en bas ou du bas en haut, selon une hiérarchie unique et rigoureuse. » Ainsi parle le philosophe au nom de la vérité absolue. Voici maintenant le politique ; appréciant les vérités relatives, il ne craint pas de remercier l’empire au nom des Celtes : « Ne concluez pas, dit-il, que ce mécanisme administratif eût été institué dans le seul intérêt du pouvoir absolu, et n’eût jamais cherché ni produit d’autre effet que de le servir. Il faut, pour l’apprécier avec équité, se faire une juste idée de l’état des provinces, et spécialement des Gaules, au moment où la république fut remplacée par l’empire. Deux pouvoirs y régnaient, celui du proconsul romain envoyé pour gouverner passagèrement telle ou telle province, celui des anciens chefs nationaux, du gouvernement qu’avait le pays avant de tomber sous le joug romain. Ces deux pouvoirs étaient, je crois, à tout prendre, plus iniques, plus funestes que l’administration impériale qui leur succéda. Je ne crois pas que rien ait pu être plus effroyable pour une province que le gouvernement d’un proconsul romain, avide tyran de passage, qui venait là pour faire sa fortune et se livrer quelque temps à tous les besoins de l’intérêt personnel, à tous les caprices du pouvoir absolu… Quant aux anciens chefs du pays, c’était, je n’en doute pas, un gouvernement prodigieusement irrégulier, oppressif, barbare… Lorsque l’administration impériale prévalut dans la Gaule, quelque amers et légitimes que pussent être les ressentimens et les regrets patriotiques, elle fut, à coup sûr, plus éclairée, plus impartiale, plus préoccupée de vues générales et d’intérêts vraiment publics que ne l’avaient été les anciens gouvernemens nationaux… D’autre part, les gouverneurs, plus stables dans leurs fonctions, contrôlés jusqu’à un certain point par l’autorité impériale, étaient moins avides, moins violens, moins oppressifs que les proconsuls du sénat. Aussi voit-on, dans les Ier, IIe et même IIIe siècles, un progrès véritable dans la prospérité et la civilisation de la Gaule. Les villes s’enrichissent, le nombre des hommes libres augmente… Plus d’égalité s’introduit entre les classes diverses, toutes arrivent à la fortune et au pouvoir. Les mœurs s’adoucissent, les idées s’étendent, le pays se couvre de monumens, de routes. Tout indique enfin une société qui se développe, une civilisation en progrès. » On voit que l’éminent historien n’hésite pas à signaler tous les avantages de l’administration impériale ; elle valait mieux à son avis que les gouvernemens nationaux, elle valait mieux que les proconsulats de l’aristocratie romaine, elle servait d’une façon bien plus efficace non-seulement le progrès général, mais la dignité individuelle. Quel plus bel éloge ? Mais attendez la fin ; ces avantages, qu’il est impossible de nier, ne séduisent pas l’austère observateur au point de lui faire méconnaître les principes immortels, et, maintenant jusqu’au bout l’impartialité de sa pensée, il écrit ces remarquables paroles : « Les bienfaits du despotisme sont courts, et il empoisonne les sources mêmes qu’il ouvre. Il ne possède pour ainsi dire qu’un mérite d’exception, une vertu de circonstance, et, dès que son heure est passée, tous les vices de sa nature éclatent et pèsent sur la société[9]. » Voilà, en quelques lignes, la vérité complète ; ce sont là des arrêts définitifs, et que nulle puissance ne cassera jamais.

En citant les paroles de M. Guizot, j’ai indiqué ce qui manque, selon moi, à l’œuvre excellente de M. Amédée Thierry. À coup sur, cette construction des destinées de Rome, comme disent les Allemands, est puissante et hardie. Il fallait une science consommée et une force de jugement peu commune pour faire cette contre-partie du livre de Montesquieu. La marche de Rome, c’est-à-dire, du monde vers l’unité politique, vers l’unité administrative, vers l’unité sociale, vers l’unité religieuse, toutes ces grandes peintures dont j’ai signalé seulement quelques aspects révèlent la main d’un maître. L’auteur a vraiment tracé des voies sacrées dans la confusion d’une histoire incohérente, et on peut lui appliquer ce mot de Tacite ; « le secret de l’empire est divulgué, » divulgatum imperii arcanum. Nous regrettons pourtant que cette philosophie de l’histoire romaine ne se rattache pas à une philosophie plus haute, à la philosophie de l’histoire de l’humanité. Ce qui fait à nos yeux l’intérêt des révélations de M. Thierry, c’est que cette communauté de l’empire n’est qu’une transition, une préparation à des destinées meilleures, le laboratoire d’où la Providence fera sortir les nations chrétiennes. Cour M. Thierry au contraire, on dirait que l’empire est non pas la préparation de la vie, mais la vie même, non pas la voie, mais le but. Si ce n’est pas là sa pensée, il y a un défaut dans son livre, car telle est bien certainement l’impression qu’il laisse au lecteur ; si c’est bien là ce qu’il a voulu exprimer, les esprits qui admirent le plus sa pénétration auront de la peine à le suivre. J’applaudis aux découvertes de l’historien quand je vois une longue période de la vie de l’humanité, période servilement glorifiée par les uns, méconnue injustement par les autres, défigurée par tous, reprendre enfin sa place dans le développement de nos destinées ; je suis heureux de penser que sous cette dégradation apparente il y a eu pourtant des choses fécondes, une lutte persévérante contre les aristocraties antiques, une poursuite perpétuelle de l’égalité, un pressentiment de l’humanité moderne, en un mot, comme dit M. Michelet, une grande initiation ; je me réjouis enfin de penser qu’en ces temps réputés immobiles le genre humain était en marche, et dans cette marche laborieuse je comprends que la discipline remplaçât la liberté. Cependant, si vous consentez à ce que la marche s’arrête, s’il vous est indifférent que la stagnation commence, alors je sens que j’étouffe, et de toutes les forces de mon âme je proteste.

Une autre faute, de ce beau livre et qui se rattaché à la première, c’est la place un peu subordonnée que l’auteur assigne au christianisme dans l’enchaînement des choses humaines. Certes M. Thierry a parlé noblement de cette chrétienté qui pénétrait d’un pied hardi bien au-delà des limites où s’arrêtait la romanité ; le chapitre où il déploie la marche vers l’unité par la religion continue éloquemment celui où il décrit la marche vers l’unité par le droit ; toutes ces marches ont quelque chose de triomphal, mais enfin, — voilà ce que je reproche à l’historien, — ce sont des marches romaines. Il semble que le christianisme soit une dépendance du gouvernement impérial. Après les politiques, après les administrateurs, après les jurisconsultes, les disciples du Christ viennent à leur tour continuer le grand nivellement. On a vu tout à l’heure que M. de Lasaulx faisait le panégyrique de Rome au nom du catholicisme religieux ; M. Amédée Thierry fait le panégyrique de Rome au nom du catholicisme politique. Chez l’un, l’histoire entière de Rome est cachée par la croix ; la croix chez l’autre est cachée par l’empire. Je sais bien que ces mots : romain, romanité, empire, dans le système de M. Thierry, signifient l’humanité, en sorte que le christianisme né de l’empire et servant l’empire, c’est le christianisme né des profondeurs de l’homme et affranchissant le genre humain. Qu’importe ? A quelque point de vue qu’on se place pour considérer les origines du christianisme, au point de vue de la critique comme au point de vue de la foi, le christianisme a été une révolution de fond en comble ; gardez-vous bien d’y voir seulement une continuation, même divine, de l’œuvre que poursuivait l’administration impériale. L’égalité que l’empire établissait partout était une égalité morte ; le christianisme a créé l’homme intérieur, il a mis la conscience vivante en rapport avec le Dieu vivant, et s’il a profité, pour se répandre, du nivellement opéré par la politique romaine, il est impossible de dire qu’il ait consommé cette politique. Des apologistes chrétiens ont pu tenir ce langage au IIIe ou au IVe siècle ; la philosophie de l’histoire rapetisserait la révolution chrétienne en répétant ces timides paroles. Quel abîme entre l’administration de l’empire et la doctrine du Christ ! Autant vaudrait confondre le fini et l’infini. La vraie formule de ce temps est toujours celle qu’a donnée Hegel : « l’esprit de vie emplissant les cadres vides. » L’esprit de vie, c’est l’enseignement du Christ ; les cadres vides, c’est l’administration romaine. Il faut ajouter seulement que cette politique romaine avait préparé le terrain à la prédication évangélique et disposé les âmes à la fraternité par l’action continue de ses nivellemens, action souvent mal connue, mal jugée, et que M. Amédée Thierry a mise désormais en pleine lumière.

Nous avons rapproché de M. Amédée Thierry plusieurs des hommes qui ont laissé de nos jours la plus forte empreinte sur la philosophie de l’histoire, entre autres Hegel et M. Guizot. C’est que M. Thierry nous conduit sur les lieux élevés, dans le pur domaine de la science. J’éprouve, pour ma part, le besoin de l’en remercier. L’histoire romaine a été dans ces derniers temps une sorte de champ de bataille. Glorifier l’empire ou le condamner, c’était prendre parti dans les luttes du XIXe siècle. M. Thierry a écrit son livre sans autre préoccupation que celle de la vérité historique. Ce tableau de l’empire romain, publié il y a quelques mois, est le résultat de recherches et de méditations entreprises depuis plus de trente années. L’illustre auteur des Lettres sur l’histoire de France, parlant des projets d’études qui l’occupaient en 1828, s’exprimait en ces termes : « Mon frère, Amédée Thierry, achevait alors son Histoire des Gaulois, un de ces ouvrages d’érudition forte et consciencieuse, où les textes sont épuisés, et qui restent comme le dernier mot de la science. Il allait donner au public une moitié des prolégomènes de l’histoire de France, les origines celtiques, le tableau des migrations gauloises et celui de la Gaule sous l’administration romaine. J’entrepris de donner pour ma part l’autre moitié, c’est-à-dire les origines germaniques et le tableau des grandes invasions qui amenèrent la chute de l’empire romain d’Occident. J’éprouvais un véritable plaisir de cœur à l’idée de cette association fraternelle, à l’espoir d’attacher nos deux noms à la double base sur laquelle doit reposer notre histoire nationale. L’ouvrage de mon frère a vu le jour, et il a fait un beau chemin dans le monde littéraire ; le mien est resté interrompu. » C’est en étudiant la destinée des Gaules sous l’administration romaine que le digne frère d’Augustin Thierry conçut cette philosophie de l’histoire dont nous venons de signaler les hardiesses. Une œuvre composée si patiemment, et qui est le résumé de toute une vie, est bien une œuvre désintéressée, par conséquent une œuvre libre.

Réclamons la même liberté pour tous les travaux de l’intelligence. Quand l’esprit de parti, soit pour louer, soit pour blâmer, intervient dans un problème d’histoire, dans une question littéraire, dans un débat philosophique, la science est en péril. Stipulons, non pas le droit des neutres, mais le droit de la science. La science ! elle est supérieure à nos luttes éphémères ; n’est-ce pas un devoir de maintenir son culte et d’assurer ses franchises ? Ne faut-il pas que les hommes d’étude puissent poursuivre leurs recherches sans s’exposer à être pris pour des factieux, ou, ce qui ne serait pas une accusation moins grave, pour des flatteurs ? M. Thierry n’est ni l’un ni l’autre, lui qui a flétri plus d’un empereur et glorifié l’empire. Eh ! quel rapport voudrait-on établir entre notre siècle et des temps si éloignés de nous ? L’empire romain, couronnement du vieux monde et initiation du monde nouveau, occupe une place absolument unique dans l’histoire. Le soleil n’éclairera pas deux fois un tel spectacle. Les patries détruites par l’empire romain étaient de petites communautés barbares, farouches, hostiles au genre humain ; la patrie moderne, grâce au christianisme, est une communauté généreuse, qui s’ouvre à l’étranger sans se perdre dans la promiscuité universelle. Quand on a vu les principes de 89 commencer leur tour du monde et abattre comme des barrières vermoulues les préjugés de l’ancien régime, on a vu en même temps, contraste significatif, les nationalités se redresser d’un bout de l’Europe à l’autre. Cette vie, ce mouvement, ce besoin d’action individuelle, si manifestes chez tous les peuples, sont-ce là des choses qui rappellent le nivellement nécessaire de la romanité ? Un souverain moderne, magistrat suprême chargé d’entretenir et de diriger la vie, peut-il envier le rôle d’un césar chargé de niveler la terre, de fonder l’ordre extérieur, d’orner et de régulariser le néant ? Écartons à jamais des rapprochemens impossibles. Le poète populaire de la France moderne ne nous comparait pas aux Romains des césars, il évoquait nos souvenirs indigènes, et c’est sous cette bannière qu’il nous poussait à la conquête de nos destinées : Serrons les rangs ! disait-il. En avant, Gaulois et Francs !


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. On a déjà caractérisé ici l’Histoire romaine de M. Mommsen. Voyez l’étude intitulée : la Philosophie et l’Histoire en Allemagne Nouvelles écoles : M. H. Fichte et M. Th. Mommsen ; — livraison du 15 octobre 1858.
  2. Corpus inscriptionum latinarum consilio et auctoritate academiœ litterarum regiœ borussicœ editum… Berlin, in-folio. 1862-1863.
  3. « Ut humanitalem homini daret. »
  4. Hegel, dans sa Philosophie de l’histoire, avait déjà parlé de ce nom mystérieux de Rome, mais sans s’y arrêter comme M. de Lasaulx. Il remarque seulement que tout est mystère et bizarrerie dans le culte des Romains, tandis que tout est clair, franc, naïf, dans la religion des Hellènes.
  5. Sur cette philosophie de l’histoire de Rome telle que l’a combinée l’auteur de la Divina Commedia et du de Monarchia, voyez l’étude insérée ici même sous ce titre : Dante Alighieri et la littérature dantesque en Europe ; 1er décembre 1856.
  6. M. de Lasaulx est mort il y a quelques mois, entouré de l’estime générale, emportant les regrets des penseurs et des savans. Son mémoire sur la philosophie de l’histoire romaine est le dernier travail qu’il ait communiqué à l’académie de Munich.
  7. M. Michelet, Histoire de France, t. Ier, chap. III : la Gaule sous l’Empire.
  8. M. Michelet, Histoire de France, t. Ier, chap. III.
  9. M. Guizot, Histoire de la Civilisation en France, deuxième leçon.