Quelques remarques sur les fonctions de la Grèce et de Rome dans la propagation du Christianisme/II


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II


Nous allons passer maintenant dans un ordre parallèle de considérations.

À côté de l’incongruité d’une Rome destinée par la Providence à conquérir le monde par mille moyens criminels pour préparer la voie au règne de cet Agneau divin qui a porté sur son cou les crimes de tout le monde, d’autres s’évertuent à soutenir une certaine fonction spirituelle exercée par Rome de la même nature et marchant à peu près de front à celle de l’Hellénie. Ceci est totalement imaginaire. Pendant les deux premiers siècles du christianisme il n’y a pas eu d’église appartenant à l’élément proprement romain ou latin, comme il n’y en a pas eu d’appartenant à l’élément proprement égyptien, ou libyen, ou syrien ou assyrien. Tout, par tout et en tout est hellénique. À peine en y a-t-il eu en Palestine, de fond hébraïque, qu’elle disparut avec la destruction de Jérusalem. Elle n’a pas duré plus d’une seule génération.

Quand on voit Saint Paul s’adresser, dans une de ses épîtres aux Romains, on doit entendre qu’il n’avait en vue que les colonies des Orientaux, des Hellènes hébraïsants et des Hébreux hellénisés qui se trouvaient à Rome en très-grand nombre.[1] Tout au plus aussi à ceux des Romains indigènes qui se trouvaient en rapport avec ces derniers. C’est tout de même que si quelque novateur d’aujourd’hui s’adressait soit de France aux habitants de Constantinople, de Smyrne ou d’Alexandrie en langue française, soit d’Angleterre aux habitants de Calcuta, de Bombay, de Bénarès en langue anglaise. Il est bien entendu qu’il s’adresse à ceux des habitants de ces villes qui appartiennent aux colonies européennes, et tout au plus en y comprenant ceux des indigènes qui connaissent ces langues et qui, participant à la culture des idées européennes, sont devenus, pour ainsi dire, européens eux-mêmes. On peut en dire autant pour Saint-Pétersbourg ou pour Moscou. Tous les étrangers qui se trouvaient alors établis à Rome ne pouvaient être désignés autrement que sous le nom de Romains, c’est-à-dire, habitants de Rome. Il en était de même pour Alexandrie, pour Tarse, pour Antioche, pour Éphèse, pour Corinthe, pour Thessalonique et pour toute autre ville d’Asie ou d’Europe.[2] Quand à ce qui regarde particulièrement le nom de Romains plusieurs villes avaient acquis, pour leurs propres habitants, le droit d’être citoyens romains, et plusieurs individus, pour leur famille seulement. À cette dernière catégorie appartenait aussi Saint-Paul, et la plus grande partie des personnes auxquelles il s’adressait à Rome n’avaient de romain qu’autant qu’il en avait lui-même.

Que ne font, cependant, des préjugés sucés avec le lait des premières études et de l’éducation ! Je ne rapporterai ici qu’un seul exemple, mais j’en pourrais citer plusieurs.

Dans le Manuel d’iconographie chrétienne, traduit du grec moderne par M. Durand et annoté par M. Didron, lorsqu’on arrive (p. 214) à la peinture de la parabole de la pierre angulaire, on trouve qu’elle doit être figurée par une Église : au dedans des apôtres, des patriarches, des saints baptisant, instruisant les Grecs et les Hébreux qui s’embrassent, en haut le Christ qui les bénit, etc. Là-dessus M. Didron fait, dans une note, la remarque suivante : « Ici on sent le schisme qui concentre l’église entière chez les Grecs et paraît en vouloir exclure les Latins. » L’annotateur se trompe immensément ; on n’exclut nullement les Latins ; mais comme il n’y a pas eu d’élément latin ou romain dans la formation du christianisme, on comprend les Latins sous la dénomination générique de Grecs. A-t-on jamais entendu parler de philosophie latine ou romaine comme d’une chose indépendante et à soi ? Est-ce qu’en parlant de la philosophie grecque, en opposition de celle des temps modernes, entend-on en exclure les produits des philosophes, romains ? Nullement. Au contraire ils s’y trouvent compris, mais englobés dans la dénomination générique.

D’ailleurs, l’auteur du Guide ne fait que suivre exactement et strictement, les indications qui lui étaient données par le Nouveau testament. Dans les Évangiles, les Actes et les Épîtres des Apôtres on ne rencontre le nom des Romains si ce n’est pour les actes de gouvernement, comme, par exemple, ceux de recensements, de contributions, de répressions, de crucifiements ; mais pour ce qui touche l’âme et la conscience on ne voit nulle part ce nom. C’est bien à tort que l’auteur du Guide est pris à partie par le savant annotateur et flétri encore, dans un ouvrage d’art et non de controverse, de la tache de schismatique. Il aurait dû remonter plus haut à un autre schismatique tel que Saint Paul et même à ses complices. Voyez-le toutes les fois qu’il touche à ces questions ; il ne parle que de Grecs et de Juifs.[3] Où voit-on le nom de romains ? Nulle part. Cependant il s’y trouve, mais sous-entendu comme celui de tout autre nationalité ayant participé à la civilisation hellénique.[4] Plusieurs discours des Saints Pères sont intitulés : Προς Ελληνας, ad Græcos, c’est-à-dire aux Grecs : C’est ainsi que souvent sont désignés les Gentils en général. Mais aucun n’est adressé aux Romains ; parce que dans le monde des idées, le nom de romain ne pouvait avoir en soi aucune signification.

Tout le contraire est arrivé dans l’ordre civil et politique. Sous le nom de romains furent compris, particulièrement après l’édit de Caracalla, et les Grecs et toutes les autres nationalités soumises à la domination de Rome. Lorsque l’empire romain, de perte en perte, fut réduit aux seules provinces d’Orient le nom de romains resta à toutes les populations qui, d’origine ou de langage, n’étaient que des Hellènes. Cette dernière dénomination, était disparue depuis longtemps, auprès des Orientaux comme apppelation ethnologique ; pire encore, il fut réduit à signifier les payens et les gentils.[5] À l’envers, par une monstrueuse oblitération, le nom de romain devint synonyme de chrétien. En tout pays arabe encore aujourd’hui on désigne sous le nom de roumi tout chrétien en général.[6]




Les faits historiques viennent à l’appui de ce que nous avons dit au commencement de ce chapitre. Deux éminents écrivains, entre autres, qui ont écrit sur ces matières, M. E. Milman et M. H. Bunsen, quoique partis d’un point de vue différent, finissent par arriver au même résultat. Que pendant les premiers siècles du christianisme il n’y a pas eu d’église qu’on puisse appeler latine. Nous allons reproduire ici les passages qui se rapportent à ce sujet, en y ajoutant une très-petite partie de ce que nous avons rencontré ailleurs comme un complément de leurs réflexions.

« Quoique la religion du Christ, dit M. Milman,[7] a eu son origine chez un peuple de la Syrie ; quoique son divin auteur parlât un dialecte aramaïc,[8] le christianisme, cependant fut, dès le commencement, une religion grecque. Les premiers monuments furent tous, ou presque tous,[9] écrits en langue grecque ; elle fut propagée avec la plus grande rapidité et le même succès entre les nations ou d’origine hellénique ou hellénisées par les conquêtes d’Alexandre. Ses églises les plus florissantes furent fondées dans des cités grecques… Pendant la partie la plus considérable des trois premiers siècles de l’ère chrétienne (puisque ceci ne peut être précisé) l’église de Rome, et la plus grande partie, sinon toutes, les églises de l’Occident, n’étaient, si l’on peut s’exprimer ainsi, que des colonies religieuses grecques. Leur langue fut grecque, leur organisation grecque, leurs écrivains grecs ; plusieurs vestiges de monuments historiques et des traditions montrent que leur rituel et leur liturgie étaient grecs. Au moyen du grec se tenait constamment la communication des églises de Rome et de l’Occident avec l’Orient. Par ce moyen aussi chaque hérésiarque, ou ses disciples, trouvaient leur voie à Rome et y propageaient avec plus ou moins de succès leurs doctrines particulières. »[10]

» L’ancien testament était lu en grec dans les synagogues des Juifs étrangers et les églises formées quelquefois sur la base, jusqu’à un certain point, et le modèle des synagogues devaient s’attacher sans doute, pour quelque temps à la langue de ces synagogues. Les évangiles et les écrits apostoliques, aussitôt devenus une partie du culte public devaient être lus comme le texte même des Septante dans leur langue originelle qui était la grecque. Tous les ouvrages chrétiens qui existent et qui ont paru à Rome ou dans l’Occident sont grecs ou l’étaient originairement. Telles sont les Épîtres de Clément, le Pasteur d’Hermas, les Récognitions, les Homélies Clémentines et autres ouvrages à commencer par Justin le martyr jusqu’à Cajus et à Hypolite, l’auteur de la Réfutation de toutes les hérésies. »

Au temps de St Hypolite, évêque de Porto, vers la première moitié du deuxième siècle, dit M. Bunsen[11] « et même deux siècles après lui il n’y a pas eu à Rome aucun prédicateur dont les sermons fussent dignes de remarque ou de transcription afin de servir à l’usage général. La science théologique naquit en Orient, s’établit à Alexandrie, l’Athènes des derniers temps de l’hellénisme et de la première époque du christianisme. De l’Asie-Mineure elle passa en Occident avec Saint Irénée, l’apôtre des Gaules. Hypolite s’adonna à la philosophie et à l’histoire décidément ou parce qu’il n’était pas natif de Rome ou parce qu’il avait été hellénisé par son éducation et ses voyages à l’étranger. Il a écrit ses ouvrages en langue grecque, non de la manière dont nos pères se servaient du latin comme d’un moyen de communication entre gens instruits ; mais comme d’un instrument vivant des rapports internationaux à Rome et le langage commun des Juifs hellénistes compris encore par la plus grande partie de ceux qui venaient de Palestine. Ainsi à Rome la langue grecque était en même temps le moyen nécessaire de communication entre chrétiens et le plus propre pour écrire un ouvrage à l’usage de tout chrétien qui savait lire. Si Saint Hypolite a prêché les sermons qu’il a publiés il doit l’avoir fait en grec. Plusieurs d’entre eux nous ont été conservés écrits en langue grecque. »

» Nous ne savons rien, poursuit l’auteur, de la langue liturgique de l’église de Rome en ces temps, hormis ce qui regarde le Credo, ni même jusqu’à l’époque de Léon le Grand, vers le milieu du cinquième siècle. Nous savons cependant que le Symbole baptismal était écrit ou exclusivement en grec ou avec la version latine en regard, il fut transmis aux Anglo-Saxons en paroles grecques, écrites en caractères Anglo-Saxons et accompagnées d’une traduction dans la langue des indigènes. Nous savons d’ailleurs que la congrégation des chrétiens à Rome, au commencement, était composée de Grecs convertis qui étaient les secrétaires, tuteurs et précepteurs serviteurs et agents des Romains ; et aussi de Juifs qui parlaient le grec. Ces éléments étaient réunis par les monuments sacrés écrits en langue grecque, et étaient gouvernés, pour la plupart, par des Grecs de descendance grecque. Les noms même des évêques d’avant Urbain, le successeur de Calliste, sont grecs à l’exception de ceux de Clément et de Victor. Néanmoins Clément même a écrit en grec de la part des fidèles de Rome, et Victor de même, ainsi que Corneille qui fleurit un siècle après ce dernier. »

Ajoutons, par surcroît, dom Martene (De Ant. Eccles. Rit.) et le cardinal Bona (Rer. Liturg.) veulent que dans les premiers siècles, la langue liturgique à Rome était la grecque. D’après Dælinger cet état de choses dura jusqu’à la translation du siége de l’empire à Byzance. Gieseler, dans son Histoire Ecclésiastique remarque que la formule du baptême y resta grecque jusqu’au moyen âge. Enfin, Dosithée de Jérusalem, dans son Dodécabiblon (p. 703) observe que jusqu’au dixième siècle encore on récitait à Rome l’Évangile, les Actes et les Épîtres des apôtres pendant la liturgie en langue grecque ; après on a cru prudent de s’en dispenser.

Le canon même de la messe actuelle n’est qu’une traduction du grec. Le cardinal Pitra, dans son Hymnographie de l’église grecque (Rome 1868 p. 72-73) s’exprime d’une manière dubitative ; mais la chose est bien positive. Voici ce qu’en dit Franciscus Turianus, dans une Dissertation sur les Constitutions des Apôtres : « La messe que nous autres occidentaux célébrons aujourd’hui avait été composée originairement par quelque personne pieuse en grec ; j’en ai vu le texte original en Calabre. Ensuite elle fut traduite en latin, sans qu’on en eût fait pourtant une version entièrement littérale.[12]




L’Épigraphie vient à l’appui des ouvrages historiques. Tout ce qu’on découvre dans les fouilles des Catacombes, en fait d’inscriptions, n’est que la confirmation de ce que nous avançons. Les dernières découvertes de J. B. Rossi, consignées dans ses ouvrages Roma Soterranea et Inscriptiones christianæ urbis Romæ, vient de mettre le dernier sceau de l’évidence à nos dires. Je ne ferai que citer ici le résumé qu’en donne M. Gaston Boissier, n’ayant pu consulter moi-même ces ouvrages.[13]

« Les plus anciennes inscriptions sont écrites en grec ; c’était encore au commencement du troisième siècle la langue officielle de l’Église ; le latin n’était venu qu’après et fort tard. Parmi les épitaphes des papes que M. de Rossi a retrouvées, celle de Saint Corneille, mort en 252, est la seule qui soit en latin. Il semble qu’on n’y ait abandonné le grec que peu à peu et à regret. Quelques inscriptions du Cimetière de Calliste nous font assister au passage d’une langue à l’autre ; et elles nous montrent le scrupule qu’on éprouvait à quitter celle dont l’Église s’était servie depuis son origine. Dans plusieurs d’entre elles les mots latins sont écrits en caractères grecs ; et il y en a où les deux langues se mêlent d’une façon assez étrange. Ce n’est que dans les galeries plus récentes que le latin domine sans partage. »

On a observé que le latin n’a commencé à prendre plus de place dans ces inscriptions qu’après la translation du siége de l’empire en Orient. C’est cette translation, disons-le en passant, c’est cette translation qui a sauvé la latinité à Rome et en Italie. Si le siége y fût resté l’affluence des Orientaux dans cette capitale devenue chrétienne, augmentant d’années en années et toujours en de plus grandes proportions que par le passé, aurait fini par submerger la langue latine sous les flots de la langue hellène, ou au moins y aurait produit un nouveau langage hybride et bigarré de grec et de latin. Mais il est plus probable que le grec l’emportât comme étant le véhicule et l’instrument de la nouvelle religion. Il occupait presque toute l’Italie méridionale et dans les provinces centrales, comme dans celles du nord, il était suffisamment répandu. Il en est de même du midi des Gaules. Sa prédominance dans la capitale aurait fait que dans l’espace de trois à quatre siècles il aurait peu à peu pris le dessus dans les autres pays. Le latin ne se serait conservé que dans les provinces du nord en Europe et peut-être ces deux langues se seraient partagé les provinces de l’Ibérie et de l’Afrique. On a écrit diverses choses sur les effets de la translation du siége de l’empire, je crois que cette observation n’a encore été touchée par personne et je pense qu’elle mérite d’attirer l’attention.

Qu’on ne s’étonne donc pas si, dans les pages précédentes, en parlant de la critique de M. Didron, nous avons dit que l’église latine ne pouvait être considérée que comme un appendice de l’église grecque. De la même manière s’exprime aussi le savant historien Gieseler.[14] « Au deuxième siècle, dit-il, non-seulement le nombre des chrétiens de la langue latine était encore faible, en comparaison de l’église grecque, mais de plus l’église latine ne formait guère, quant à la vie spirituelle qu’un appendice de l’église grecque. Elle ne possédait pas encore de littérature à elle, mais se rattachait à celle du christianisme oriental… C’est en grec qu’ont écrit les plus anciens auteurs de l’Occident, tels que Clément de Rome et Irénée. Tertullien lui-même avait rédigé plusieurs ouvrages en cette langue, en sorte que cette langue dans laquelle les apôtres avaient déjà exprimé les idées chrétiennes, fut longtemps considérée, même dans l’église occidentale, comme le seul organe qui pût les rendre d’une manière satisfaisante…, Tertullien doit être considéré comme celui qui, le premier, vers l’an 220, a formé le langage latin de l’église. Dans le développement de la doctrine il suit complètement les pères du deuxième siècle,[15] et il n’en diffère que par le point de vue matérialiste sous lequel il conçoit certaines doctrines. »


C’est l’Afrique, et non Rome ou l’Italie, qui donna naissance à une église proprement latine. La version latine des Saintes Écritures, qui a précédé celle de Saint Jérome, quoiqu’ayant porté postérieurement le nom d’Itala, est d’origine africaine, comme l’ont bien prouvé et Wiseman et Lachmann.[16] L’explication de ce phénomène se trouve dans l’histoire de l’expansion de la race hellénique sur tous les bords des mers alors connues. Dans toutes ces plages, comme s’exprime pittoresquement Cicéron, partout s’étendait, comme une frange décorative, une bande de civilisation hellénique. Néanmoins, il semble qu’elle faisait défaut ou plutôt qu’elle devenait d’un éclat moins fort sur les bords de l’Afrique occidentale. Les colonies grecques ne furent établies au commencement dans tous ces rivages que par le commerce. Dans la suite elles y ont grandi et ont étendu leur influence même dans les terres de l’intérieur. Cependant dans cette partie de l’Afrique, au-delà de la Cyrénaïque, les Grecs ont rencontré devant eux bien établie une autre nation, les Carthaginois, occupant tous les rivages, plus adonnée au commerce et plus industrieuse alors que la leur. Il était donc bien naturel qu’ils ne pussent s’y établir ni même y prospérer comme étrangers à côté ou au milieu des premiers occupants.

Leur influence intellectuelle ne tarda cependant pas à y pénétrer. La langue grecque était bien connue dans la ville de Carthage, surtout des gens bien élevés et de l’aristocratie qui y dominait et gouvernait. Lorsque Dion de Sicile harangua devant le sénat de Carthage en grec, il s’attira l’admiration de tous les assistants.[17] Les politiques Carthaginois, épouvantés de cette invasion, ont tenté, de la même manière que les Romains, d’empêcher le progrès ultérieur de cette langue et des idées qu’elle portait à sa suite, en cumulant décrets sur décrets.[18] Ce fut en vain. Tous leurs grands citoyens ont fait leurs études sous des précepteurs grecs. Annibal surtout, qui a écrit ses commentaires en grec, fut disciple de Sosilas le Spartiate. Divers personnages célèbres en Grèce tiraient leur origine des Métœques grecs qui se trouvaient établis à Carthage. Tels furent Clitomaque de la Nouvelle Académie, Herillus le Stoïcien, Démétrius le rhéteur et Teucer le mécanicien.[19]

Tout cela périt avec Carthage et la conquête de l’Afrique par les Romains. Des colonies, composées d’éléments purement latins, vinrent s’établir dans les autres villes du littoral à une époque l’attention des Grecs, attirés en Asie par les conquêtes d’Alexandre, fut détournée des rivages d’Afrique. Lorsque la ville de Carthage fut rebâtie sous Auguste, elle fut aussi remplie de colons tirant leur origine des populations latines. L’élément grec n’ayant pas eu le temps nécessaire de s’y infiltrer, comme il advint partout ailleurs, il s’ensuivit que lors de la prédication de l’Évangile on a dû se servir du latin, d’où peu à peu se façonna une littérature ecclésiastique en langue latine.[20] Dans la suite on a transplanté à Rome et en Italie ce qui n’avait d’abord poussé qu’en terre d’Afrique. Le manque d’une quantité suffisante de levain hellénique fut cause que le christianisme ne prospéra pas en Afrique. Il n’a pas pu pénétrer au-delà de la bande occupée par les colonies latines. Du temps de l’invasion des Mahométans les habitants de l’intérieur, Maures et Berbères, étaient encore idolâtres, pendant que du côté de l’Orient le christianisme pénétra jusqu’en Éthiopie, bien au delà du Tropique (Gibbon hist. Decad chap, 51).




Passons maintenant à ce qui regarde les Gaules et les pays celtiques. L’église de Lyon, dit M. Michelet, fut fondée par les Grecs, ainsi que celle d’Irlande. Le clergé d’Irlande et d’Écosse n’eut d’autre langue que la grecque pendant longtemps.[21] Au dire de Fr. Zachariæ, de Mabillon et du cardinal Bona la liturgie, jusqu’au sixième siècle, se faisait à Marseille, Vienne et Lyon en langue grecque. Au sixième siècle lorsque les fidèles de la ville d’Arles se sont mis, sur l’imitation de Saint Césaire, à chanter avec les clercs, une portion considérable du peuple chantait en grec.[22] Tout cela est bien naturel puisque le grec était parlé non seulement dans les villes du littoral de la Méditerranée, mais aussi, jusqu’à cette époque, dans celles de l’intérieur.

Cet état de choses laissa des traces sensibles jusqu’à des époques bien postérieures. Jusqu’au douzième siècle, dit M. Capefigue[23] on trouvait, surtout dans le midi des Gaules, des clercs, qui au milieu des solennités de l’Église, récitaient des chapitres tout entiers de l’évangile en grec, et à Sainte Beaume en Provence se trouvait un monastère de religieux grecs qui conservaient encore précieusement le rit des églises orientales. Les vestiges du rituel grec, observe M. Milman,[24] ont survécu, non seulement à Rome, mais encore dans quelques unes des églises gauloises. M. Vincent, de l’Institut, nous apprend encore, dans une de ses dissertations, que jusqu’au douzième siècle à Montpellier prédominait la musique grecque comme il est prouvé par les quarts de ton qui se trouvent dans un antiphonaire de cette époque conservé jusqu’à nos jours.[25]

  1. Sur le grand nombre de Juifs et autres Orientaux qui, étant considérés comme citoyens romains, prenaient part aux délibérations publiques à Rome, voir dans la Revue Contemporaine du 31 août 1868, pages 599—601.
  2. Το δε δη θαυμαζειν κως Ιουδαιοι αντες Αλεξανδρεις εκληθησαν, της ομοιας απαιδευσιας (σημειον εστι). Παντες γαρ εις αποικιαν τινα κληθεντες, καν ταις γενεσι διαφερωσιν, απο των οικιστων την προσηγοριαν λαμβανουσιν. Αυτων γαρ ημων οι την Αντιοχειαν οικουντες Αντιοχεις ονομαζονται… ομοιως και οι εν Εφεσω και κατα την αλλην Ιωνιαν τοις αυθιγενεσι πολιταις ομωνυμουσι ». (Joseph. Flav. cont. Apion II § 4. — Voir encore, dans les Amphilochies de Photius la 208ème Édit. Ath. 1858.
  3. Voyez ses Épîtres aux Corinth. I 22, XII 13 ; aux Galates 28 ; aux Colosséens III 11, et même celle intitulée aux Romains III 9, IX 10. X 11. Où voit-on le nom de Romains ?
  4. Libanius en s’adressant à l’empereur Julien pour obtenir le pardon d’un outrage que les Nicomédiens avaient commis envers sa personne, après l’avoir prié d’être humain et miséricordieux envers ceux qui lui ont manqué, ajoute : « Je me rappelle encore de tout ce qui te fait humain. D’abord, tu es en quelque sorte un hellène et tu régis des Hellènes. Car c’est ainsi qu’il m’est plus doux d’appeler ce qui est l’opposé de la barbarie. J’espère que les descendants d’Énée ne se fâcheront pas de cela ». Liban. Legat. ad Julien, p. 156.
  5. Sur les diverses distinctions du nom de Hellènes dans le Nouveau testament et les Hagiographes, voir dans l’ouvrage du savant presbytre Constantin Iconomos : Περι της των Εβδομηκοντα ερμηνειας — Vol. II p. 75-76 et 659.
  6. « Les Grecs acquirent sous le nom de Rome le monde entier à la civilisation » dit M. Laurent, dans ses Études sur l’Histoire de l’Humanité (tome II Introd. Fin). La même remarque s’applique aussi au christianisme.
  7. Milman History of Latin Christianity p. 1.
  8. Selon toute probabilité Jésus-Christ parla aussi la langue hellénique. Nous toucherons à ce sujet dans l’appendice I.
  9. Ce presque est trop sujet à contestation. L’auteur entend parler décidément d’un évangile de Saint-Mathieu qu’on prétend avoir été écrit en langue aramaïque.
  10. Puisque le laboratoire du travail spirituel d’où est sorti le christianisme se trouvait en Orient de là aussi devait partir inévitablement les divergences ou les hérésies. Les vaticanistes en ont fait un chef d’accusation contre les Orientaux. Toutes les fois que je rencontre dans leurs écrits cette ineptie, ou plutôt cette feinte stupidité, je ne puis m’empêcher de me rappeler l’habile perspicacité d’un nègre pendant la première insurrection des Nègres à Saint-Domingue. « Mes frères, criait-il, les blancs ont tué le Christ, tuons les blancs. » Mais le Christ naquit-il parmi les Nègres pour que les Nègres pussent le tuer ? Cela cependant faisait de l’effet à Saint-Domingue, et celui dont nous partons ici en fait encore en Europe.
  11. Hippolytos and his age (Édit 2ème p. 496).
  12. Constitutiones apostolorum. Venetiis MDI. L’auteur quoique Vénitien, a écrit en grec. Πρωτον μεν παρα τινος των φιλοχριστων ελληνιστι συνεγραφη, επειτα δε ρωμαιστι μεθερμηνευθη ει και μη παντη παντως κατα λεξιν, ην παντες οι Δυτικοι τανυν τελουμεν.
  13. Voir le Cimetière de Calliste, article inséré dans la Revue des Deux mondes du 1er mars 1869, p. 47. — V. encore l’ouvrage de M. Renan, Saint-Paul ; p. 93 aux notes.
  14. Histoire des Dogmes du Christianisme § 12 (trad. fr. p. 51).
  15. La même observation s’applique aussi à Saint Ambroise, Saint Jérome etc. de l’époque, un peu postérieure. On peut dire de leurs écrits ce que Cicéron disait des siens « Apographa sunt. » Ce sont copies du grec. Voy. l’appendice II.
  16. V. encore Bunsen ibid. p. 501 — Berger de Xivrey, Études sur le texte et le style du Nouveau testament p. 71-72.
  17. Corn. Nep. in Dione c. I.
  18. Justin histor. XX, § 5.
  19. V. Diogène Laërce, pour les deux premiers dans leur biographie respective. Pour l’avant-dernier dans celle de Démétrius de Phalère et pour le dernier dans celle d’Archytas.
  20. Valérius le prédécesseur immédiat de Saint Augustin, au siége d’Hiponne, était d’origine grecque ; c’est pourquoi, ne pouvant pas s’expliquer librement en latin, il concéda ce ministère a Saint Augustin lorsqu’il était encore simple presbytre. C’est ce que nous apprend, dans sa biographie, (c. V.) son disciple Possidius.
  21. Michelet, Hist. de France. Tom. I p. 116. — Clément de Fage, l’Église de Lyon depuis l’évêque Pothin etc. — Pour les églises de l’Helvétie, comme attenantes à celles des Gaules, V. Études sur l’histoire littéraire de la Suisse par M. Dagut dans la Revue Suisse, Tome IX-X.
  22. Guizot, Cours d’Hist. Moderne, Leçon VI. Tome I.
  23. Hist. de Hugues Capet Vol. II. p. 197. L’auteur s’en rapporte à un manuscrit de la bibliothèque impériale N° 4458.
  24. Ibid. p. 27.
  25. De la musique des anciens Grecs, cité dans le Journal des Débats du 4 janvier 1855.

    Sur les Origines de l’Église des Gaules comme provenant de celles de l’église d’Orient et non de celle de Rome, ainsi que l’a prétendu jadis l’abbé Fraysinous, V. l’opuscule : Lettres à M. le Comte de Montlosier sur son Mémoire à consulter, par Basilidès évêque de Carystos (nom et qualité fictifs), Paris 1826.


    On parle communément de l’Église des Gaules comme de la fille aînée de l’Église de Rome ; l’histoire nous montre qu’elle ne doit être considérée que comme sa sœur. Cette altération des rapports ne survint qu’après les conquêtes des ténèbres de la barbarie. Vulgairement on dit de l’Église pour suggérer la fausse idée que celle de Rome fut l’origine de toutes les autres. S’il en était ainsi comment celle des Gaules pourrait être considérée comme sa fille aînée en présence de celle d’Orient ? Et cependant une si énorme incongruité n’attire l’attention de personne. Qu’elle se montre fière de cette déchéance, mais qu’elle n’oublie pas que sa tante est l’aînée de sa mère.