Quelques jours au Maroc/02
Dans une petite cour basse, étroite et garnie, au premier et unique étage, d’une galerie en bois, se tiennent la femme de Hamet et ses deux filles, Aïstra et Fatima. La femme est petite, grosse, ornée d’un turban rouge se terminant en pointe élevée et d’une robe bleue ; Aïstra est tout à fait charmante, drapée avec un goût remarquable dans de transparentes mousselines blanches, et les bras nus et bien formés ornés de pesants bracelets d’argent ; Fatima, moins jolie que son aînée et coiffée d’un bonnet pointu rouge, me donne avec répugnance la poignée de main que son père commande de m’offrir, puis se réfugie dans la galerie et s’y livre à la vive hilarité que ma visite lui inspire.
De la cour on pénètre dans trois pièces plus longues que larges, dont chacune occupe un côté de la maison ; c’est l’ordre généralement observé dans les habitations mauresques, où le quatrième côté, réservé à l’entrée, est pourvu de doubles portes et de guetteurs grillagés ; les chambres sont garnies de tapis turcs et d’étagères du Maroc ; certes ce n’est pas la une bien riche résidence, mais avec l’impossibilité où l’on se trouve de pénétrer dans ces demeures mauresques, je dois m’estimer heureux d’avoir jeté ce coup d’œil à la dérobée. Hamet, en en ressortant, me dit qu’il a eu plaisir à me montrer sa famille, mais me recommande le secret ; il craint, dit-il, ses coreligionnaires d’une part, et de l’autre les demandes indiscrètes d’autres étrangers ; mais j’imagine que je ne suis pas le premier Européen qu’il ait honoré de cette faveur.
Désirant connaître un peu les environs de la ville, j’envoie Hamet chercher des chevaux ; il m’amène bientôt un poney gris, et nous nous mettons en quête d’un coursier pour lui-même ; c’est alors que j’apprécie à sa juste valeur le pavé de Tanger, avec ses rocs, ses profondeurs, ses marches plus roides qu’un sentier montagneux. Enfin, Hamet découvre un cheval, porteur d’une haute selle à marchandises, sur laquelle se perche mon guide, les deux jambes pendantes du même côté, le caban bleu négligemment jeté sur les épaules, les replis de son turban menaçant de se dérouler au vent et ramenés sur la tête dans une pittoresque irrégularité, le fusil croisé devant lui. Près de la ville s’étendent d’abord de vastes plaines, parsemées de bouquets d’aloès, à gauche un fond de montagnes, à droite au loin l’océan. C’est une charmante promenade qui sert aux divertissements équestres des familles consulaires. Nous nous enfonçons ensuite dans un sentier bordé et dominé par les haies de gigantesques aloès et dégénérant bientôt en véritable ravin. Comment décrire cette promenade où le sentier, souvent interrompu, court sur des pierres, sur des rochers, descend les pentes rocailleuses, passe les ruisseaux à gué ? Les chevaux glissent, mais Hamet n’en répète pas moins que les coursiers berbères aiment précisément les routes de ce genre et s’ennuieraient si le chemin était aisé. La nature compense cependant, par sa nouveauté, les peines de la route. Ces lignes de collines et de montagnes arides, ces vastes ravins au fond desquels coulent de petits torrents, ces touffes d’aloès d’où jaillit parfois la belle fleur funeste à la plante qui l’a produite, ces immenses haies de roseaux de dix à douze pieds de hauteur, ces horizons aux tons violacés, ces premières plaines du désert, tout cela c’est l’Afrique dans sa sauvage immensité, et Hamet, se retournant souvent vers moi, s’écrie avec orgueil : « Comme c’est beau la Barbarie ! N’est-ce pas que c’est un des plus beaux pays du monde ? N’est-ce pas que c’est mieux que l’Espagne ? »
Dans notre longue promenade, nous passons près de Maures lavant leur linge dans un ruisseau à demi ensablé ; non loin d’eux une femme garde les effets qui sèchent vite au soleil d’Orient, mais à notre approche, elle se voile précipitamment ; des troupeaux de bœufs paissent en liberté essayant de brouter quelques restes d’une récolte depuis longtemps terminée, car le terrain encore assez fertile aux approches de Tanger, n’est cependant cultivé qu’une fois par an. Sur une petite colline, quinze bâtons dans un tas de pierres, portant chacun un lambeau de toile blanche, annoncent l’entrée d’un village. Au détour d’un monticule de sable, nous l’apercevons ; il se compose de cabanes très-basses, couvertes de chaume ; il y en a quinze, nombre correspondant à celui des tons de l’entrée : quelques Marocains sont accroupis à terre, les jambes caoisées, devant leurs petits enclos, laissant aux femmes le soin de cuire le pain hors la hutte. L’aspect général est sale et misérable.
Non loin de là, nous rencontrons deux caravanes dont le voyage commence ; les chameaux se suivent en longue file, le cou en avant, la tête un peu en arrière, un vrai tableau de Decamps ou de ce pauvre Marilhat. Il ne manque que les palmiers, fort rares de ce côté de l’Afrique. Après quatre heures de promenade, nous revenons par les bords de la mer, fort sablonneux sur cette partie du littoral où la marée se fait sentir.
Nous rencontrons beaucoup de Maures qui reviennent du marché ; parmi ceux-ci quelques femmes de la campagne, portant sur leur dos un enfant enveloppé dans leur bournous, et si bien enveloppé qu’on n’aperçoit que la tête ou une extrémité de jambe ou de bras. ville est toujours d’une excessive animation, surtout la rue menant au marché ; des deux côtés sont construites de petites baraques en bois, basses et adossées aux maisons ; le marchand est couché au fond, jambes croisées au milieu de ses marchandises. La rue est le lien de réunion général ; on s’y cherche, on s’y visite, on s’y raconte les événements, on discute sur le marché du matin, sur les voleurs pris la veille, et au milieu de tout cela passent les bêtes de somme chargées de ballots, et les juifs écoutant tout, souriant à tout, offrant sans cesse leurs services et ne se rebutant pas d’un refus répété.
Le dialecte parlé au Maroc est dur, et m’a semblé plus rauque que l’arabe, avec lequel il offre cependant beaucoup de ressemblance. À propos de juifs, j’oublie de mentionner qu’à ma rentrée, à ma sortie, à toute heure enfin je retrouve mon marchand a ma porte ; il me quitte avec force saluts ; l’instant après il revient en m’apportant un nouvel objet ; je ne puis m’en défaire, et ma visite chez un de ses confrères lui tient fort à cœur. Ce confrère était un fils d’Israël qui m’a vendu quelques poteries de Fez ; les couleurs sont vives, les formes gracieuses, les prix minimes, mais les défauts nombreux. « C’est ce qui en fait la valeur, me dit assez spirituellement le marchand, s’ils n’avaient pas de défaut ils ne seraient pas arabes ! »
De leur côté, les Arabes montrent le poing aux juifs et les rançonnent quand ils le peuvent : c’est l’éternel dissentiment entre Isaac et Ismaël[1].
Quand le soir est venu, des détonations, qui se succèdent, annoncent la continuation de la fête du mariage manne. Avant de rejoindre le cortège de mon hôte d’hier, j’en rencontre un autre plus modeste ; la noce du pauvre passe : quelques musiciens, quelques lanternes, les assistants marchant l’un après l’autre, puis le mari conduisant la mule sur laquelle est huchée la femme, immobile et voilée. Quelques amis ferment la marche et le tout a bientôt disparu. Il n’en est pas de même de la noce du riche, le bruit augmente, se rapproche et nous nous joignons au cortége. Ici la mariée est encore absente, on va la chercher en cérémonie. Sur une mule, monture consacrée en pareille circonstance, est placé un grand panier carré garni en toile blanche, d’où sort un mannequin féminin, recouvert d’un grand manteau rouge et d’un turban en pointe blanc et rouge ; des hommes soutiennent des deux côtés le volumineux échafaudage, qui dépasse de beaucoup le dos de la mule et atteint presque la hauteur des maisons mauresques. Les fifres et les tambours suivent la bête, devant laquelle on tire des coups de fusils qui font à tout moment arrêter le cortége. La lune éclaire cette singulière procession, qui serpente à travers les méandres de la ville, afin de la faire participer tout entière à la réjouissance ; enfin l’on arrive chez la fiancée ; les amis, après quelques pourparlers, la reçoivent ; confiée à leur garde, elle est soigneusement voilée ; ils la placent sur la mule enveloppée des ornements qu’ils ont apportés et la conduisent chez son futur époux. Il la fait entrer chez lui, et la voit alors pour la première fois de sa vie. On assure cependant que, si elle lui déplaît trop, il peut la rendre à son père, en payant une forte indemnité ; ce moyen est rarement employé, parce qu’il en rejaillit toujours une sorte de déshonneur sur la famille de la répudiée.
J’ai terminé ma journée en passant une demi-heure au petit théâtre organisé par les riches juifs de Tanger ; il est fort simple, on a recouvert de toile une cour garnie de bancs ; les galeries du premier étage forment les loges qu’occupent les consuls et huit ou dix juives, dont la parure fait encore ressortir la beauté. Des Maures, jambes nues, arrangent la scène, ce qui ne laisse pas de produire un singulier effet. On joue une comédie espagnole suivie de danses ; peu de Marocain assistent au spectacle.
Quelques gardes sillonnent les rues de la ville en criant
et en s’éclairant d’une lanterne, double moyen de prévenir
les voleurs de leur passage. Hamet admire beaucoup
cette organisation et m’assure qu’elle est égale à
celle de Gibraltar. Mais ce matin, quand j’ai cru avoir
perdu ma bourse au marché, il s’arrachait le turban,
criait, gémissait et m’avouait que les vols sont bien nombreux
à Tanger.
Chez les musulmans, c’est le jour du repos ; ils vont prier dans les mosquées dont l’extérieur est orné d’une tour quadrangulaire surmontée d’un belvédère et d’une longue perche : deux fois par jour le muezzin convoque du haut de cette tour les fidèles. Je ne vois que le parvis de la mosquée, l’entrée étant formellement interdite aux infidèles. Je m’en console par une promenade hors les murs, non loin desquels se trouve un de ces puits tels que les patriarches ont dû les creuser pour abreuver leurs troupeaux. À l’ombre des grands roseaux, entourée d’aloès et de cactus sauvages, s’ouvre la citerne ; grimpés sur le rebord, les jambes pendantes, la tête au-dessus de l’orifice, des enfants suivent la descente de leurs cruches, ou la remontent à grand-peine ; c’est le tableau de Decamps ; des vieillards à barbe blanche, quelques femmes même, toujours voilées, attendent leur tour de puiser. Elles arrivent, la cruche couchée en travers sur l’épaule, ou s’en retournent la tenant, les unes debout sur l’épaule, et la cruche soutenue par la main, les autres sur la main ouverte appuyée contre la téte. Poussin, dans son beau tableau d’Éliézer et de Rébecca, n’a rien inventé de plus noble et de plus gracieux que ces poses diverses avec lesquelles s’harmonisent si bien les longs plis des vêtements mauresques.
J’ai conclu aujourd’hui plusieurs achats, indépendamment de mes poteries, entre autres un turban formé, comme ils le sont tous, d’une immense pièce d’étoffe blanche que l’on roule en corde, laquelle corde à son tour se roule à volonté autour du fez ; le tout est fort lourd, ce qui est moins sensible aux Maures qu’à nous qui ne portons pas les cheveux rasés. Un turban bien fait s’enlève de la tête comme un bonnet, sans que les nlis se dérangent.
Le juif m’a jusqu’ici persécuté sans trêve ni merci ; il m’apporte, entre autres objets, les beaux bijoux des riches dames juives : ils se composent de bracelets et de pendants d’oreilles en or, enrichis de pierres fines. Ces pendants d’oreilles ont la forme et la pesanteur d’un gros bracelet dont les deux bouts restent écartés ; l’une des extrémités se passe dans un petit anneau traversant l’oreille ; l’autre extrémité, plus large et ornée de fleurs en rubis et émeraudes, est reliée par une chaîne d’or à une broche de dessin semblable placée dans les cheveux au-dessous de la temps. Ces bijoux sont excessivement lourds à porter ; ils valent deux mille cinq cents francs. Les Mauresques y ajoutent des anneaux entr’ouverts en argent ciselé que l’on met au bas de la jambe ; les Mauresques pauvres ont des anneaux plus simples et une seule boucle d’oreille en argent, formant également cercle entr’ouvert, d’où tombent quatre ou cinq breloques d’argent et de verre colorié.
Après de longues discussions sur les prix, et les hésitations du juif, qui me jure sur le salut de son âme qu’il ne gagne presque rien et n’a d’autre but que de me satisfaire, je conclus et paye ; aussitôt son ton change, ce sont des transports de reconnaissance, des poignées de main, de tendres adieux, avec l’assurance d’un éternel attachement. Cet intéressant personnage a nom Jose-Ben-Saken. Il avait hâte d’en finir, car à la première étoile le sabbat commence, et les juifs, ce jour sacré, s’interdisent scrupuleusement tout négoce.
Tanger même est pauvre en manufactures, tous les produits viennent de Rabat, de Tétuan ou de Fez ; on fabrique des étoffes très-remarquables dont le dessin et la couleur rivalisent de perfection, des pièces de soie, de belles toiles, des colliers d’ambre jaune et, comme de raison, beaucoup d’objets en maroquin. Parmi la poterie, on retrouve des formes tout à fait anciennes et quelquefois la coloration des vases étrusques. Du reste, quant aux formes, les ouvriers sont très-habiles et livrent sur commande, d’après dessin, les objets voulus. Tout cela est fort bien ; mais ce qu’ils font là ils le faisaient il y a déjà quelques siècles et le feront sans doute, sans y rien changer, pendant plusieurs siècles encore ; c’est l’absence complète du progrès. D’après les détails qu’on me donne, Fez doit être une ville fort intéressante à visiter ; elle renferme des écoles, de beaux palais enrichis, dit-on, de peintures ; mais le voyage est fatigant et coûteux : avant de l’entreprendre, il faut d’abord obtenir une permission de l’empereur ; on la reçoit contre l’envoi d’un cadeau valant de cinq à six cents douros ; il faut ensuite quarante gardes qui se font chèrement rétribuer. Le voyage en lui-même dure plusieurs semaines ; on part à l’aube, et, sauf une heure de repos, on marche tout le jour à travers le désert. Les Européens fréquentent peu Battoun et Rabat. À Rabat, on voit la belle tour dite Sina-Hassan, contemporaine de la Giralda de Séville, et de la même architecture. Dans cette ville, trois fois grande comme Tanger, se confectionne une partie considérable des produits de l’empire ; chaque après-midi ont lieu les ventes, qui se font toutes aux enchères et dans la principale rue : il en résulte une grande animation ; mais il est nécessaire d’ajouter, pour être narrateur fidèle, qu’à chaque pas on trouve des chevaux morts dont les cadavres infectent la voie publique et pourrissent a moitié rongés par les chiens : cela contribue, certes, en grande partie, aux dangereuses fièvres sévissent si fortement pendant les chaleurs.
Je causais avec mon compagnon d’auberge, le jeune voyageur anglais, lorsque entre dans la chambre un Marocain âgé qui se jette à ses pieds, embrasse la terre, puis se précipite sur ses mains, et, les yeux pétillants de joie, les côuvre de baisers à plusieurs reprises. S’approchant ensuite de moi, il embrasse la terre et me donne sur la main deux solennels baisers. Ceci me rappelle la profusion de gestes généralement employés ici dans les moindres salutations : deux amis se rencontrent dans la rue, ils portent la main à la bouche et au cœur, en murmurant quelques mots consacrés.
Ce vieillard est un capitaine de chasseurs de sangliers ; il demeure à Midiah, charmant site avec vieux château entre deux montagnes, à six lieues de Tanger ; il jouit d’une grande influence parmi les siens et commande à soixante hommes. Comme tout Oriental il est tout dévoué à ses amis, et compte l’Anglais dans ce nombre, ayant chassé en sa compagnie.
Je me promène dans la prairie hors la ville ; on y voit trois canons envoyés jadis a l’empereur du Maroc par la reine Victoria et qui se rouillent abandonnés dans l’herbe. Assis sur la hauteur, dirigeant ses regards sur l’océan, à ses pieds, l’on se représente le passage en Espagne des premiers conquérants musulmans, à travers ce même détroit, sous ce même ciel : tandis qu’ils renversaient le faible trône des Visigoths, qu’ils y étendaient leur empire et faisaient naître les sciences et les arts, rien n’était changé de ce côté-ci du détroit ; plus tard, leur puissance s’affaiblit de jour en jour, le croissant céda pied à pied le terrain à la croix ; une heure vint où par ce même chemin que sillonnèrent les barques des conquérants, quelques faibles esquifs ramenèrent le dernier calife ; il aborda non loin de Tanger ; la vieille civilisation était restée immuable sur ce vieux sol africain, et depuis la mort de Boabdil jusqu’à nos jours de révolution et de progrès, tout est encore de même. Ainsi l’un de ces événements qui suffisent pour bouleverser un monde a pris naissance sur ces rives et est venu s’y terminer sans rien changer à la physionomie du pays, aux mœurs des habitants ; une seule différence est remarquable, c’est qu’à mesure que le temps s’écoule, la population diminue, le rôle s’efface[2].
L’empereur[3] est venu quatre fois à Tanger ; il est vieux, fort gros, et père de nombreux enfants[4] ; il réside à Maroc ; son fils aîné règne à Fez, et, lors du bombardement par les Français, vint à Tanger. — « Jamais, dit naïvement Hamet, les étrangers n’eussent osé débarquer : il les eût tous taillés en pièces ! »
Le gouvernement se déshonore par une incroyable avidité, qui du trône descend jusqu’aux plus humbles fonctionnaires. L’empereur dépouille les pachas, qui s’en vengent sur leurs administrés. À Tanger, dès que meurt un habitant riche, la famille est convoquée par le pacha, qui l’oblige, même au moyen de la torture, a révéler l’étendue de la fortune et à lui en montrer le dépôt, dont il s’empare. Souvent on n’attend pas la mort de celui dont la renommée exalte les grands biens ; aussi les habitants les plus influents cherchent-ils in se placer sous la protection d’un consul européen.
Le fils aîné du pacha est fort cruel ; c’est lui qui préside aux exécutions, et l’autre jour, pour un mince délit, il a fait expirer un malheureux sous le bâton. Par suite les révoltes sont fréquentes ; en général les Marocains de l’intérieur valent mieux que ceux des côtes, qui sont tentés, par le voisinage de la mer, de se livrer à la piraterie. Une population que l’on retrouve partout où il y a quelque commerce à entreprendre, prospère à Tanger ; c’est celle des juifs ; presque tous se font protéger par les consuls et parlent entre eux la langue espagnole. Comme c’est aujourd’hui samedi, les femmes sont en habits de fête sur le seuil de leurs portes, les enfants, sales et déguenillés d’ordinaire, sont revêtus de riches tissus.
Une des plus opulentes familles célèbre le mariage d’un de ses membres, et, grâce à l’hospitalité orientale, je suis parfaitement reçu au milieu des invités. Déjà à la porte extérieure se tiennent quatre belles jeunes filles couvertes de pierreries et des plus éclatants costumes, mais le seuil de la cour franchi, c’est un rêve féerique qui s’offre aux regards. La cour, aux formes mauresques, est remplie de dames juives dans leur plus somptueux costume, surchargées de magnifiques bijoux et portant sur la tête cette charmante coiffure que les juives d’Alger n’ont pas et que je n’ai vue qu’au Maroc. Elle est formée de deux lichus de couleurs, de rayures et d’ornements différents, dont l’un forme turban sur la tête, l’autre passe sous le menton et retombe derrière sur les épaules. Le soleil ici de nouveau ne manque pas à son rôle brillant ; il se joue sur ces étoffes éclatantes, sur ces pierreries, sur ces rayures d’argent, sur ces corsages de drap d’or, et ne s’arrête qu’au seuil de la salle étroite et longue où sont assis a l’ombre les plus vénérables des invités. Les hommes dînent ensemble dans une autre salle. Toutes les pièces sont blanchies à la craie, mais garnies jusqu’à la hauteur de cinq pieds d’une natte jaune et rouge se terminant par une corniche peinte et découpée ; ces corniches sont faites à Tétuan.
Le soir, j’ai fait une nouvelle visite aux juifs ; j’y ai trouvé la cour encombrée de curieux et de musiciens maures, et, dans la salle principale, une réunion de dames juives dont la parure, plus splendide encore s’il se peut que le matin, fait bien ressortir les véritables beautés. L’une d’elle, coiffée d’un turban bleu et or, porte une veste bleue et or sur une longue jupe rouge ; une autre est tout en rouge couvert d’or ; une autre en violet et fichu bleu foncé cachant entièrement les cheveux. Leurs bijoux sont splendides, surtout les pendants d’oreilles et les agrafes des cheveux ; autour de leurs tailles flexibles se nouent de longues et brillantes ceintures. De temps à autre, à force de prières, on obtient qu’une des jeunes filles danse ; c’est un pas lent et grave ; une main posée sur la hanche, fortement agitée, et les deux mains retournant entre elles un mouchoir, elle tourne lentement sur elle-même plusieurs fois, et la danse finit par un salut. À l’une des extrémités de la salle, étendus sur un lit de repos, les nouveaux mariés reçoivent les félicitations de leurs amis ; à l’autre extrémité on sert les rafraîchissements. Vers dix heures, beaucoup de dames se font envelopper dans leurs légers bournous et retournent chez elles suivies d’un esclave : ces fêtes se prolongent cependant fort tard dans la nuit.
Les solennités d’un mariage juif durent quinze jours environ ; les cérémonies sont diverses ; l’une d’elles consiste à placer la mariée sur une table, et sur sa tête une couronne de carton doré li plusieurs étages, offrant une certaine analogie avec la tiare papale. Elle reste là immobile, les yeux fermés, jusqu’à ce que chacun l’ait considérée à loisir ; puis on la descend, on lui prend la main, et, entourée de ses plus proches parents, on la promène par les principales rues de la ville. Cette promenade a lieu le soir, à la lueur des flambeaux. La mariée doit toujours fermer ses yeux ; le tout offre un coup d’œil fort curieux.
Notons ici la différence profonde entre les fêtes du mariage maure et celles du mariage juif : de l’un, les femmes sont entièrement exclues ; dans l’autre, elles jouent le rôle principal, et ces deux civilisations si différentes vivent porte à porte.
Je m’éloigne à regret de ces splendeurs.
Les Maures aujourd’hui tiennent un de leurs grands marchés et les juifs rouvrent leur bazar, où l’on trouve peu de chose à des prix exorbitants. Les consuls, de leur côté, en l’honneur du dimanche, hissent sur leurs maisons les couleurs de leur patrie. La se borne tout souvenir de la fête chrétienne, et l’activité est plus vive que jamais dans les rues de la ville.
Les consuls sont les seuls dont les maisons diffèrent un peu, par leur élévation, des résidences marocaines : de ces petites terrasses plates on voit les cours voisines, toutes semblables à celle de Hamet, ce qui me console de n’avoir pu en visiter qu’une seule. Mon regard, plongeant aux alentours, offense vivement une juive debout sur une terrasse voisine ; elle me fait d’abord des gestes de colère, puis m’injurie et finit par vouloir me jeter des pierres. Dès que j’observe un peu attentivement les êtres et les habitants, toute image féminine se cache, et les enfants pleurent. Lors de ma tentative pour esquisser le pacha, son tribunal et son entourage, un garde me fut dépêché qui me surveilla pendant tout le temps de mon croquis, s’assurant que mon travail n’avait rien, que d’inoffensif. Il en a été de même quand, au moment de quitter Tanger, j’ai voulu en dessiner l’entrée du côté du port[5] : un des gardes s’est assis à côté de moi et ne m’a quitté qu’à la fin du croquis.
Le moment est venu de m’éloigner. Un bateau à vapeur français a paru en rade et ne s’arrête que deux heures. Sur le port m’attendent les marchands auxquels j’ai acheté, les matelots de la barque qui m’amena ; l’un d’eux essaye en vain, par ses prières et ses promesses de bon service, de m’engager à l’emmener avec moi. De nouveau, l’on se dispute à qui me portera jusqu’au canot : cris, gestes, coups jusqu’à l’arrivée de Hamet, qui tranche la discussion en m’enlevant lui-même sur ses vigoureuses épaules. Il m’accompagne jusqu’au navire, m’offre tous ses vœux, me baise les mains, et quand, obligé de regagner sa barque, il m’a envoyé ses derniers adieux et ses derniers souhaits de longue vie et de parfait bonheur, le Tartare s’est déjà ébranlé, et quelques tours de roue nous font bientôt perdre de vue la petite mais intéressante ville de Tanger.
- ↑ Toutefois les juifs du Maroc paraissent jouir d’une entière liberté religieuse. On ajoute que certaines tribus juives, très-anciennement établies sur les montagnes, y vivent sur le pied d’une parfaite égalité avec les familles berbères.
- ↑ La population du Maroc est estimée par quelques voyageurs à 10 millions et par d’autres à 4 millions seulement ; celle de Fez à 300 000 par les uns, à 30 000 seulement par les autres. Nous reviendrons sur ce sujet à l’occasion d’un voyage au Maroc plus étendu que celui-ci.
- ↑ Abd-er-Rahman, mort en 1859. Son fils Mohammed lui a succédé.
- ↑ Le harem de l’empereur du Maroc se compose ordinairement de 700 à 800 femmes, dont une partie a été choisie, dans un intérêt politique, parmi les familles les plus influentes de l’empire.
- ↑ Voy. la gravure, page 5.
- ↑ Notre gravure représente à la fois le vieux Salé, autrefois repaire de pirates, et Rabat ou le nouveau Salé. Les deux villes sont séparées par le Bouregreb.