Hachette (p. 333-348).



XXIII

giselle veut se marier


La saison s’acheva ainsi, gaiement pour Giselle. La société se dispersa pourtant ; Julien partit à la fin d’octobre pour passer son examen ; Blanche et son mari restèrent un mois encore avec Léontine. Après le départ de Julien, Giselle se laissa aller davantage à ses caprices et à ses violences ; à mesure qu’elle s’amusait moins, son caractère difficile reprenait le dessus ; Léontine pleurait souvent ; M. de Gerville était sombre et taciturne ; Giselle était sans cesse mécontente et ennuyée. Ses éclairs de tendresse pour ses parents devenaient de plus en plus rares. La seule chose bonne dans laquelle elle persévérait était l’étude ; elle lisait beaucoup ; elle travaillait presque sans relâche à sa musique, parce que c’était un moyen de briller ; elle se promenait souvent pour prendre des vues, pour faire des études d’arbres, de premiers plans, de lointains ; le pays était joli, fort accidenté. Giselle dessinait bien. Revenue à la maison, elle achevait son dessin, soit à la sépia, soit à l’aquarelle. Son hiver à Paris fut moins agréable qu’elle ne s’y attendait ; elle espérait aller dans le monde, et sa mère l’avait déjà menée à un bal où Giselle fit sensation à cause de sa beauté. Mais Mme de Monclair, que Léontine s’était gardée de consulter, ayant appris que Giselle avait été en vue à un grand bal, qu’elle y avait fait beaucoup d’effet, s’effraya de cette imprudence de Léontine ; elle courut chez sa nièce, escortée par son fidèle ami Tocambel.

madame de monclair.

Qu’est-ce que j’apprends, Léontine ? Tu as mené Giselle au grand bal de l’ambassade d’Autriche, avant-hier ?

— Oui, ma tante, répondit Léontine embarrassée elle m’en a tant priée ; la pauvre petite n’avait jamais vu de grand bal…

madame de monclair.

Je crois bien, à quinze ans ! Dis donc, Giselle, tu veux déjà vieillir, enlaidir ?

giselle.

Pas du tout, ma tante ! Mais je ne suis ni vieillie, ni enlaidie depuis mon bal. Je m’y suis beaucoup amusée ; tout le monde me regardait ; j’ai dansé tout le temps, je me suis couchée à quatre heures du matin, j’ai dormi jusqu’à midi et je me porte très bien.

madame de monclair.

Eh bien ! ma fille, si tu recommences souvent cette folie, tu seras fanée et ridée à dix-huit ans. Ce sera bien agréable ! Où as-tu jamais vu une enfant de quinze ans aller au bal et se coucher à quatre heures du matin ? Demande à ton ami Tocambel ce qu’il en pense.

giselle.

Je sais que M. Tocambel blâme tout ce que je fais.

m. tocambel.

Je ne blâme que ce qui n’est pas sage, Giselle il est vrai que vous faites et dites souvent des folies. Ce n’est pas ma faute si je ne puis vous donner raison quand vous avez tort.

léontine.

Je vous assure, mon ami, que Giselle est plus raisonnable que vous ne le pensez. Un bal par hasard n’est pas une habitude.

m. tocambel.

Pas encore ; mais le premier en entraîne un second, et ainsi de suite. »

Giselle n’était pas contente ; elle fronçait le sourcil et ne disait rien. Mme de Monclair et M. Tocambel finirent par obtenir de Léontine la promesse de ne plus mener Giselle à de grands bals.

Quand ils furent partis, Giselle se leva avec colère, lança par terre un livre qu’elle tenait à la main, et reprocha aigrement à sa mère sa faiblesse.

léontine.

Ce n’est pas aujourd’hui que j’ai été faible, ma Giselle bien-aimée ; c’est le jour où j’ai consenti à te mener au bal. »

La discussion fut vive et longue ; enfin, Giselle se calma par la promesse que lui fit sa mère qu’elle irait au manège trois fois par semaine, et qu’elle aurait un joli cheval de selle à la campagne.

C’est au milieu des discussions, des emportements et des exigences de Giselle que se passèrent les deux années suivantes. Léontine et M. de Gerville vivaient dans la crainte continuelle de mécontenter leur fille ; ils passaient leur temps à lutter contre ses volontés les plus déraisonnables. Enfin, un jour elle déclara à sa mère qu’elle voulait se marier.

« J’ai dix-sept ans et demi ; je m’ennuie à la maison ; je suis fatiguée d’être contrariée du matin au soir et de devoir toujours obéir. Je veux commander à mon tour.

léontine.

Et tu crois, ma pauvre enfant, qu’en te mariant, tu pourras commander, que tu seras dispensée d’obéir ?

giselle.

Certainement. J’épouserai un homme qui me laissera libre de toutes mes actions.

léontine.

Où est-il, cet homme modèle qui n’aura jamais d’autre volonté que la tienne ?

giselle.

Il ne sera pas difficile à trouver ; j’épouserai M. Julien.

léontine.

Il vient nous voir de moins en moins depuis un an. Je crains que tu ne te fasses des illusions sur lui.

giselle.

Je suis sûre que non ; il est tout juste le mari qu’il me faut.

léontine.

Il est certainement excellent et très raisonnable ; mais je crains qu’il ne redoute ton caractère trop vif et ton grand désir de t’amuser.

giselle.

Faites-lui parler par ma tante Blanche ; vous le verrez accourir bien vite.

léontine.

Je ne demande pas mieux, ce serait certainement le meilleur choix que tu pourrais faire. Je vais faire savoir à Blanche que je désire lui parler. »

Blanche, demandée par sa sœur, ne tarda pas à arriver. Léontine était seule ; elle dit à sa sœur le désir que manifestait Giselle de devenir la femme de Julien.

léontine.

Crois-tu, Blanche, que Julien y songe, de son côté ?

blanche.

Je ne sais pas. Il était grand admirateur de Giselle il y a un an encore ; mais, cet hiver, il n’en a plus parlé. Il l’a rencontrée bien des fois dans le monde, et il l’a beaucoup vue dans notre intimité à tous ; il m’a dit plusieurs fois qu’il trouvait le caractère de Giselle bien difficile. Il a été témoin de quelques scènes avec toi ; il craint qu’elle n’aime le monde et le plaisir avec déraison. Enfin, je ne sais pas du tout ce qu’il en pense maintenant. Je lui en parlerai dès ce soir, si tu veux, comme une idée qui me serait venue en apprenant que vous désiriez marier Giselle avant de retourner à la campagne. S’il veut l’épouser, il me le dira tout de suite, d’autant qu’il sait que Giselle, jolie comme elle l’est, très riche, spirituelle, etc., ne tardera pas à faire un bon mariage.

léontine.

J’ai déjà reçu ce matin une demande du duc de Palma. Je n’en ai encore rien dit ; car cet homme, quoique duc, fort riche et d’un extérieur remarquable, passe pour avoir très peu d’esprit et pour mener une vie très dissipée. Ce serait fatal pour Giselle.

blanche.

Tu as bien raison. Ce serait tout l’opposé de Julien, qui est si raisonnable, si bon chrétien, et si agréable à vivre. Ne parle pas de ce duc avant que l’affaire de Julien soit décidée. Si quelqu’un a de l’empire sur Giselle et peut la faire vivre sagement, c’est Julien. »

Le lendemain, Blanche arriva chez sa sœur.

léontine.

Hé bien ! Blanche ? l’as-tu vu ? le veut-il ?

blanche.

Il le désirerait très vivement, mais il craint le caractère de Giselle, qu’il aime malgré tout. Il te demande l’autorisation de la voir souvent pendant une quinzaine, au bout de laquelle, s’il croit pouvoir faire le bonheur de Giselle en même temps qu’il ferait le sien, il la demandera à elle-même, et puis à toi pour la forme, étant déjà convenu de tout avec toi.

léontine.

Très bien. Dis-lui qu’il vienne le plus tôt possible, à cause du duc, qui la demande avec instance.

blanche.

Pourra-t-il venir souvent ?

léontine.

Tous les jours, s’il le veut ; tantôt chez moi, tantôt chez toi ou chez Noémi ; nous nous arrangerons pour cela. »

Une heure après, Julien était chez Mme de Gerville. Giselle était sortie avec son père pour aller au manège. Léontine causa longuement et affectueusement avec Julien.

« Croyez bien, très chère Madame, que si je ne vous fais pas d’ici à dix jours la demande officielle de la charmante Giselle, c’est que j’aurai acquis la triste certitude d’être insuffisant à son bonheur.

léontine.

Restez à dîner avec nous, mon cher Julien ; mais je crains que vous ne vous ennuyiez tout seul, car j’ai à sortir pendant l’heure qui reste d’ici au dîner.

julien.

Si vous le permettez, je resterai ici à vous attendre en lisant. Une heure est bien vite passée, et je ne manque pas de sujets de réflexion.

léontine.

Faites comme vous voudrez, mon ami ; ce que vous ferez sera toujours bien fait. »

Léontine sortit. Julien ne resta pas longtemps seul. Cinq minutes après, Giselle rentra en costume de cheval ; elle était éblouissante de fraîcheur et de beauté.

giselle.

Bonjour, Monsieur Julien ; je suis bien contente de vous voir ; vous avez été plusieurs jours sans venir.

julien.

C’est que j’ai eu beaucoup à travailler, Mademoiselle ; je viens dîner avec vous, si vous voulez bien le permettre.

giselle.

Avec le plus grand plaisir ; je vais m’habiller et je reviens dans cinq minutes.

« Quelle charmante personne ! se dit Julien. Quel dommage qu’elle ait été si mal élevée ! Je crains que l’habitude du plaisir et de la domination n’ait gâté à tout jamais son cœur, son esprit et son caractère. »

Giselle tint parole ; quelques instants après, elle était revenue près de Julien. Après quelques lieux communs, Julien lui demanda ni elle s’était bien amusée depuis qu’il ne l’avait vue.

giselle.

Beaucoup. J’ai été aux Italiens, à l’Opéra, j’ai dansé, j’ai monté à cheval.

julien.

Vous vous amusez donc du matin au soir ; vous vivez dans un tourbillon de plaisir.

giselle.

Il faut bien que je me dépêche. On voudrait me marier ce printemps.

julien.

Ah ! déjà ! Et comment ferez-vous pour vivre sagement quand vous serez mariée ?

giselle.

Je vivrai comme à présent ; mon mari me mènera dans le monde et partout.

julien.

Et s’il n’aime pas le monde ?

giselle.

Il faudra bien qu’il l’aime, puisque je le lui demanderai.


Giselle rentra en costume de cheval.

julien.

Mais un mari peut ne pas être aussi docile à suivre vos volontés que l’ont été vos parents.

giselle.

Oh ! je n’en suis pas inquiète ; nous nous arrangerons.

julien.

D’ailleurs, on n’est pas toujours à Paris, on se repose à la campagne.

giselle.

C’est vrai ! J’aime beaucoup la campagne quand il y a du monde ; on s’amuse autant qu’à Paris.

julien.

Moi, je veux dire la campagne sans monde.

giselle.

Comment ! en tête-à-tête avec son mari ?

julien.

Mais oui ; c’est ce que j’appelle du repos.

giselle.

Comment savez-vous si c’est amusant, puisque vous n’y allez jamais ?

julien.

Parce que je suis seul, et que c’est triste de vivre seul ; mais quand j’aurai près de moi une femme que j’aimerai et qui m’aimera, la vie que je préférerai et que je mènerai sept ou huit mois de l’année sera la vie tranquille de la campagne. »

Giselle le regarda avec surprise.

giselle.

Mais vous mourrez d’ennui, et votre femme aussi. Jamais vous ne trouverez une femme qui voudra s’enterrer à la campagne pendant huit mois.

julien.

Peut-être que si.

giselle.

Je sais bien que vous ne le ferez pas ; si je vous croyais, j’en serais effrayée.

julien.

Comment effrayée ? En quoi mes goûts peuvent-ils vous effrayer ?

giselle.

Oh ! vous savez bien que je comprends parfaitement pourquoi vous dites tout cela. Ma tante Blanche vous a conseillé de me demander à maman parce qu’on veut me marier et qu’elle sait que je ne dirai pas non ; et vous voulez à présent voir ce que je dirai quand vous me menacez de me faire passer huit mois dans une terre assommante, en y vivant comme des sauvages.

julien.

Vous avez à peu près deviné, Giselle, et je suis très touché de la franchise avec laquelle vous m’annoncez votre consentement au projet de votre tante. Mais, pour être heureux en ménage, il faut que les goûts s’accordent ; il faut que les caractères s’assouplissent ; il faut le calme d’une affection dévouée, des deux côtés. C’est ce que vous trouverez en moi, Giselle ; mais vous, pensez-vous pouvoir arriver à cette affection qui engendre la douceur, la complaisance, le dévouement enfin ?

giselle.

L’affection, oui, Julien ; mais je ne veux pas m’enterrer à la campagne pour vivre en ours.

julien.

Ce n’est pas non plus ce que je vous demanderais ; j’aime la société et j’en aurais, tant au dehors qu’au dedans ; mais je n’aime pas ce qu’on appelle le monde, le grand monde, les plaisirs ruineux du monde ; vous savez ce que je veux dire ?

giselle.

Oui, oui, je le sais très bien, et ce qui m’ennuie, c’est que j’aime tout cela, moi ; mais écoutez, Julien, ne me pressez pas trop ; causons souvent bien franchement ; peut-être finirons-nous par nous accorder sur ce qui vous semble si discordant maintenant ; peut-être mon affection pour vous deviendra-t-elle plus vive, assez vive pour changer mes goûts et même mes idées. Je sais que je suis très incomplète. On m’a tant gâtée ! On m’a tant habituée à dominer tout et tous ! Vous, qui êtes si raisonnable et si bon, vous pourrez peut-être me transformer.

— Dieu le veuille ! Giselle, dit Julien en lui baisant la main. Vous seriez si charmante si vous vouliez !

giselle.

Je verrai, j’essayerai. Venez tous les jours causer avec moi ; vous me ferez plaisir. Je vous quitte pour aller voir papa ; il m’a dit qu’il voulait me parler ; je l’avais oublié. C’est votre faute », ajouta-t-elle en riant ; et elle courut chez son père.

« Quelle charmante enfant on a gâtée à plaisir ! dit Julien avec tristesse. Je ne me fais pas d’illusion ; je crains que le mal ne soit trop enraciné pour qu’elle puisse le détruire ; elle pourra s’améliorer, mais devenir la femme que je veux, la femme qu’il me faut, jamais ! je le crains beaucoup, jamais ! »