Hachette (p. 349-360).



XXIV

giselle fait son choix


Pendant que Julien restait pensif et attristé, Giselle racontait gaiement à son père ce qui venait de se passer entre elle et Julien.

« C’est très heureux, papa, parce que je veux me marier, que M. Julien est un très beau parti et qu’il me plaît beaucoup.

m. de gerville.

Tu en aurais un bien plus beau, si tu voulais ; c’est précisément ce que je voulais te dire, moi.

giselle.

Un plus beau ? Qui donc ? Comment le savez-vous ?

m. de gerville.

Je crois bien, qu’il est plus beau ! C’est le duc de Palma, qui a la tête tournée de toi et qui te demande en mariage.

giselle.

Le duc de Palma que je rencontre partout ? Il est un peu vieux, ce me semble, et puis un peu bête.

m. de gerville.

Il n’est pas vieux ; il a à peine quarante ans ! à peu près mon âge. Il n’a pas un esprit extraordinaire, mais il n’est pas trop bête.

giselle, riant.

Pas trop, mais assez pour être mené par le bout du nez. Cela, par exemple, me conviendrait beaucoup. Il est encore très bien le duc de Palma.

m. de gerville.

Certainement ; il est très bel homme.

giselle.

Il a des équipages magnifiques.

m. de gerville.

Je crois bien ; il a plus de cinq cent mille francs de revenu.

giselle.

Avec tout cela, papa, j’aimerais mieux Julien.

m. de gerville.

Pourquoi cela ? Il te fait toujours la leçon.

giselle.

C’est précisément ce qui fait que je l’aime mieux que d’autres. J’ai confiance en lui.


« Il y a des équipages magnifiques. »

m. de gerville.

Je te laisse absolument libre de choisir celui que tu voudras, mon cher ange. Ne te presse pas, et ne te décide qu’après avoir pris le temps de réfléchir.

giselle.

Je suis fâchée que vous m’ayez parlé de ce duc de Palma. J’aurais épousé Julien avec grand plaisir, et je crois qu’il serait parvenu à me rendre raisonnable.

m. de gerville.

Tu n’as pas besoin de Julien pour être raisonnable, mon cher ange.

giselle.

Je sais bien ce que je dis ; vous ne pouvez pas me juger mais moi je me juge très bien quand je suis dans mes moments sérieux.

m. de gerville.

Que veux-tu que je réponde au duc ?

giselle, riant.

Dites-lui qu’il attende.

m. de gerville.

Mais ce n’est pas une réponse.

giselle, sèchement.

C’est la mienne ; je n’en fais pas d’autre. »

Giselle rentra au salon d’un air triomphant.

« Ha, ha, ha ! Savez-vous ce que papa vient de me dire ? Le duc de Palma qui demande mon cœur et ma main !

julien, souriant

Et qu’avez-vous répondu ?

giselle, riant.

Rien du tout ; il peut bien attendre,… pas longtemps par exemple, car il n’en a pas assez à vivre pour en perdre beaucoup.

julien, avec inquiétude.

Vous ne pouvez pas devenir la femme de cet homme-là.

giselle.

Pourquoi cela ?

julien.

Parce qu’il est trop vieux pour vous.

giselle.

Oui, mais il est duc.

julien.

C’est un mauvais sujet.

giselle, riant.

Mais il a cinq cent mille livres de rente ; et je le corrigerais d’ailleurs ; je le mènerais à la baguette.

julien.

Giselle, ne plaisantez pas sur un sujet aussi sérieux que le mariage.

giselle.

Je ne plaisante pas sur le mariage, mais sur le mari qu’on me propose.

julien.

J’aime mieux cela, mais…

giselle, souriant.

Mais vous êtes un peu jaloux ; vous avez un peu peur.

julien.

Pas du tout. Je vous estime trop pour supposer un instant que vous accepteriez un mari pareil. D’ailleurs vos parents n’y consentiraient jamais.

giselle.

Ah bah ! si je le voulais, ils le voudraient aussi. Mais soyez tranquille ; je ne le voudrais pas. Je le crois du moins. »

Avant que Julien eût pu lui répondre, elle courut à sa mère qui entrait.

giselle.

Maman, savez-vous une chose très drôle ?

léontine.

Quoi donc, chère petite ?

giselle.

Le duc de Palma qui me demande en mariage.

léontine, étonnée

Qui est-ce qui te l’a dit ? Ce n’est pas Julien, ajouta-t-elle en souriant.

giselle.

Oh ! il n’y a pas de danger que Julien me dise de ces choses. Il ne parle que pour lui. C’est papa qui vient de me l’apprendre. »

Léontine ne répondit pas, mais elle parut fort contrariée ; elle regarda Julien, elle lui trouva l’air triste et inquiet.

Giselle plaisanta sur les années du duc, sur ses cheveux un peu grisonnants ; mais elle ne continua pas, car elle s’aperçut que sa gaieté n’était pas partagée.

Pendant quelques jours, Julien continua à venir fort assidûment, soit chez Mme de Gerville, soit dans la famille, passer une partie de ses après-midi et toutes ses soirées avec Giselle ; tantôt elle semblait toute changée et disposée à accepter le genre de vie que lui offrait Julien, tantôt elle le persiflait, assurait que jamais elle ne se ferait à ses idées et à ses goûts, et lui conseillait de renoncer au mariage.

Le duc de Palma consentit à attendre à condition qu’il verrait souvent Giselle. Les faibles parents y consentirent sur les supplications instantes de Giselle et après une scène déplorable à laquelle assistèrent Mme de Monclair et M. Tocambel. On permit au duc de multiplier ses visites ; il venait donc plus souvent que jamais chez M. et Mme de Gerville, il s’occupait exclusivement de Giselle, lui parlait de ses terres, de ses bijoux, de la vie animée qu’il comptait faire mener à sa femme :

« Si je me marie, disait-il, ma femme n’aura rien à désirer, car elle aura tout ce qu’une femme peut posséder ; ses volontés seront les miennes ; je réglerai ma vie sur ses goûts ; elle sera la maîtresse souveraine de ma demeure, et je ne serai que son esclave dévoué. »

Cette perspective séduisait Giselle ; elle comparait la galanterie empressée du duc avec la sage réserve de Julien ; sa vanité plaidait pour le duc, sa raison et son cœur parlaient pour Julien ; mais, à la longue, la vanité l’emporta sur le peu de cœur qu’avait conservé Giselle, et un jour que le duc lui avait parlé ouvertement et qu’il l’avait pressée très vivement de se décider, elle lui fit entendre que sa décision était déjà prise en sa faveur.

La joie du duc fut aussi insensée que sa passion ; il obtint l’autorisation de faire sa demande en forme, il lui passa au doigt une bague avec un rubis magnifique entouré de diamants ; et quand Julien vint faire le lendemain à Giselle une visite inaccoutumée à une heure matinale, elle lui dit avec embarras :

« Julien, j’ai quelque chose à vous dire.

julien.

Et moi aussi, ma chère Giselle ; je venais vous faire mes adieux.

giselle.

Vous partez ?

julien.

Oui, je vous fuis : vous ne pouvez pas être ma femme ; je vous rendrais malheureuse, et je serais moi-même bien malheureux.

giselle.

Je vous regrette, Julien ; croyez-moi, je vous regrette et je vous aime, mais… j’ai promis ma main au duc de Palma.

julien.

Giselle, malheureuse enfant, qu’avez-vous fait ? Vous ne l’aimez pas, vous ne l’aimerez jamais ; il est temps encore, refusez.

giselle.

Il est trop tard, j’ai promis ; j’ai bien vu que je ne vous convenais pas. Je crois que je ne serai pas malheureuse. Voyez la magnifique bague qu’il m’a donnée ; voyez quel rubis admirable »

Julien ne regarda pas le rubis ; il regarda tristement Giselle, prit son chapeau et sortit en disant :

« Pauvre enfant ! adieu pour toujours ! »

Giselle resta stupéfaite. « Il est parti pour toujours », dit-elle ; et elle pleura.