Hachette (p. 319-332).



XXII

julien réussit


« Maman, dit Giselle peu de jours après, je voudrais bien monter à cheval.

giselle.

Tu es trop jeune, chère enfant ; et, n’ayant jamais pris de leçons au manège, tu ne peux pas commencer par des promenades dans les champs.

giselle.

Pourquoi cela ? Ils montent tous à cheval ici.

léontine.

Les hommes, oui ; mais pas les femmes.

giselle.

C’est la même chose ; si les hommes montent, les femmes peuvent bien monter aussi.

léontine.

Non, c’est plus dangereux pour les femmes que pour les hommes.

giselle.

Ah ! par exemple ! Je tiendrais mon cheval tout aussi bien que papa, mes oncles, mes cousins et tous ces messieurs.

léontine.

Tu n’as pas dans les mains la force de ces messieurs pour tenir ton cheval ; ensuite les femmes sont assises de côté sur leur cheval ; elles sont moins solides à cheval que les hommes.

giselle.

C’est égal ! il faut que je monte à cheval ; cela m’amusera beaucoup.

léontine.

Non, cher amour, n’y pense pas ; tu as tant d’autres manières de t’amuser.

giselle.

J’aime mieux monter à cheval ; j’irai faire des promenades dans la forêt.

léontine.

Il n’y a pas ici de chevaux que tu puisses monter ; ils sont tous trop vifs.

giselle.

Dites à papa de m’en acheter un.

léontine.

Ce ne serait pas raisonnable, ma minette ; dans deux ou trois ans, nous verrons.

giselle.

Non, je ne veux pas attendre si longtemps ; il faut que je commence demain.

léontine.

Mais, Giselle, tu n’y penses pas ; d’abord il n’y a pas de selle de femme.

giselle.

Si fait ; j’en ai vu une et même deux dans la sellerie ; le cocher m’a dit qu’elles avaient servi à mes tantes et à vous.

léontine.

Quand même il y aurait dix selles, du moment qu’il n’y a pas de cheval convenable pour toi, c’est comme s’il n’y en avait pas.

giselle.

Mais c’est ennuyeux, ça ! Vous me refusez tout ce que je vous demande.

léontine.

Ma chère petite, c’est que tu me demandes des choses impossibles, dangereuses. Comment veux-tu que je te les accorde ?

giselle.

Si papa me permet, le permettrez-vous aussi ?

léontine.

Je ne sais pas… Je crains…

giselle.

Ne craignez rien, maman ; dites oui, ou je pleurerai toute la journée.

léontine.

Mon Dieu, mon Dieu, Giselle, que tu es tenace dans tes volontés !

giselle.

C’est parce qu’elles sont bonnes. Voyons, maman, dites oui, et je me laisserai embrasser toute la journée par vous et par papa.

— En vérité ! dit Léontine joyeuse et embrassant Giselle plus de vingt fois. Eh bien ! oui, si papa y consent, tu monteras à cheval ; mais laisse-moi t’embrasser encore… et encore. »

Giselle se laissa faire de bonne grâce et courut à la recherche de M. de Gerville.

Elle rencontra dans la cour Julien qui rentrait.

« Monsieur Julien, où est papa ? Dites-le-moi vite, j’ai besoin de lui parler.

julien.

Il est chez le garde ; mais c’est donc bien pressé, Mademoiselle ?

giselle.

Très pressé, extrêmement pressé ; il faut que vous m’aidiez. Venez avec moi ; courons vite pour trouver papa.

— Mais qu’est-ce donc, Mademoiselle ? Et en quoi puis-je vous aider ? demanda Julien courant après Giselle.

— Vous allez le savoir quand nous aurons trouvé papa », répondit Giselle courant toujours.

Tout en courant, elle lui expliqua qu’elle voulait monter à cheval, et qu’il lui fallait un cheval et une selle. La conversation n’était pas facile en courant à perdre haleine ; aussi Julien l’écoutait sans répondre et s’étonnait de cette idée nouvelle qui avait jailli si impétueuse du cerveau de Giselle.

Ils arrivèrent chez le garde cinq minutes après le départ de M. de Gerville.

giselle.

Savez-vous, Renaud, où est allé papa ?

le garde.

Je crois, Mademoiselle, qu’il est allé au moulin.

giselle.

Courons au moulin, Monsieur Julien. »

Et Giselle partit comme un trait.

« Mademoiselle, Mademoiselle Giselle ! » criait Julien en courant après elle.

Mais Giselle ne l’écoutait pas et courait toujours.

julien, courant.

Mademoiselle !… Arrêtez un instant… Je ne peux pas vous suivre…

« Je n’en puis plus », cria-t-il une dernière fois en s’arrêtant essoufflé, suffoqué de sa course longue et rapide.

Giselle était hors de vue. Julien s’assit.

« Ma foi ! il m’est impossible de la suivre… Au fait, je n’ai pas besoin de me ployer à toutes ses fantaisies. Cette idée de poursuivre son père comme un lièvre à la course ! Elle veut monter à cheval, à ce qu’il paraît ; si j’étais son père, je le lui refuserais joliment. C’est une folie ! Une enfant qui n’a jamais pris de leçons de manège et qui veut monter en pleine campagne des chevaux jeunes et fringants. Elle se cassera le cou ! J’espère bien que les parents ne seront pas assez faibles pour la laisser faire. Et s’ils ont la niaiserie d’y consentir, j’userai de mon influence pour lui faire abandonner cette folie. Elle m’écoute presque toujours, parce que je sais la prendre. C’est dommage que je ne sois pas son père : j’en ferais une personne aussi charmante au moral qu’elle l’est au physique ; telle qu’elle est, elle n’est pas supportable. »

Quand Julien fut de retour au château, il trouva tout le monde prêt à se mettre à table. Il expliqua la cause de son retard ; Giselle se moqua de sa paresse.

« Heureusement que je n’ai pas eu besoin de


« Cette idée de poursuivre son père comme un lièvre à la course ! »

votre aide, Monsieur Julien ; papa, qui est très

bon, m’a accordé presque tout de suite ce que je lui demandais.

m. de gerville.

Presque tout de suite, c’est une manière de parler ; c’est-à-dire que tu m’as tant tourmenté, que j’ai cédé de guerre lasse. Figurez-vous, Julien, qu’elle s’est pendue à mon cou, me serrant comme dans un étau et assurant qu’elle ne me lâcherait que lorsque j’aurais consenti à sa demande ; je l’ai embrassée dix fois, vingt fois ; à la fin j’en avais assez, et j’ai dit oui pour pouvoir respirer librement.

giselle.

Et papa m’a promis que ce serait vous qui me donneriez mes premières leçons, Monsieur Julien.

julien.

Je suis désolé, Mademoiselle, de ne pouvoir ratifier la promesse de M. de Gerville ; je ne peux pas vous donner les leçons que vous réclamez.

giselle.

Pourquoi cela ? Une heure par jour seulement.

julien.

Je travaille à mon examen de droit, Mademoiselle, tout le temps que je ne consacre pas au salon et à la promenade de ces dames.

giselle.

Vous n’êtes pas obligé de passer votre examen cette année ; vous pouvez le retarder de quelques mois.

julien.

Non, Mademoiselle, je ne reculerai pas l’accomplissement d’un devoir pour un plaisir.

giselle.

Vous ne travaillez pas par devoir à votre âge.

julien.

Pardon, Mademoiselle, le devoir de tout homme est de se rendre utile à son pays le plus tôt possible.

giselle.

Dites tout simplement que cela vous ennuie de me donner des leçons.

julien.

Ce n’est pas de l’ennui, mais un remords de conscience.

giselle.

Comment, pourquoi un remords ?

julien.

Parce que je ne veux pas vous aider à vous tuer ou à vous estropier.

giselle.

Me tuer, quelle folie ! comme si l’on se tuait en montant à cheval.

julien.

Oui, Mademoiselle, dans les conditions où vous êtes, on risque beaucoup. Des chevaux vifs et ardents, une main faible et inhabile pour les mener, un maître inexpérimenté et sans autorité, la rase campagne pour manège, c’est plus qu’il n’en faut pour amener les plus graves accidents. »

Giselle ne dit plus rien ; elle regarda avec inquiétude sa mère, qui regardait à son tour d’un air reconnaissant le courageux Julien ; il affrontait sans crainte la colère de Giselle et il avait quelque chance de réussir à la faire changer d’idée.

Le reste de la société applaudit à la franchise de Julien, et s’unit à lui pour détourner M. et Mme de Gerville de céder à la fantaisie dangereuse de leur fille. Rien ne fut décidé à cause des regards courroucés de Giselle ; elle ne disait mot.

Après déjeuner Giselle s’approcha de Julien.

« Monsieur Julien, dit-elle, vous m’avez fait une méchanceté dont je vous garderai rancune.

julien.

J’en serai d’autant plus peiné, Mademoiselle, que j’ai parlé en ami sincère et dévoué, qu’il m’en a beaucoup coûté de vous contrarier, et que je vous aurais volontiers sacrifié mon travail, si je n’avais eu la vraie, la seule raison de mon refus, la crainte des dangers que vous alliez courir.

giselle.

Est-ce bien sincère ce que vous dites ?

julien.

Aussi vrai que si je parlais devant le bon Dieu.

— Alors,… alors dit Giselle en perdant son air mécontent, je me rends à votre conseil ; je ne monterai pas à cheval.

— Merci, Mademoiselle, dit Julien, touché de cet effort de raison. Merci, je vous suis plus dévoué que jamais.

— Maman, dit Giselle, tranquillisez-vous, je renonce à monter à cheval.

léontine.

Quel bonheur ! Que tu es aimable et bonne, ma Giselle ! De quelle inquiétude tu me délivres !

giselle.

Où est papa ? que je lui porte cette bonne nouvelle.

madame de gerville.

Il est allé à la sellerie pour faire arranger la selle que tu devais avoir.

— Monsieur Julien, dit Giselle en se tournant vers lui avec un sourire, ayez l’obligeance de faire part à papa de mes changements de projets et dites-lui à qui il les doit.

julien.

Je laisse ce dernier soin à votre générosité, Mademoiselle ; mais je vais m’acquitter avec bonheur de la première partie de votre commission. »

Giselle proposa à sa mère de rejoindre dans le jardin ses tantes et son oncle, ce que Léontine accepta avec un empressement joyeux.

giselle.

Et vous ne m’embrassez pas, maman, pour me récompenser de ma sagesse ?

léontine.

Je craignais de t’ennuyer, mon enfant chérie sois bénie, mille fois bénie de la bonne action que tu viens de faire. »

Et Léontine, profitant de l’invitation de sa fille, l’embrassa tendrement, mais avec mesure, de peur de la contrarier.