Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 416-441).
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XXXIX

J’ai terminé en disant tout ce qui me concerne, mais je ne puis me retenir de dire encore ce qui touche tout le monde : de vérifier les conclusions auxquelles je suis arrivé par des considérations générales.

Je désire dire pourquoi il me semble que plusieurs, de notre milieu, doivent arriver à la même conclusion que moi, et encore ce qui arrivera si au moins quelques-uns y parviennent.

Je pense que plusieurs arriveront où j’en suis venu parce qu’il suffit que les hommes de notre caste se regardent sérieusement pour que les jeunes gens qui cherchent le bonheur personnel soient horrifiés devant la misère toujours croissante de leur vie qui les entraîne certainement à leur perte. Les hommes conscients seront horrifiés de la cruauté et de l’iniquité de leur vie, et les timides frémiront devant les dangers de la leur.

Le malheur de notre vie : bien que nous, les gens riches, réparions, soutenions avec l’aide de la science et de l’art notre vie mensongère, cette vie devient d’année en année plus faible, plus maladive et plus inquiète. Le nombre des suicides et le refus de production d’enfants augmentent sans cesse. Chaque année faiblit la nouvelle génération des hommes de notre classe ; chaque année nous sentons croître l’ennui de notre vie.

Évidemment le salut ne peut être dans cette voie d’augmentation du confort et des agréments de la vie, des traitements, des dents artificielles, des faux cheveux, les massages, etc. Cette vérité est devenue un tel truisme que dans les journaux on insère des réclames sur de la poudre pour l’estomac des riches, sous le nom blessings for the poor (bénédiction pour les pauvres). On dit dans cette réclame que seuls les pauvres digèrent bien, que le riche a besoin de remèdes et entre autres de cette poudre.

On ne peut remédier à cela par aucun amusement, par aucune commodité, par aucune poudre ; seul le changement de la vie peut y remédier.

Le désaccord de notre vie avec notre conscience : malgré tout notre soin de justifier devant nous-mêmes notre trahison envers l’humanité, toutes nos justifications tombent en poussière devant l’évidence. Autour de nous des gens meurent d’un travail excessif et de misère. Nous gaspillons la nourriture, le vêtement, le travail des hommes uniquement pour trouver des distractions et de la variété ; c’est pourquoi la conscience de l’homme de notre monde, s’il en a au moins un peu, ne peut s’endormir et empoisonne toutes les commodités et les agréments de la vie que nous fournissent les frères qui souffrent et qui meurent de travail.

Mais c’est peu que chaque homme conscient le sente lui-même, il serait heureux de l’oublier, mais il ne peut le faire en notre temps ; toute la meilleure partie de la science et de l’art, celle en quoi est le sens de sa vocation, nous rappelle toujours notre cruauté et notre situation illégale. Les vieilles justifications solides sont toutes détruites ; les nouvelles justifications éphémères du progrès, de la science pour la science, de l’art pour l’art, ne supportent pas la lumière du simple bon sens.

La conscience des hommes ne peut être calmée par de nouvelles inventions, elle ne peut l’être que par un changement de la vie qui n’aura pas besoin de justification.

Le danger de notre vie : nous avons beau tâcher de nous dissimuler le danger simple, le plus évident, de l’épuisement de la patience des hommes que nous étranglons ; nous avons beau réagir contre ces dangers par les tromperies de toutes sortes, par la violence, par la flatterie, ce danger croît chaque jour, chaque heure ; il nous menace depuis longtemps et maintenant il est si mûr que nous nous tenons à peine dans notre petite barque sur la mer houleuse qui bientôt nous engloutira dans sa colère et nous dévorera. Non seulement la révolution ouvrière avec les horreurs des destructions et des meurtres, nous menace, mais nous vivons sur elle depuis déjà trente ans et en attendant, tant bien que mal, par diverses ruses, nous ajournons provisoirement son explosion. Telle est la situation en Europe, telle est la situation chez nous.

Et chez nous c’est encore pire parce qu’il n’y a pas de soupape de sûreté. Les classes qui oppriment le peuple n’ont maintenant, sauf le tzar, aux yeux de notre peuple aucune justification, elles ne se maintiennent dans leur situation que par la violence, par la ruse, par l’opportunisme, c’est-à-dire par habileté, mais la haine des pires représentants du peuple et le mépris des meilleurs, pour nous, croissent chaque heure.

Dans notre peuple, ces trois ou quatre dernières années, un nouveau mot, très important, est devenu général ; je ne l’avais jamais entendu formuler auparavant. On nous invective maintenant dans la rue ; on nous appelle : « fainéants. »

La haine et le mépris du peuple écrasé croissent ; la force physique et morale des classes riches s’affaiblissent. La tromperie, par laquelle tout se soutient, s’use, et les classes riches ne peuvent déjà plus se consoler par rien de ce danger mortel.

On ne peut retourner au vieil ordre de choses. On ne peut ressusciter l’autorité écrasée. Il ne reste qu’une chose à ceux qui ne veulent pas changer leur vie : espérer que ça durera autant qu’eux et qu’après eux le déluge.

C’est ce que fait la foule aveugle des classes riches. Mais le danger croît toujours et l’horrible épilogue s’approche. Ce sont les trois causes qui montrent aux hommes des classes riches la nécessité de changer leur vie : le besoin du bien personnel et celui du prochain, impossibles à satisfaire dans cette voie où se trouvent les classes riches ; le besoin de la satisfaction de la conscience dont l’impossibilité est évidente dans la voie actuelle, et le danger toujours croissant et menaçant de la vie, danger qu’on ne peut écarter par aucun moyen extérieur. Ces trois causes doivent entraîner les gens des classes riches à changer leur vie de façon à satisfaire le bien et la conscience et à écarter le danger.

Et il n’y a qu’un seul changement : cesser de mentir, se repentir, reconnaître le travail non comme une malédiction mais comme une œuvre joyeuse de la vie.

« Mais qu’adviendra-t-il de ce que je me serai livré pendant dix, huit, cinq heures à un travail physique que des milliers de paysans feront très volontiers pour l’argent que je possède ? » objecte-t-on à cela.

Il en résultera 1o : la chose la plus simple, indiscutable, que tu seras plus gai, plus fort, plus courageux, meilleur ; que tu connaîtras la vraie vie de laquelle tu t’éloignais ou qui t’était cachée.

2o Si tu as une conscience, alors, non seulement elle ne souffrira pas comme elle souffre maintenant en voyant le travail des hommes (dont toujours, par ignorance, nous augmentons ou diminuons l’importance), mais tu éprouveras toujours la conscience joyeuse que chaque jour tu satisfais de plus en plus aux besoins de ta conscience et que tu sors de cette situation terrible, d’un tel amoncellement de mal, dans notre vie, qu’il n’est pas possible de faire le bien aux hommes. Tu sentiras la joie de vivre librement avec la possibilité de faire le bien, tu perceras la fenêtre sur le domaine du monde moral, qui était fermée en toi. Il arrivera qu’au lieu de la crainte éternelle, des représailles, tu sentiras que tu sauves les autres de cette vengeance et principalement que tu sauves des opprimés du sentiment cruel de la colère et de la vengeance.

« Mais c’est ridicule, dit-on ordinairement, que nous, les hommes de notre monde, avec les questions profondes qui se dressent devant nous : questions philosophiques, scientifiques, politiques, artistiques, ecclésiastiques, sociales, que nous, les ministres, les sénateurs, les académiciens, les professeurs, les artistes, les chanteurs, que nous, dont un quart d’heure de temps est apprécié si cher par les hommes, nous employions notre temps à quoi ? À cirer nos bottes, à laver nos chemises, à labourer, à semer les pommes de terre, à nourrir nos poules, notre vache, etc., choses que font pour nous et avec joie, non seulement notre portier et notre cuisinier, mais des milliers d’hommes qui estiment cher notre temps. »

Mais pourquoi s’habiller, se laver, se peigner (excusez le détail), tenir son vase de nuit, pourquoi marchons-nous, donnons-nous des chaises aux dames, aux invités, pourquoi ouvrons-nous et fermons-nous les portes, faisons-nous asseoir en voiture, et des centaines de choses pareilles qu’autrefois les esclaves faisaient pour nous ?

Parce que nous trouvons qu’il le faut ainsi, que c’est conforme à la dignité humaine, c’est-à-dire que c’est un devoir obligatoire à l’homme.

De même pour le travail physique. La dignité de l’homme, son devoir sacré, son obligation, c’est d’employer ses bras et ses jambes, à faire ce pourquoi ils lui sont donnés : employer la nourriture consommée au travail qui produit cette nourriture, et non pour qu’ils s’atrophient, non pour les laver, les nettoyer et les employer seulement à porter à la bouche la nourriture, les boissons et les cigarettes.

L’accomplissement du travail physique a cette importance pour chaque homme, dans chaque société. Mais dans notre société, où l’oubli de cette loi de la nature est devenu le malheur d’une classe entière d’hommes, l’occupation du travail physique reçoit une autre signification, celle de la propagande et de l’activité qui écartent les terribles maux qui menacent l’humanité. Dire que pour un homme instruit l’occupation d’un travail physique n’est rien, c’est la même chose que de dire pendant la construction d’un temple : qu’y a-t-il d’important à mettre une pierre exactement à sa place ?

L’œuvre même la plus grande se fait précisément dans les conditions de la modestie, de la simplicité. Ni labourer, ni construire, ni élever le bétail, ni penser, ne se peuvent faire avec un éclairage a giorno, au son des canons et en uniforme. L’éclairage, le grondement des canons, la musique, les uniformes, la propreté, l’éclat avec lesquels nous sommes habitués d’unir l’idée, l’importance de l’occupation, sont toujours, au contraire, les signes de son manque d’importance.

Les grandes, les vraies œuvres sont toujours simples et modestes.

Telle est la plus grande œuvre qui soit devant nous : la solution de ces terribles contradictions dans lesquelles nous vivons.

Les œuvres qui résolvent ces contradictions sont ces actes modestes, inaperçus, qui paraissent ridicules : se servir soi-même, faire les travaux physiques nécessaires pour soi et si possible pour les autres. Ce sont les œuvres que nous, les gens riches, devons faire si nous comprenons le malheur, la honte et le danger de cette situation dans laquelle nous sommes tombés.

Qu’adviendra-t-il de ce que moi, un autre, un troisième, une dizaine d’hommes, ne négligeons pas le travail physique et le jugeons nécessaire pour le bonheur, pour la tranquillité de notre conscience et notre sécurité ? Voici ce qui en résultera : un, puis un autre, puis un troisième, puis une dizaine d’hommes, sans se heurter contre personne, sans la violence gouvernementale ou révolutionnaire, résoudront pour eux la question qui paraît insoluble, qui est devant chacun et la résoudront de telle façon qu’ils pourront mieux vivre, que leur conscience deviendra plus calme et que le mal de l’oppression cessera d’être terrible pour eux. Il en résultera que les autres hommes verront aussi que le bien qu’ils cherchent partout est autour d’eux, que les contradictions de la conscience et de la constitution du monde qui paraissent insolubles se résolvent par le moyen le plus simple, le plus joyeux, et qu’au lieu d’avoir peur des hommes qui nous entourent, il faut se rapprocher d’eux et les aimer.

La question économique, sociale, qui paraît insoluble, est celle du petit coffre de la fable de Krilov. Le coffre s’ouvre très simplement. Et il ne s’ouvrira pas tant que les hommes ne feront pas la chose essentielle, la plus simple, tant qu’ils ne l’ouvriront pas.

La question qui semble insoluble, c’est la vieille question de la jouissance par les uns du travail des autres. En notre temps, elle s’exprime dans l’institution de la propriété. Autrefois, on jouissait du travail des autres, tout simplement par la violence, par l’esclavage ; en notre temps, cela se fait par l’institution de la propriété.

La propriété, en notre temps, est le clou de tout le mal : des souffrances des hommes qui en sont privés, des reproches de la conscience des hommes qui en abusent et du danger des chocs entre ceux qui l’ont en grandes proportions et ceux qui en sont privés.

La propriété est le pivot du mal, et, en même temps, c’est la chose vers quoi est dirigée toute l’activité de notre société contemporaine, ce qui guide l’activité de tout notre monde.

Les états, les gouvernements intriguent et font la guerre à propos de la possession des bords du Rhin, des terres en Afrique et en Chine, dans les provinces des Balkans. Les banquiers, les commerçants, les fabricants, les propriétaires fonciers travaillent, s’ingénient, se tourmentent et tourmentent les autres à cause de la propriété. Les fonctionnaires, les artisans travaillent, trompent, oppriment, souffrent à cause de la propriété. Les tribunaux, la police gardent la propriété, les bagnes, les prisons, toutes les terreurs qu’on appelle punitions, tout cela a pour cause la propriété.

La propriété, c’est la base de tout le mal, et tout le monde n’est occupé que par le partage et la garantie de cette propriété.

Qu’est-ce donc que cette propriété ?

Les hommes sont habitués à penser que la propriété est quelque chose qui est propre à l’homme, c’est pourquoi ils ont appelé cela propriété. Nous disons également d’une maison et de notre main, ma propre main, ma propre maison.

Mais c’est évidemment une erreur, une superstition. Nous savons, — si nous ne le savons pas il est facile de s’en convaincre, — que la propriété n’est que le moyen de jouir du travail des autres. Le travail des autres ne peut nullement être le mien ; il n’a même rien de commun avec l’idée de la propriété, conception très précise et très définie. L’homme appella toujours et appelle le sien, soi-même, ce qui est soumis à sa volonté et lié à sa conscience : son corps. Aussitôt que l’homme appelle propriété ce qui n’est pas son corps, mais ce qu’il désirerait soumettre à sa volonté comme son corps, il commet une erreur et se crée des désenchantements, des souffrances et il se trouve entraîné à faire souffrir les autres.

L’homme appelle sa propriété : sa femme, ses enfants, ses esclaves, ses objets, mais la réalité lui montre toujours son erreur et il doit renoncer à cette superstition ou souffrir et faire souffrir les autres.

Maintenant encore, en renonçant nominalement à la propriété des hommes, grâce à l’argent, à son prélèvement par les gouvernements, nous déclarons notre droit de propriété sur l’argent, c’est-à-dire sur le travail des autres. De même que le droit de propriété sur la femme, le fils, l’esclave, le cheval, c’est une fiction qui s’anéantit par la réalité et fait seulement souffrir celui qui y croit, parce que la femme, le fils, ne se soumettent jamais à ma volonté, comme mon corps, qui seul reste ma vraie propriété ; de même la propriété d’argent ne sera jamais la propriété mais seulement la tromperie de soi-même, la source des souffrances ; mon corps seul, ce qui m’obéit toujours, qui est lié à ma conscience, restera ma propriété.

Il n’y a que nous seuls, qui par habitude puissions appeler propriété autre chose que notre corps ; à nous seuls une superstition aussi insensée peut être utile et rester sans conséquences nuisibles, du moins pour nous.

Mais il faut réfléchir au sens de l’affaire pour voir que cette superstition, comme toute autre, porte avec soi de terribles conséquences.

Prenons l’exemple le plus simple :

Je considère comme étant ma propriété, moi et aussi un autre homme. Il me faut savoir préparer le dîner. Si je n’avais pas la superstition de considérer l’autre homme comme ma propriété j’apprendrais cet art, comme tout autre art nécessaire à ma vraie propriété, c’est-à-dire à mon propre corps, et maintenant je l’enseigne à une propriété imaginaire, et le résultat est celui-ci : que mon cuisinier ne m’obéit pas, ne désire pas me satisfaire et même me quitte ou meurt, et moi je reste avec des besoins non satisfaits, avec la honte d’apprendre, avec la conscience d’avoir dépensé, pour dresser ce cuisinier, autant de temps qu’il m’en fallait pour apprendre moi-même. Il en est de même pour la propriété des bâtiments, des vêtements, des meubles, de la terre, de l’argent. Chaque propriété imaginaire provoque en moi des besoins non correspondants qui ne sont pas toujours satisfaits et me privent de la possibilité d’acquérir pour ma vraie propriété indiscutable, pour mon corps, les sciences, le savoir, les habitudes, les perfections que je pourrais acquérir.

Le résultat est toujours celui-ci : je dépense, inutilement pour moi et pour ma vraie propriété, mes forces, parfois toute ma vie, à ce qui n’est et ne peut être ma propriété.

J’installe ma bibliothèque imaginaire, ma propre galerie de tableaux, mon propre appartement, mes habits, j’acquiers mon propre argent pour acheter ce qui m’est nécessaire et le résultat est que je finis par m’occuper d’une propriété imaginaire comme si elle était réelle. Je perds absolument la conception de la différence entre ce qui est ma vraie propriété, laquelle en effet je puis améliorer, qui peut me servir et qui reste toujours en mon pouvoir, et ce qui n’est pas et ne peut être ma propriété quelque nom que je lui donne, et qui ne peut être l’objet de mon activité.

Les paroles ont toujours un sens clair tant qu’on ne leur donne pas un sens faux.

Que signifie la propriété ? La propriété signifie ce qui est donné, ce qui m’appartient exclusivement, dont je peux toujours disposer à mon gré, ce que personne ne peut m’ôter, qui reste à moi jusqu’à la fin de ma vie et ce que je dois précisément employer, augmenter, améliorer.

Pour chacun, une telle propriété c’est soi seul. Et cependant, dans le même sens, on considère ordinairement la propriété imaginaire, celle au nom de quoi (pour faire l’impossible : rendre réelle cette propriété imaginaire) se passe tout le mal terrible du monde : les guerres, les supplices, les tribunaux, les prisons, le luxe, la débauche, le meurtre et la perte de l’humanité.

Alors que résultera-t-il de ce qu’une dizaine d’hommes laboureront, couperont le bois, vendront les bottes, non par misère, mais par la conscience que l’homme a besoin de travailler et que plus il travaillera mieux ce sera ? Il en résultera qu’une dizaine ou moins, un seul homme, dans sa conscience, et en réalité, montrera aux hommes que ce mal terrible dont ils souffrent n’est pas la loi de la destinée, la volonté de Dieu, une nécessité historique, mais une superstition ni très forte, ni très terrible, mais faible et nulle, en laquelle il faut seulement cesser de croire, comme aux idoles, pour se débarrasser d’elle et la déchirer comme une faible toile d’araignée.

Les hommes qui travaillent pour exécuter la loi joyeuse de leur vie, c’est-à-dire qui travaillent pour la réalisation de la loi du travail, s’affranchissent de cette superstition de la propriété si riche en malheurs, et tous les établissements qui existent au monde pour soutenir cette propriété imaginaire, en dehors de leur corps, seront pour eux, non seulement inutiles mais gênants, et il deviendra clair pour tout le monde que tous ces établissements ne sont pas les conditions nécessaires de la vie, mais une condition nuisible, inventée et fausse.

Pour un homme qui considère le travail non comme une malédiction, mais comme une joie, la propriété, en dehors de son corps, c’est-à-dire le droit ou la possibilité de jouir du travail des autres, sera non seulement inutile mais gênante.

Si j’aime à préparer mon dîner et y suis habitué, alors ce fait qu’un autre fera cela pour moi, me privera de mon travail habituel et ne me satisfera pas tant que de me suffire à moi-même. En outre l’acquisition de la propriété imaginaire sera inutile à un homme pareil. L’homme qui considère le travail comme sa vie, remplit par le travail toute sa vie et par suite a de moins en moins besoin du travail des autres, c’est-à-dire de la propriété, pour occuper son temps oisif pour l’agrément et la beauté de sa vie.

Si la vie d’un homme est remplie par le travail il n’a besoin ni de chambres, ni de meubles, ni de plusieurs jolis habits, il a encore moins besoin de nourriture chère, de moyens de locomotion, de distractions.

Et surtout, l’homme qui considère le travail comme le but et la joie de sa vie, ne cherchera pas l’allègement à son travail que lui peut donner le travail des autres.

L’homme qui considère la vie comme le travail se donnera pour but, avec l’acquisition du savoir, de l’habileté, le travail de plus en plus grand qui remplit sa vie de plus en plus.

Pour un homme pareil, qui met le sens de toute sa vie dans le travail et non dans ses résultats, non dans l’acquisition de la propriété, c’est-à-dire du travail des autres, il ne saurait être question des instruments de travail.

Bien qu’un homme pareil doive choisir toujours les instruments les plus productifs pour le travail, cet homme recevra la même satisfaction du travail s’il a les instruments de travail les plus improductifs.

S’il a une charrue à vapeur, il laboure avec cette charrue, sinon, il labourera avec une charrue à cheval ; s’il n’en a pas, il prendra l’araire ; s’il n’a pas d’araire, il labourera avec une bêche et dans toutes ces conditions, il atteindra également son but : passer sa vie dans le travail utile aux hommes et en recevoir la pleine satisfaction.

Et la situation d’un homme pareil, par les conditions extérieures et intérieures, sera plus heureuse que celle de l’homme qui met toute la vie dans l’acquisition de la propriété.

Selon les conditions extérieures, un homme pareil ne sera jamais dans la misère parce que les hommes, en voyant son désir de travailler — de même qu’on ajoute le moulin à la force de l’eau — tâcheront toujours de faire son travail le plus productif, et que pour cela, on garantira son existence, ce qui ne se produit pas avec les hommes qui aspirent à la propriété.

Et la garantie des conditions matérielles, c’est tout ce qui est nécessaire à l’homme.

Selon les conditions intérieures, un pareil homme sera toujours plus heureux que celui qui cherche la propriété parce que ce dernier ne recevra jamais ce à quoi il aspire, et que le premier le recevra toujours selon ses forces : le faible, le vieux, le mourant, comme dit le proverbe, avec son alène dans la main, recevra la pleine satisfaction, l’amour et la compassion des hommes. Alors voilà ce qui résultera de ce que quelques originaux, quelques fous, laboureront, coudront des bottes, etc., au lieu de fumer des cigarettes, de jouer au whist et d’aller partout porter leur ennui, les dix heures que chaque homme intellectuel a de libres par jour.

Il en résultera que ces fous montreront dans la réalité que cette propriété imaginaire, pourquoi les hommes souffrent, se tourmentent et tourmentent les autres, n’est pas nécessaire au bonheur, qu’elle est gênante et n’est qu’une superstition ; que la vraie propriété n’est que celle de notre tête, de nos bras, de nos jambes, et que, pour exploiter avec utilité et joie cette vraie propriété, il faut rejeter la représentation mensongère sur la propriété en dehors de notre corps, qui nous fait dépenser les meilleures forces de notre vie.

Il en résultera que les hommes montreront que c’est seulement quand l’homme cesse de croire en la propriété imaginaire qu’il acquiert sa vraie propriété, ses capacités, son corps, de sorte qu’ils lui donneront doubles fruits et un bonheur dont il n’avait pas idée ; et il deviendra si utile, si fort, si bon, que n’importe où il sera jeté il tombera toujours sur ses pieds, partout il sera un frère pour tous, il sera nécessaire à tous, qui le comprendront et le chériront.

Et les hommes, en voyant ainsi une dizaine de ces fous, comprendront que tous doivent faire en sorte de délier ce terrible nœud par lequel les a liés la superstition de la propriété, pour se débarrasser de la malheureuse situation dans laquelle ils gémissent maintenant, ne connaissant pas l’issue de la voie où ils se trouvent.

Mais que fera un seul homme dans la foule qui n’est pas d’accord avec lui ? Il n’y a pas de raisonnement qui montre plus évidemment que celui-ci le tort de ceux qui l’emploient.

Les hâleurs tirent le bateau contre le courant. Y a-t-il un seul hâleur assez sot pour refuser de s’atteler à sa corde parce que lui seul n’a pas la force de traîner le bateau contre le courant ?

Celui qui reconnaît, outre ses droits à la vie bestiale — manger et dormir — un devoir humain quelconque, sait bien en quoi il consiste, de même que le hâleur sur qui est mise la corde. Il sait très bien qu’il lui faut s’atteler et aller dans la route piétinée. Il cherchera ce qu’il lui faut faire et comment, seulement quand il sera débarrassé de la corde. Et ce qui se fait pour le hâleur arrive pour tous les hommes qui font un travail commun et la même chose pour toute l’humanité. Nul ne doit se débarrasser de la corde mais s’y atteler dans la direction donnée par le maître. C’est pour cela, pour que cette direction soit toujours la même, que la même raison est donnée à tous les hommes.

Et cette direction nous est donnée d’une façon si indiscutable, et dans la vie des hommes qui nous entourent et dans la conscience de chaque homme et dans toute la sagesse humaine, que celui seul qui ne veut pas travailler peut dire qu’il ne la voit pas.

Que sortira-t-il de cela ? Il arrivera que si un, deux hommes tirent, le troisième, les voyant, s’approchera et ainsi se grouperont les meilleurs hommes jusqu’à ce que l’affaire marche comme poussée par elle-même ; et ils y entraîneront même ceux qui ne comprennent pas ce qui se fait et pourquoi ?

D’abord aux hommes qui travaillent consciemment pour l’accomplissement de la loi de Dieu, se joindront ceux qui reconnaissent la même chose mi consciemment mi de confiance ; ensuite à eux se joindront le grand nombre d’hommes qui reconnaissent la même chose seulement par leur confiance aux hommes avancés.

Enfin, la majorité des hommes reconnaîtra cela et alors s’accomplira ce fait que les hommes cesseront de se perdre et trouveront le bonheur. Ce sera quand (très prochainement) les hommes de notre classe, et après eux toute l’énorme majorité des ouvriers, ne considéreront plus que c’est honteux de nettoyer les fosses d’aisances, mais trouveront honteux de les remplir pour que des hommes, des frères, les nettoient ; quand ils ne jugeront pas honteux d’aller voir des amis dans des bottes qu’on a faites soi-même, alors que ce n’est pas honteux de marcher en galoches devant des hommes qui n’ont aucune chaussure ; que c’est honteux de ne pas savoir le français ou les dernières nouvelles, et que ce n’est pas honteux de manger du pain sans savoir le préparer ; que c’est honteux de ne pas avoir de chemise empesée et d’habits propres et que ce n’est pas honteux d’aller en habit propre en montrant ainsi son oisiveté ; que c’est honteux d’avoir des mains sales et que ce n’est pas honteux de ne pas avoir des durillons aux mains.

Tout cela sera quand l’opinion publique l’exigera ; et l’opinion publique l’exigera quand les séductions qui cachent aux hommes la vérité, seront anéanties ; et à ma mémoire de grands changements dans ce sens se sont réalisés. Et ces changements se produisent seulement parce que l’opinion publique change. À ma mémoire s’est passé ce fait : c’était honteux pour des gens riches d’aller en voiture avec moins de quatre chevaux et deux valets, c’était honteux de ne pas avoir de valet ou de femme de chambre pour s’habiller, se chausser, se laver, tenir le vase de nuit, etc., et maintenant, tout à coup, il est devenu honteux de ne pas s’habiller, se chausser soi-même, d’aller en voiture avec des valets. Et c’est l’opinion publique qui a fait tous ces changements.

Est-ce qu’on ne voit pas clairement le changement qui se prépare actuellement dans l’opinion publique ? Il a suffi, vingt-cinq ans avant, que la séduction qui justifiait l’esclavage s’anéantît pour que l’opinion publique par rapport à ce qui est louable ou honteux se changeât aussi, pour que la vie elle-même se modifiât. Il suffit que la séduction qui justifie le pouvoir de l’argent sur les hommes change, et l’opinion publique sur ce qui est louable et honteux changera, la vie elle-même se modifiera.

Et déjà se réalise rapidement l’anéantissement de la séduction qui justifie le pouvoir de l’argent, et l’opinion publique se transforme rapidement sous ce rapport. Cette séduction se transforme déjà et cache à peine la vérité. Il suffit de regarder attentivement pour voir le changement de l’opinion publique qui non seulement doit se réaliser mais qui se réalise déjà ; il lui manque seulement d’être reconnu et d’avoir reçu un nom.

Pour l’homme le moins instruit de notre temps, il faut seulement réfléchir à ce qui découle de la contemplation du monde qu’il professe pour se convaincre que cette appréciation du bon et du mauvais, du louable et du honteux qui, par inertie, dirige la vie, contredit toute sa conception du monde.

Il faut seulement que l’homme de notre temps, renonçant pour un moment à sa vie habituelle, qui marche par inertie, regarde à côté et apprécie ce qui découle de sa conception du monde, pour s’épouvanter devant cette définition de toute sa vie.

Prenons par exemple un jeune homme (chez les jeunes gens l’énergie de la vie est plus forte et la connaissance de soi-même plus vague) de classe riche, de n’importe quelle opinion. Tout jeune homme brave trouve honteux de ne pas secourir un vieillard, une femme, un enfant. Il trouve honteux, dans une œuvre commune, de mettre en danger la vie ou la santé d’un autre, et de garantir la sienne. Chacun croit honteux et barbare de faire, suivant les récits de Skyler, ce que font les Kirguis pendant un orage : ils envoient les femmes jeunes et vieilles tenir, sous l’orage, les coins de leurs tentes, et eux-mêmes, à l’intérieur, boivent du koumiss.

Chacun trouve honteux de forcer un homme faible à faire le travail pour soi-même. Il trouve encore plus honteux, pendant le danger, sur un bâtiment en flammes, par exemple, étant soi-même vigoureux, de repousser le faible et, le laissant en danger, de s’élancer le premier dans le bateau de sauvetage, etc. Tout cela lui semble honteux et il ne le ferait pour rien au monde dans les conditions exceptionnelles. Mais dans la vie de chaque jour, des actes analogues et même pires lui sont cachés par les séductions et il les commet sans cesse.

Il n’a qu’à réfléchir pour s’en apercevoir et se faire horreur.

Le jeune homme prend chaque jour une chemise propre. Qui la lave à la rivière ? Une vieille femme, qui pourrait être sa grand’mère ou sa mère, parfois malade. Comment ce jeune homme appelle-t-il celui qui, pour le caprice de changer sa chemise qui est encore propre, oblige une femme, qui pourait être sa mère, à laver cette chemise ?

Le jeune homme a des chevaux, par élégance, et un homme, qui pourrait être son père, les lui dresse, en risquant sa vie, et le jeune homme monte les chevaux quand le danger est passé. Comment ce jeune homme appelle-t-il celui qui, s’écartant lui-même d’une situation dangereuse, y met un autre et tire profit de ce risque pour son propre plaisir ?

Et pourtant, toute la vie des classes riches consiste en une série de pareils actes. Les travaux hors de force imposés aux vieillards, aux enfants, aux femmes, et les actes qui se font par les autres au risque de leur vie, non pour que nous puissions travailler, mais pour notre caprice, remplissent notre vie.

Les pécheurs se noient en péchant pour nous les poissons ; les blanchisseuses se refroidissent et meurent : les forgerons s’aveuglent ; les ouvriers des fabriques tombent malades ou sont estropiés par les machines ; les coupeurs de bois sont écrasés par les arbres ; les charpentiers se tuent en tombant des toits : les lingères se meurent. Tous les vrais actes se commettent en prodiguant et en risquant la vie.

On ne peut pas le cacher, on ne peut pas ne pas le voir. Le salut de cette situation, la seule issue est celle-ci : pour un homme qui selon sa propre contemplation du monde ne s’appelle ni poltron, ni lâche et met sur le dos des autres le travail et le danger de la vie, la seule issue est de prendre des hommes seulement ce qui est nécessaire pour la vie et de porter personnellement le vrai travail avec la peine et les dangers.

Très prochainement viendra le temps, il vient déjà, où il sera honteux et vilain non seulement de manger un dîner de cinq plats, servi par des valets, mais de manger le dîner que les maîtres eux-mêmes n’auront pas préparé ; il sera honteux non seulement de se servir de trotteurs, mais, en général, d’aller en voiture quand on aura l’usage de ses propres jambes ; de mettre, les jours ouvrables, l’habit, la chaussure, les gants avec lesquels on ne peut travailler ; de jouer sur un piano qui vaut douze cents roubles ou même cinquante quand les autres travaillent pour vivre ; de nourrir des chiens avec du lait et du pain blanc quand il y a des hommes qui n’ont ni lait ni pain ; de brûler la lampe et les bougies pour travailler, de chauffer le poêle où l’on ne fait pas la nourriture quand il y a des hommes qui n’ont ni éclairage ni chauffage.

Et nous marchons rapidement à cette conception inévitable de la vie. Nous sommes déjà sur la frontière de cette nouvelle vie, et l’implantation de cette conception nouvelle de la vie, c’est l’affaire de l’opinion publique. L’opinion publique qui confirme une telle conception de la vie s’élabore très rapidement.

Ce sont les femmes qui font l’opinion publique, et elles sont particulièrement puissantes en notre temps.