Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 385-415).
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XXXVIII

Alors que faire ? Que devons-nous faire ?

Cette question, qui contient l’aveu que notre vie est mauvaise et injuste, et en même temps un semblant d’affirmation qu’on ne la peut changer, cette question je l’ai entendue et je l’entends de tous côtés ; c’est pourquoi je l’ai choisie comme titre de toute cette œuvre.

J’ai décrit mes souffrances, mes recherches, et mes solutions de cette question. Moi je suis un homme comme tous les autres, et si je me distingue par quelque chose de l’homme moyen de notre milieu, c’est principalement que j’ai servi et flatté la doctrine mensongère du monde plus qu’un homme de situation moyenne ; que j’ai reçu plus d’encouragements de la part des hommes de la doctrine dominante et que pour cette raison je me suis débauché et égaré dans le vice plus que les autres.

C’est pourquoi je pense que la solution que j’ai trouvée pour moi sera bonne pour tous les hommes francs qui se poseront la même question. Tout d’abord, à la question, que faire ? je me suis répondu : Ne pas mentir ni devant les hommes, ni devant soi-même ; ne pas avoir peur de la vérité, quelle qu’en puisse être la conséquence. Nous savons tous ce que signifie mentir devant les hommes et malgré cela, sans cesse, nous mentons depuis le matin jusqu’au soir : je ne suis pas à la maison quand j’y suis ; je suis très content quand je ne suis pas du tout content ; très honoré quand il n’en est rien ; je n’ai pas d’argent quand j’en ai, etc., etc. Nous considérons le mensonge devant les hommes, surtout certaine sorte de mensonge, comme une mauvaise action, mais nous ne craignons pas le mensonge devant nous-mêmes. Et cependant le pire mensonge fait devant les hommes n’est rien, quant aux conséquences, en regard de celui que nous nous faisons à nous-mêmes et sur quoi nous basons notre vie.

Et voilà, c’est de ce mensonge qu’il ne faut pas se rendre coupable pour être en état de répondre à la question : Que faire ?

Comment faut il donc répondre à la question quand tout ce que je fais, toute ma vie, est basé sur le mensonge que je donne soigneusement, devant moi et les autres, pour la vérité ? Ne pas mentir, dans ce sens, signifie ne pas avoir peur de la vérité, ne pas inventer et ne pas accepter les ruses inventées par les hommes pour se dissimuler les conclusions de la raison et de la conscience ; ne pas avoir peur de se séparer de tout entourage et rester seul avec sa raison et sa conscience ; ne pas avoir peur de la situation où amènera la vérité, en croyant fermement que la situation où amèneront la vérité et la conscience, quelque étrange qu’elle soit, ne peut être pire que celle qui est basée sur le mensonge. Ne pas mentir, dans notre situation de gens privilégiés, de travailleurs intellectuels, signifie ne pas avoir peur de faire son bilan. Peut-être doit-on déjà tant qu’on ne peut pas payer. Mais quelque forte dette qu’on ait, ce sera toujours mieux que de ne pas du tout payer ; quelque chemin qu’on ait parcouru dans la voie du mensonge, il vaut toujours mieux s’arrêter que de continuer d’y marcher.

Le mensonge devant les autres n’est que désavantageux. Chaque affaire se décide toujours mieux et plus vite par la vérité que par le mensonge.

Le mensonge devant les autres ne fait qu’embrouiller les affaires et retarde leur solution. Mais le mensonge devant soi-même donné pour la vérité perd toute la vie de l’homme.

Si, l’homme, se plaçant dans la voie mensongère, la reconnaît pour la vraie, alors chaque pas dans cette voie l’éloigne du but. Si l’homme qui marche depuis longtemps sur cette voie mensongère devine lui-même, ou apprend d’un autre, que cette voie est mensongère, s’effraye à l’idée de s’être écarté et tâche de se convaincre, que peut-être, il parviendra quand même sur la bonne voie, alors il n’en sortira jamais. Si l’homme devient timide devant la vérité et, l’apercevant, ne la reconnaît pas et prend le mensonge pour la vérité, alors il ne saura jamais ce qu’il lui faut faire.

Nous, des gens non seulement riches, mais des gens privilégiés, réputés instruits, nous sommes allés si loin dans la voie du mensonge qu’il nous faut ou une grande force ou des souffrances très grandes sur cette voie mensongère pour nous ressaisir et reconnaître le mensonge dans lequel nous vivons.

J’ai aperçu le mensonge de notre vie, grâce aux souffrances où m’a conduit la voie mensongère, et en reconnaissant le mensonge de cette voie où je me trouvais, j’eus la hardiesse d’aller où me menaient la raison et la conscience, sans penser où elles me conduiraient. Je fus récompensé de cette hardiesse. Tous les phénomènes compliqués, dispersés, embrouillés, insensés de la vie qui m’entourait devinrent clairs, et ma situation auparavant étrange et pénible parmi ces phénomènes, tout à coup devint naturelle et facile.

Dans cette nouvelle situation, mon activité se définit complètement, pas celle qui m’absorbait auparavant, mais une activité nouvelle, beaucoup plus calme, aimante et joyeuse. Cette même vie qui m’effrayait autrefois commençait à m’attirer.

C’est pourquoi je pense que celui qui se posera franchement la question : Que faire ? et en répondant à cette question ne mentira pas devant soi, mais ira là-bas où l’appelle la raison, celui-ci a déjà résolu la question. Si seulement il ne ment pas devant soi, il trouvera : quoi, où, et comment faire. La seule chose qui puisse l’empêcher de trouver l’issue, c’est l’opinion mensongère, très haute de soi-même et de sa situation. Il en fut ainsi avec moi, c’est pourquoi l’autre réponse qui découle de la première à la question : que faire ? consistait pour moi à me repentir au sens complet du mot, c’est-à-dire à changer complètement d’appréciation sur ma situation, mon activité. Au lieu de reconnaître l’utilité et le sérieux de mon activité, apercevoir sa nullité et le préjudice qu’elle cause. Au lieu de mon instruction, reconnaître mon ignorance ; au lieu de ma bonté et de ma moralité, reconnaître mon immoralité et ma cruauté. Au lieu de ma supériorité, reconnaître ma bassesse.

Je dis qu’en outre de ne pas mentir devant moi-même, je devais encore me repentir, parce que, bien que le second découle du premier, la conviction fausse de ma haute importance était si incarnée en moi qu’avant de me repentir franchement, de renoncer à cette appréciation mensongère que je formais de moi-même, je ne voyais pas la plupart des mensonges que je me faisais à moi-même. Quand je me fus repenti, c’est à dire quand j’eus cessé de me regarder comme un être particulier, mais quand je me vis comme un homme tel que les autres, seulement alors ma vie devint claire pour moi.

Avant, je ne pouvais répondre à la question que faire ? parce que je me la posais mal.

Avant de m’être repenti, je posais la question ainsi : quelle activité dois-je choisir, moi, un homme muni de l’instruction et des talents que j’ai acquis ?

Comment payer avec cette instruction et ces talents tout ce que j’ai pris et prends au peuple ? Cette question est irrégulière, parce qu’elle contient en soi la représentation fausse que je ne suis pas un homme ordinaire, mais un homme particulier destiné à servir les hommes avec l’instruction et les talents acquis par l’exercice de quarante années. Je me posais la question, mais, en réalité, j’y répondais d’avance, je définissais déjà le genre d’activité qui m’était agréable et par laquelle j’étais appelé à servir les hommes. Je me demandais : Comment, moi, un écrivain si beau, doué de tant de savoir et de talents, les emploierai-je au profit des hommes ? En réalité, il fallait poser la question comme elle se poserait pour un savant rabbin qui a suivi les cours complets de Talmud et a appris le nombre de caractères de tous les livres sacrés et toutes les finesses de sa science. Pour le rabbin comme pour moi la question devait être posée ainsi : Moi, qui par le malheur de ma condition ai passé mes meilleures années, au lieu de m’habituer au travail, à l’étude de la langue française, du piano, de la grammaire, de la géographie, des sciences juridiques, des vers, des nouvelles, des romans, des théories philosophiques, des exercices militaires, moi qui ai passé les meilleures années de ma vie à des occupations oisives qui dépravent l’âme, que dois-je faire, moi, malgré ces conditions malheureuses du passé, pour payer ces hommes, qui, pendant tout ce temps m’ont nourri, vêtu et même maintenant, continuent à me nourrir, à me vêtir ?

Si la question avait été posée ainsi, comme elle est devant moi, après que je me suis repenti : que dois-je faire, moi, un homme si dépravé ? alors la réponse serait facile. Tâcher d’abord de gagner mon pain honnêtement, c’est-à-dire apprendre à ne pas vivre sur le dos des autres, et l’ayant appris, être en toute occasion utile aux hommes avec mes mains, mes jambes, mon cœur, mon cerveau, dans tout ce que les hommes exigeront.

C’est pourquoi je dis que pour un homme de notre milieu, outre la nécessité de ne pas mentir devant les autres et devant soi-même, il faut encore se repentir, arracher l’orgueil qui s’est enraciné en nous avec l’instruction, avec notre finesse, nos talents ; se reconnaître non comme un bienfaiteur du peuple, comme un homme avancé qui ne refuse pas de partager avec le peuple ses acquisitions utiles, mais se juger un homme coupable, gâté, bon à rien ; un homme qui désire se corriger et ne pas s’imaginer rendre des bienfaits au peuple, mais cesser de l’offenser et de le blesser.

J’entends souvent les questions de très braves jeunes gens qui sympathisent à la partie négative de mes écrits et qui me demandent : Eh bien alors, que dois-je faire ? Que dois-je faire pour être utile, moi qui ai terminé les cours de l’Université ou autres études ?

Ces jeunes gens demandent cela, et au fond de leur âme ils ont déjà décidé que l’instruction qu’ils ont reçue est une grande supériorité pour eux, et ils désirent servir le peuple précisément avec cette instruction. C’est pourquoi la seule chose qu’ils ne feront jamais c’est de critiquer franchement, honnêtement ce qu’ils appellent leur instruction ; de se demander si les qualités de cette instruction sont bonnes ou mauvaises ? S’ils le faisaient ils seraient inévitablement amenés à la nécessité de renoncer à leur instruction, à la nécessité de se mettre à apprendre de nouveau : c’est la seule chose qui soit nécessaire.

Ils ne peuvent point répondre à la question : que faire ? parce qu’ils ne se posent pas cette question comme elle doit être posée.

La question devrait être posée ainsi : comment moi, un homme faible, inutile, qui par le malheur de ma situation ai perdu mes meilleures années à l’étude qui déprave l’âme et le corps, à l’étude d’un Talmud scientifique, comment réparer cette faute et apprendre à servir les gens ? Chez eux la question est ainsi posée : Comment moi, qui ai acquis tant de belles connaissances, puis-je être utile aux hommes avec ces connaissances ? C’est pourquoi l’homme ne répond jamais à la question : que faire ? tant qu’il ne cesse de se mentir à soi-même et ne se repent pas. Le repentir n’est pas plus terrible que la vérité ; il est même agréable et fécond. Il suffit d’accepter la vérité et de se repentir complètement pour comprendre que personne n’a et ne peut avoir dans la vie des droits, des privilèges, qu’il n’y a ni fin ni limite aux devoirs, et que le premier devoir indiscutable de l’homme c’est la participation à la lutte contre la nature pour sa vie et pour celle des autres.

Et cette conscience du devoir de l’homme est l’essence de la troisième réponse à la question : que faire ? J’ai tâché de ne pas me mentir, j’ai tâché d’extirper de moi les restes de l’opinion mensongère sur l’importance de mon instruction, de mes talents ; j’ai tâché de me repentir. Mais sur la route de la résolution de la question : que faire ? un nouvel obstacle s’est élevé. Il y a tant de choses diverses que l’indication de ce qu’il faut précisément faire est nécessaire. Et c’est le repentir sincère du mal dans lequel je vivais qui m’a donné la réponse à la question : que faire ? Que faut-il précisément faire ? demande-t-on et demandais-je aussi, tant que, sous l’influence de ma haute opinion de ma vocation, je n’apercevais pas que la première chose à faire était indiscutablement de me nourrir, de me vêtir, de me chauffer, de m’abriter, et par cela servir les autres, car depuis que le monde existe c’est en cela que consiste le devoir primordial de chaque homme.

Par cette seule œuvre l’homme reçoit la pleine satisfaction des exigences corporelles et spirituelles de sa nature. Nourrir, vêtir, soigner les siens et soi-même, c’est la satisfaction du besoin corporel ; faire la même chose pour les autres, c’est la satisfaction du besoin spirituel.

Toute autre activité de l’homme n’est légitime que lorsque ce premier besoin de l’homme est satisfait. Quelque vocation que l’homme se suppose : diriger des hommes, défendre ses compatriotes, servir des messes, instruire les autres, inventer des moyens pour augmenter les agréments de la vie, découvrir les lois du monde, incarner les vérités éternelles en des images artistiques, pour un homme raisonnable le devoir de participer à la lutte contre la nature pour soutenir sa vie et celle des autres sera toujours le devoir primordial, indiscutable. Ce sera toujours le premier parce que la vie est le bien le plus nécessaire aux hommes et parce que, pour défendre et instruire les hommes, rendre leur vie plus agréable, il faut conserver la vie elle-même. Et cependant, ma non participation à la lutte, la consommation du travail des autres, c’est la destruction de la vie d’autrui.

C’est pourquoi il est impossible et fou de servir la vie des hommes en détruisant la vie humaine.

Le devoir de la lutte contre la nature pour augmenter les moyens de vivre sera toujours le premier et le plus indiscutable de tous les autres devoirs parce que ce devoir, c’est la loi de la vie dont l’oubli entraîne la punition inévitable : la destruction de la vie corporelle ou spirituelle de l’homme. Si l’homme, vivant seul, s’affranchit du devoir de la lutte contre la nature, il en est tout de suite puni par le dépérissement de son corps. Si un homme s’affranchit de ce devoir en forçant d’autres hommes à le remplir, au prix de leur vie, il en sera puni immédiatement par la destruction de la vie spirituelle, c’est-à-dire de la vie qui a le sens commun.

J’étais si défiguré par ma vie passée, et dans notre monde, cette première et indiscutable loi de Dieu ou de la nature est si cachée, qu’il me parut étrange, terrible, même honteux de la réaliser, comme si l’accomplissement de la loi éternelle, indiscutable, pouvait être étrange et honteux. D’abord je m’imaginais que pour la réaliser, il fallait une installation particulière, une association de copenseurs, le consentement de la famille, la vie à la campagne. Ensuite je trouvais un peu honteux de me montrer devant les hommes ; je ne savais comment m’y prendre pour faire quelque chose qui était inhabituel dans notre milieu. Mais il me fallait comprendre que ce n’était pas un acte quelconque, spécial, qu’il fallût inventer et arranger, mais que cette activité n’était que le retour de la position fausse où je me trouvais à une position naturelle ; que ce n’était que la correction de ce mensonge dans lequel je vivais. Il me fallait avouer cela pour écarter toutes ces difficultés.

Arranger et attendre le consentement des autres, il ne le fallait jamais, car toujours, en quelque situation que je fusse, il y avait des gens qui nourrissaient, habillaient, chauffaient eux et moi-même, et partout, dans toutes les conditions, j’aurais pu le faire pour moi et pour eux si j’avais eu assez de temps et de forces.

Je ne pouvais non plus éprouver de fausse honte en m’occupant d’une chose inaccoutumée qui semble étonnante aux hommes, parce que, ne le faisant pas, j’éprouvais déjà de la honte, pas la fausse, mais la vraie. Et une fois arrivé à cette conscience, et à la conclusion pratique qui en découle, j’étais récompensé complètement parce que je ne m’intimidais pas devant les conclusions de la raison et allais là où elles me menaient.

Arrivé à cette conclusion pratique, j’étais frappé de la facilité et de la simplicité de la résolution de toutes les questions qui, auparavant, me semblaient si difficiles et si compliquées.

À la question : que dois-je faire ? apparut la réponse la plus indiscutable : avant tout, faire ce qui m’est nécessaire à moi-même : mon samovar, mon poêle, mon eau, mes habits, tout ce que je peux faire moi-même.

De la question : ne semblera-t-il pas étrange aux hommes que je fasse cela ? il résultait que cette étrangeté ne durerait pas plus d’une semaine, et qu’après il serait aussi étrange de revenir aux conditions anciennes.

De la question : faut-il organiser ce travail physique en composant une société à la campagne, il résultait que tout cela était inutile, que le travail, si son but n’est pas l’acquisition de la possibilité de l’oisiveté et de la jouissance du travail des autres, comme le travail des hommes qui gagnent de l’argent, mais s’il a pour but la satisfaction des besoins, m’entraîne de soi-même de la ville à la campagne, vers les champs, là où le travail est plus fécond et plus agréable. Et il ne fallait faire aucune association parce que l’homme qui travaille s’associe naturellement au groupe des hommes travailleurs.

À la question de savoir si ce travail n’englobera pas tout mon temps et ne me privera pas de la possibilité de cette activité intellectuelle que j’aime, à laquelle je suis habitué, et que, dans les moments de doute, je trouve inutile, la réponse était la plus imprévue. L’énergie de l’activité intellectuelle s’est accrue et continuait de s’accroître régulièrement en s’affranchissant du superflu, au fur et à mesure de la tension du travail physique.

Il se trouvait qu’en consacrant au travail physique huit heures, la moitié de la journée qu’autrefois je passais dans les efforts pénibles de la lutte contre l’ennui, il me restait encore huit heures sur lesquelles il m’en fallait seulement cinq, d’après les conditions de mon travail intellectuel. Il se trouvait que si moi, un écrivain très fécond qui, pendant près de quarante ans, n’ai fait qu’écrire et ai écrit trois cents feuilles d’imprimerie, si j’eusse travaillé durant ces quarante années avec le peuple ouvrier, alors, sans compter les soirées d’hiver et les jours fériés, si j’avais lu et étudié cinq heures chaque jour, et si pendant les fêtes, je n’avais écrit que deux pages par jour (et j’écris une feuille d’imprimerie par jour), alors j’aurais eu les mêmes trois cents feuilles pendant quatorze ans.

Il en résultait une chose étonnante : le plus simple calcul arithmétique, que peut faire un garçon de sept ans, et que jusqu’à présent, je n’avais pas pu faire. Il y a vingt-quatre heures dans un jour, nous dormons huit heures, il en reste seize. Si un homme, de n’importe quelle activité intellectuelle, consacre à ce travail cinq heures par jour, il fera un énorme travail. Comment donc employer les onze autres heures ?

Il en résultait que le travail physique, non seulement n’exclut pas la possibilité de l’activité intellectuelle, mais améliore sa qualité et l’encourage.

De la question, si ce travail physique ne me privera pas de beaucoup de joies inoffensives propres à l’homme, tels que le plaisir des arts, l’acquisition des sciences, la connaissance des hommes et en général le bonheur de la vie ? Il résultait qu’au contraire, plus le travail était intense, plus il s’approchait du travail agricole considéré comme le plus grossier, plus j’avais de plaisir à savoir, plus j’arrivais à l’union étroite et aimante avec les hommes, et plus je recevais de bonheur de la vie.

À la question (que j’ai entendue très souvent, de la part de gens pas tout à fait sincères) : quel résultat peut naître de cette petite goutte dans la mer, de la participation de mon travail physique personnel dans l’océan de travail qui l’englobe ? je recevais une réponse étrange et aussi inattendue. Il en résultait qu’il me fallait faire du travail physique la condition habituelle, ordinaire, pour qu’aussitôt la plupart de mes habitudes, fausses, chères, et les exigences de mon oisiveté physique m’abandonnassent d’elles-mêmes, sans le moindre effort. Sans parler déjà de l’habitude de faire du jour la nuit, et inversement, sans parler du coucher, de l’habit, de la propreté conventionnelle qui sont tout à fait impossibles et gênent le travail physique, même la nourriture, le besoin d’avoir une nourriture d’une certaine qualité, se transformait complètement.

Au lieu des aliments sucrés, gras, délicats, compliqués, assaisonnés, auxquels j’étais habitué, la nourriture la plus simple : soupe aux choux, gruau, pain noir, thé peu sucré, m’était nécessaire et agréable.

De sorte que, sans parler déjà de l’exemple simple du pauvre ouvrier qui se contente de peu, et avec qui j’entrais en relation, les besoins eux-mêmes se changeaient peu à peu grâce à la vie ouvrière, de sorte que ma goutte de travail physique, à mesure que je m’habituais et m’adaptais aux procédés de travail, devenait plus marquée. À mesure que le rapport de mon travail augmentait, mes exigences à l’égard du travail des autres devenaient moindres, et la vie, naturellement, sans efforts, sans privations, s’approchait de cette vie simple à laquelle je ne pouvais même rêver sans l’accomplissement de la loi du travail. Il résultait que mes exigences les plus chères de la vie : les exigences de l’ambition et des distractions de l’ennui provenaient de la vie oisive.

Avec le travail physique, il n’y avait pas de place à l’ambition, je n’avais pas besoin de distractions puisque le temps était agréablement occupé, et après la fatigue, le repos simple pendant l’été avec les livres, les conversations étaient incomparablement plus agréables que les théâtres, les cartes, les concerts, les grandes sociétés, toutes choses qui coûtent cher.

De l’objection que ce travail inhabituel pouvait abîmer la santé nécessaire pour qu’on puisse servir les hommes, il résultait que malgré les affirmations des médecins célèbres : que le travail physique tendu, surtout à mon âge, pouvait avoir des conséquences fâcheuses, et que la gymnastique suédoise, le massage et autres applications qui doivent remplacer les conditions naturelles de la vie de l’homme, sont beaucoup mieux, il résultait que plus le travail était tendu, plus je me sentais fort, joyeux et meilleur.

De sorte qu’il résultait d’une façon indiscutable, que toutes ces ruses de l’esprit humain : les journaux, les théâtres, les concerts, les visites, les bals, les cartes, les revues, les romans, ne sont rien d’autre que les moyens de renfermer la vie spirituelle de l’homme en dehors des conditions naturelles du travail pour les autres, de même que toutes les ruses hygiéniques et médicales de l’esprit humain ; pour appliquer la nourriture, les boissons, le logement, la ventilation, le chauffage, les habits, les remèdes, les eaux, le massage, la gymnastique et les cures électriques et autres, que toutes ces ruses ne sont que des moyens de soutenir la vie corporelle d’un homme exempt du travail. Tout cela est analogue au désir de donner aux plantes le meilleur air respirable au moyen d’appareils chimiques, dans un local hermétiquement clos, alors qu’il suffirait d’ouvrir la fenêtre ; de même il suffit de faire ce qui convient non seulement à l’homme, mais à l’animal : employer au travail musculaire le dépôt d’énergie produit par la nourriture.

Les formules profondes de la médecine et de l’hygiène, pour les gens de notre milieu, sont semblables à ce qu’invente un mécanicien qui chauffe la machine à vapeur qui ne travaille pas et, en bouchant toutes les soupapes, fait que la machine n’éclate pas.

Quand j’eus compris clairement tout cela, je le trouvai drôle. Par une longue série de doutes, de recherches, par une marche de la pensée, je suis arrivé à cette vérité extraordinaire, que si l’homme a des yeux c’est pour regarder, des oreilles pour entendre, des jambes pour marcher, des mains et un dos pour travailler. Et si un homme n’emploie pas ses membres à ce à quoi ils sont destinés, ce sera pire que tout pour lui.

Je suis arrivé à cette conclusion qu’à nous, les gens civilisés, il est arrivé la même chose qu’aux étalons d’une de mes connaissances.

L’intendant qui n’était ni amateur ni connaisseur en chevaux, recevant l’ordre de son maître de conduire les meilleurs étalons à la foire aux chevaux, les élimina du troupeau et les mit à part dans l’écurie. Il les nourrit d’avoine et les fit boire. Craignant pour ces chevaux chers, il ne se décidait à les confier à personne, ne les montait pas et même ne les sortait pas. Les chevaux devinrent faibles des pieds et ne furent plus bons à rien.

La même chose nous est arrivée, seulement avec cette différence, qu’on ne peut tromper les chevaux avec rien, et que si pour ne les pas laisser sortir on les tenait attachés, nous, on nous tient dans la même situation artificielle et pernicieuse avec les séductions qui nous entourent et nous tiennent comme des chaînes.

Nous nous sommes organisé une vie contraire à la nature physique et morale de l’homme, et toutes les forces de notre esprit sont tendues pour nous convaincre que c’est la vraie vie. Tout ce que nous appelons la civilisation, les sciences, les arts, le perfectionnement, les plaisirs de la vie, ont pour but de tromper les exigences morales et naturelles de l’homme. Tout ce que nous appelons hygiène, médecine, sont des tentatives de tromper les exigences naturelles et physiques de la nature humaine. Mais ces tromperies ont une limite et nous y arrivons.

Si la vraie vie humaine est telle, alors il vaut déjà mieux ne pas vivre, dit la philosophie la plus à la mode, celle de Schopenhauer et de Hartmann. Si la vie est telle, mieux vaut ne pas vivre, dit le nombre toujours croissant des suicides dans la classe privilégiée. Si telle est la vie, alors même pour la future génération, mieux vaut ne pas vivre, dit la médecine protégée par la science et les moyens qu’elle invente pour détruire la fécondité des femmes.

La Bible donne à l’homme cette loi : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, tu enfanteras dans la douleur ».

Le paysan Bondarev, qui a écrit un article sur ce sujet, a éclairé pour moi la sagesse de ces paroles. (Pendant toute ma vie deux penseurs russes ont eu sur moi une grande influence morale, ont enrichi ma pensée et m’ont expliqué ma propre conception du monde. Ce n’étaient ni des poètes, ni des savants, ni des prédicateurs, mais deux hommes remarquables qui vivent encore, deux paysans : Sutaïev et Bondarev)[1].

Mais nous avons changé tout ça, comme dit un personnage de Molière, qui, en divaguant sur la médecine, a découvert que le foie est à gauche. Nous avons changé tout ça : il ne faut pas que les hommes travaillent pour se nourrir, les machines feront tout cela ; les femmes ne doivent pas engendrer, la science en donne divers moyens et le peuple est du reste trop nombreux.

Un paysan déguenillé parcourt le district Krapivna. Pendant la guerre, il était courtier d’un intendant.

En se frottant aux fonctionnaires, le paysan, dit-on, devint fou sur ce point que lui pouvait, comme un monsieur, ne pas travailler et recevoir des appointements de l’empereur. Ce paysan s’intitule maintenant le sérénissime prince militaire Blockhine, fournisseur des manutentions militaires pour toutes les classes. Il raconte qu’il a passé l’examen pour tous les grades, et qu’après avoir servi dans l’armée, il doit recevoir de l’empereur un compte ouvert, des habits, des uniformes, des chevaux, des voitures, du thé, des pois, des serviteurs, et tout l’entretien.

Quand on lui demande s’il ne veut pas travailler, il répond toujours fièrement : « Je vous remercie beaucoup, mais tout se fera par les paysans. »

Quand on lui dit que les paysans ne veulent pas eux non plus travailler, il répond : « Pour les paysans, c’est pas difficile vu leurs capacités. Maintenant on invente des machines pour faciliter le travail des paysans ; pour eux, il n’y a pas de difficultés. »

Quand on lui demande pourquoi il vit ? Il répond : « Pour passer le temps. »

Je regarde toujours cet homme comme mon miroir, je vois en lui moi et toute notre classe. Avancer en grade pour vivre afin de passer le temps et recevoir un compte ouvert, pendant que les paysans, pour qui ce n’est pas difficile à cause des inventions de machines, feront tout le travail, c’est la formule complète de cette folle croyance des hommes de notre monde.

Quand nous demandons : que nous faut-il précisément faire ? Nous ne demandons rien, nous affirmons seulement, avec moins de bonne foi que le sérénissime prince militaire Blockhine, qui a passé tous les grades et qui a perdu la raison, que nous ne voulons rien faire.

Celui qui se ressaisit ne peut se poser cette question, parce que, d’une part, tout ce dont il jouit est fait par les hommes, et que, d’autre part, aussitôt qu’un homme fort s’éveille et mange, chez lui apparaît le besoin de travailler, avec ses bras, ses jambes, son cerveau. Pour trouver du travail et travailler, il n’a qu’à ne pas se retenir. Celui seul qui croit honteux de travailler, comme une dame qui demandait à son invité de ne pas se donner la peine d’ouvrir la porte, mais d’attendre qu’elle appelât pour cela un valet, celui-là seul peut se poser la question : que dois-je précisément faire ?

Il ne s’agit pas d’inventer un travail pour soi et pour les autres, il y en a trop, on ne peut faire tout, mais il s’agit de se déshabituer de cette opinion criminelle sur la vie : que je mange et dors pour mon plaisir, et se faire cette opinion simple, véridique, avec laquelle croît l’amour, avec laquelle vit l’homme et qui consiste en ce que l’homme est avant tout une machine qui se charge avec de la nourriture, et que, par conséquent, il est honteux et pénible de manger et ne pas travailler ; que manger et ne pas travailler, c’est la situation la plus dangereuse, dangereuse comme l’incendie. Que seulement vienne cette conscience et le travail viendra, et le travail sera toujours joyeux et satisfera les besoins spirituels et corporels. La chose se présente à moi comme suit : La journée de chaque homme, pour le besoin de prendre de la nourriture, se partage en quatre parties ou quatre jointes, comme disent les paysans : 1o avant le déjeuner ; 2o du déjeuner au dîner ; 3o du dîner au goûter, et 4o du goûter jusqu’au soir. L’activité, qui attire l’homme, se partage en quatre sortes : 1o l’activité de la force musculaire, le travail des bras et des jambes, des épaules, du dos, le travail dur qui fait transpirer ; 2o l’activité des doigts et des poignets, l’activité de l’habillement, du métier ; 3o l’activité de l’esprit et de l’imagination ; et 4o l’activité de la sociabilité.

Le bien dont jouit l’homme peut aussi se diviser en quatre sortes. Chaque homme jouit : 1o des produits du travail lourd, du pain, du bétail, de la construction des ponts, des puits et des étangs, etc. ; 2o de l’activité du travail des métiers : des vêtements, des bottes, de la vaisselle, etc. ; 3o des produits de l’activité intellectuelle : des sciences, des arts, et 4o de la sociabilité, des connaissances, etc. Le mieux me semblait d’alterner ainsi les occupations du jour pour exercer toutes les quatre capacités de l’homme et rendre toutes les quatre sortes de produits dont on jouit, si bien que les quatre jointes seraient consacrées, la première au travail lourd, la deuxième au travail intellectuel, la troisième, aux métiers, et la quatrième au rapprochement avec les hommes.

Tout est bien si l’on peut distribuer ainsi son travail, mais si on ne le peut pas, la seule chose importante est d’avoir la conscience de l’obligation du travail, de l’obligation d’employer chaque jointe à une œuvre utile.

Je m’imagine que seulement alors se détruira cette fausse division du travail qui existe dans notre société et que s’établira une division juste qui ne nuira pas au bonheur de l’homme.

Moi, par exemple, je me suis occupé toute ma vie d’un travail intellectuel, j’avais adopté une division du travail telle, que la littérature, c’est-à-dire le travail intellectuel, était mon occupation spéciale, et que je laissais faire aux autres, ou les forçais à faire, les diverses autres occupations qui m’étaient nécessaires.

Cet arrangement semblerait le plus avantageux pour le travail intellectuel, mais sans parler de son injustice, il lui était précisément désavantageux. J’avais arrangé toute ma vie, ma nourriture, mon sommeil, mes distractions, en vue de ces heures de travail intellectuel, et sauf ce travail, je ne faisais rien.

Il en résultait : 1o que je restreignais mon cercle d’observations et de connaissances ; que souvent, je n’avais pas d’objets d’étude, et que souvent aussi, en me proposant de décrire la vie des hommes (la vie des hommes, c’est le problème éternel de toute activité intellectuelle), j’ai senti mon ignorance et ai dû apprendre, interroger sur tel objet que connaissait tout homme qui ne s’adonnait pas à un travail spécial. 2o Je m’installais pour écrire, mais sans en avoir aucune envie, et personne ne me demandait de le faire, c’est-à-dire que personne ne me demandait mes idées, mon nom seul était exigé pour les considérations spéciales aux revues. Je tâchais de tirer de moi ce que je pouvais. Parfois je n’en pouvais rien sortir, parfois j’en tirais quelque chose de très mauvais et je sentais du mécontentement et de l’ennui. De sorte que souvent il se passait des jours et des semaines où je mangeais, buvais, dormais, me chauffais et ne faisais rien ou ne faisais que ce qui n’était nécessaire à personne, c’est-à-dire que je commettais le crime le plus indiscutable, le plus vilain, le crime qu’un homme du peuple ne commet que rarement ou presque jamais.

Maintenant que j’ai reconnu la nécessité du travail physique grossier, la nécessité du métier, il se produit une tout autre chose. Mon temps est employé, bien que peu mais d’une façon indiscutablement utile, joyeuse et très instructive. C’est pourquoi je ne me détache de cette activité utile et joyeuse, pour mon travail spécial, que si j’en sens le besoin intérieur et quand je vois la demande que l’on m’adresse pour mon travail d’écrivain. Et seules ces demandes garantissent la bonne qualité, l’utilité et la joie de mon travail.

Il en résultait que l’occupation de ce travail physique qui m’est nécessaire, comme à chaque homme, non seulement n’empêchait pas mon activité spéciale, mais était la condition nécessaire de l’utilité, de la qualité et de la joie de cette activité.

L’oiseau est constitué de façon qu’il lui est nécessaire de voler, de marcher, de picorer, de calculer, et quand il a accompli tout cela, alors il est satisfait et heureux ; alors en un mot c’est un oiseau. De même quand l’homme marche, déplace, soulève, traîne, travaille avec ses mains, ses yeux, ses oreilles, sa langue, son cerveau, alors seulement il est satisfait, seulement alors il est un homme.

L’homme qui a reconnu sa vocation de travail aspire naturellement à cette diversité de travail qui lui convient pour la satisfaction de ses besoins extérieurs et intérieurs, et il modifiera cet état de choses seulement quand il sentira en soi la vocation irrefrénable pour un certain travail exclusif, que les autres hommes exigeront.

La qualité du travail est telle que la satisfaction de tous les besoins de l’homme exige cette même diversité des travaux, changement qui en fait une joie et non une peine. Seule cette croyance mensongère que le travail est une malédiction amena des hommes à s’affranchir d’un certain travail, c’est-à-dire à s’emparer du travail d’un autre, ce qui exige que d’autres hommes s’occupent par force d’un travail spécial : ce que nous appelons la division du travail.

Nous sommes si habitués à notre conception mensongère du travail qu’il nous semble qu’il vaudra mieux pour un cordonnier, un mécanicien, un écrivain ou un musicien, de se débarrasser du travail propre à l’homme.

Là où n’existera pas la violence exercée sur le travail d’autrui et la croyance mensongère en la joie de l’oisiveté, aucun homme, pour un travail spécial, ne s’affranchira du travail physique nécessaire à la satisfaction de ses besoins, parce que le travail spécial n’est pas un privilège mais un sacrifice que l’homme fait à ses goûts pour ses frères.

Le cordonnier de village qui se détache du travail habituel et joyeux des champs et s’en prive pour réparer ou faire des bottes au voisin, le fait seulement parce qu’il aime coudre, parce qu’il sait que personne ne peut le faire si bien que lui et que les hommes lui en seront reconnaissants. Mais il ne lui peut venir l’idée de se priver pour toute la vie de la diversité agréable du travail. De même pour le maire, le mécanicien, l’écrivain, le savant.

Ce n’est qu’à nous, avec nos conceptions dépravées, qu’il semble que le seigneur punit et fait du mal s’il dégrade l’employé de bureau en simple paysan, ou si l’on déporte un ministre. En réalité on lui fait du bien, c’est-à-dire qu’on a remplacé son travail spécial, pénible, par un travail varié et agréable.

Dans les sociétés naturelles il en va tout autrement. Je connais une commune où les hommes se pourvoyaient eux-mêmes. Un des membres de cette société était plus instruit que les autres, on exigeait de lui un cours qu’il devait préparer dans la journée et faire le soir. Il le faisait avec joie, il sentait qu’il était utile aux autres et faisait une œuvre bonne. Mais fatigué d’un travail exclusivement intellectuel, sa santé s’ébranla. Les membres de la commune eurent pitié de lui et lui demandèrent de travailler aux champs.

Pour les hommes qui envisagent le travail comme l’essence et la joie de la vie, le cadre, le fondement de la vie sera toujours la lutte contre la nature : le travail agricole, les métiers, le travail intellectuel et l’établissement de l’union entre les hommes.

L’écart d’une ou de plusieurs de ces sortes de travaux et le travail spécialisé se produira seulement quand l’homme qui se livre à un travail spécial, aimant ce travail et sentant qu’il le fait mieux que les autres, sacrifiera ses avantages pour satisfaire aux exigences qui le sollicitent.

Ce n’est qu’avec cette opinion sur le travail, et avec la division naturelle du travail qui en découle, que se détruira cette malédiction que notre imagination attache au travail, et chaque travail deviendra une joie, si un homme fait un travail indiscutablement utile et agréable, point pénible, ou s’il a la conscience du sacrifice en accomplissant un travail spécial plus pénible, mais accompli pour le bien des autres. Mais la division du travail est plus avantageuse. Pour qui ?

Il est plus avantageux de faire le plus vite le plus grand nombre possible de bottes et de calicot. Mais qui fera ces bottes et ce calicot ?

Il y a des hommes qui, de génération en génération, ne font que des têtes d’épingles. Comment ce peut-il être plus avantageux pour ces hommes ? S’il ne s’agit que de faire le plus possible de calicot et d’épingles, alors c’est bon. Mais il s’agit des hommes et de leur bien, et le bien des hommes est dans la vie, et la vie est dans le travail. Comment donc peut-il se faire que l’obligation d’un travail douloureux, pénible, soit plus avantageuse pour les hommes ?

S’il ne s’agit que de l’avantage des uns sans considérer le bien de tous, alors le plus avantageux c’est que les uns mangent les autres. On dit même que c’est très bon.

Le plus avantageux pour tous les hommes, la seule chose que je désire pour moi, le plus grand bien, c’est la satisfaction de tous les besoins corporels, spirituels de la conscience et de la raison, introduits en moi. Ainsi, moi, j’ai trouvé que pour mon bien, pour la satisfaction de mes besoins, il me faut seulement me guérir de la folie dans laquelle j’avais vécu en même temps que le fou de Krapivna, et qui consiste en ce que les messieurs ne doivent pas travailler, que les autres doivent faire tout ; et sans rien inventer pour mon bien je devais faire seulement ce qui est naturel à l’homme pour satisfaire ses besoins.

Quand j’eus trouvé, je me suis rendu compte que ce travail pour la satisfaction de mes besoins se répartissait en diverses sortes de travaux ; chacun d’eux a son charme, ils ne sont pas un fardeau mais les uns reposent des autres.

Grosso modo (sans insister sur la raison d’une telle division), j’ai divisé ce travail, selon mes exigences de vie, en quatre sortes, conformément aux quatre traites de travail dont se compose la journée et je tâche de satisfaire ces besoins.

Voici quelles réponses j’ai trouvées pour moi, à la question : Que devons-nous faire ?

1o Ne pas se mentir à soi-même ; quelque éloigné que je sois de la vraie voie que me découvre la raison, ne pas avoir peur de la vérité.

2o Renoncer à la conscience de mon droit, de mes préférences, de mes particularités devant les autres hommes, et me reconnaître coupable.

3o Remplir cette loi éternelle, indiscutable de l’humanité : par le travail de tout son être, lutter contre la nature pour subvenir à sa vie et à celle des autres.

  1. Depuis, tous deux sont morts.