Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 374-384).
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XXXVII

« Mais vous ne faites que donner une autre définition de la science et de l’art, une définition plus étroite, en désaccord avec la science, m’objecte-t-on ; mais ça ne les exclut pas, et la science et l’art des Galilée, des Brown, des Homère, des Michel Ange, des Beethoven, des Wagner, et de tous les savants et artistes moindres qui ont consacré toute leur vie au service de la science et de l’art restent intacts ». On dit cela ordinairement en tâchant d’établir la filiation à laquelle on renonce en d’autres cas, et en tâchant, en outre, d’oublier ce principe nouveau de la division du travail, base sur laquelle la science et l’art fondent maintenant leur situation privilégiée.

Premièrement, on ne peut établir la succession entre les hommes d’action d’autrefois et ceux d’aujourd’hui. De même que la vie sainte des premiers chrétiens n’a rien de commun avec la vie des papes, de même l’activité des Galilée, des Shakespeare, des Beethoven, n’a rien de commun avec celle des Tyndall, des Victor Hugo, des Wagner. De même que les saints pères renieraient toute parenté avec les papes, de même les savants d’autrefois renieraient toute parenté avec les savants d’aujourd’hui.

Et, deuxièmement, à la place que s’attribuent maintenant la science et l’art, nous avons une mesure très nette, donnée par la science elle-même, selon laquelle nous pouvons définir si elle correspond ou non à sa destination. C’est pourquoi nous pouvons décider, non pas arbitrairement, mais selon une mesure fixe, si l’activité qui s’appelle science est en droit ou non de s’appeler ainsi.

Quand les prêtres égyptiens ou grecs faisaient leurs cérémonies mystérieuses et disaient d’elles qu’elles renfermaient toute la science et l’art, on ne pouvait pas contrôler la réalité de leur science en se basant sur l’utilité qu’elle présentait pour le peuple, parce que, selon leur affirmation, leur science était surnaturelle. Mais maintenant nous tous avons une mesure claire et simple qui exclut tout surnaturel : la science et l’art promettent de remplir l’activité cérébrale de l’humanité pour le bien de la société, ou celui de toute l’humanité. C’est pourquoi nous avons le droit d’appeler science et art, seule l’activité qui aura ce but et l’atteindra.

Aussi, de quelque nom que s’intitulent les savants et les artistes qui inventent la théorie des droits criminel, public et international, les nouveaux canons, les explosifs ; qui composent les opéras pornographiques, les opérettes ou des romans pornographiques, nous n’avons pas le droit d’appeler toute cette activité, l’activité de la science et de l’art, car elle ne comporte pas le bien de la société et de l’humanité et, au contraire, nuit aux hommes. Alors tout cela n’est pas la science, n’est pas l’art. De même, malgré tous les noms que se donnent les savants qui sont occupés toute leur vie à décrire les animaux microscopiques, les phénomènes télescopiques et spectraux, ou les artistes qui se livrent à l’étude complète des monuments de l’antiquité, s’occupent à écrire des romans historiques, à faire des tableaux, des symphonies, de beaux vers ; tous ceux-là, malgré tout leur zèle, ne peuvent, selon la définition scientifique, être appelés savants et artistes : 1o parce que leur activité dans la science pour la science et dans l’art pour l’art, n’a pas le bien pour but ; et 2o, parce que nous ne voyons pas les résultats de cette activité pour le bien de la société ou de l’humanité. Et cette circonstance que l’utile et l’agréable sortent parfois de leur activité ne donne nullement le droit, selon leur propre définition scientifique, de les considérer comme des hommes de science ou d’art.

De même malgré les noms que se peuvent donner ceux qui inventent les applications de l’électrité au chauffage, à l’éclairage, au mouvement, ou les nouvelles combinaisons chimiques qui donnent la dynamite, ou de belles couleurs, ceux qui jouent sans faute les symphonies de Beethoven, qui jouent au théâtre ou dessinent de beaux portraits de genre, des paysages, des tableaux, qui écrivent des nouvelles intéressantes dans le but de distraire l’ennui des riches, tous ces hommes ne peuvent être appelés des savants et des artistes, car cette activité n’est pas dirigée, comme l’activité cérébrale dans l’organisme, exclusivement vers le bien, mais se guide seulement par l’avantage personnel, par le privilège, par l’argent reçu pour l’invention et l’œuvre appelée artistique, et par suite, elle ne peut être séparée de toute autre activité personnelle lucrative qui ajoute de l’agrément à la vie : comme l’activité des cabaretiers, des écuyers, des modistes, des prostituées, etc.

L’activité des uns et des autres ne tombe pas dans la définition de la science et de l’art qui promettent, en se basant sur la division du travail, de servir au bien de toute l’humanité et de la société.

La définition de la science et de l’art par la science est tout à fait exacte, malheureusement l’activité de la science et de l’art actuels ne concorde pas avec elle. Les uns font tout simplement des choses nuisibles, les autres des choses inutiles, les troisièmes des choses nulles, bonnes seulement pour les riches.

Tous sont peut-être de très braves gens, mais ils ne remplissent pas ce que, d’après leur définition, ils sont censés remplir, c’est pourquoi ils ont aussi peu le droit de se considérer comme des hommes de science et d’art que le clergé actuel, qui ne remplit pas le devoir assumé par lui, n’a le droit de se considérer comme le gardien et le dispensateur de la vérité divine.

On comprend ainsi que les savants et les artistes contemporains n’ont pas rempli et ne peuvent remplir leur vocation. Ils ne la remplissent pas parce qu’ils ont transformé leur devoir en droit.

L’activité scientifique et artistique, dans son vrai sens, n’est fructueuse que lorsqu’elle n’admet pas le droit et ne connaît que le devoir. C’est seulement parce que cette activité est telle, que sa propriété est le sacrifice, que l’humanité l’apprécie autant.

Si en effet les hommes sont appelés à servir les autres par le travail spirituel, ils souffrent toujours dans l’accomplissement de cette tâche, car le monde spirituel naît seulement dans les souffrances et les tortures.

Le sacrifice et la souffrance c’est le sort du penseur et de l’artiste, car son but est le bien des hommes. Les hommes sont malheureux : ils souffrent, ils meurent. On n’a pas le temps d’attendre et de s’amuser.

Le penseur ou l’artiste ne s’égare jamais sur les hauteurs olympiennes, comme nous sommes habitués à le croire, il est toujours dans le trouble et dans l’émotion. Il peut décider et dire ce qui donnera le bien aux hommes, les délivrera des souffrances, et il ne l’a pas décidé, il ne l’a pas dit, et demain il sera peut-être trop tard et il mourra. Ce n’est pas celui qui est élève dans un établissement où l’on prépare les artistes et les savants (à proprement dire on en fait un destructeur de la science et de l’art) et reçoit les diplômes et la garantie matérielle, qui sera un penseur ou un artiste ; c’est celui qui serait heureux de ne pas penser et de ne pas exprimer ce qui lui est mis dans l’âme, mais ne peut se dispenser de faire ce à quoi l’entraînent deux forces invincibles : le besoin intérieur et les exigences des hommes.

Il n’y a pas de penseurs et d’artistes gras, noceurs et contents de soi.

En effet, l’art spirituel et son expression traduite aux autres c’est la vocation la plus pénible de l’homme, la croix, dit-on dans l’évangile. Et le seul indice indiscutable de la présence de cette vocation, c’est le sacrifice de soi-même, le sacrifice de soi pour manifester la force introduite en l’homme au profit d’autrui.

Enseigner combien il y a d’insectes au monde, étudier les taches du soleil, écrire un roman ou un opéra, on le peut sans souffrir. Mais apprendre aux hommes leur bien, qui consiste en l’abnégation de soi-même et le service des autres ; exprimer avec force cette doctrine, on ne le peut pas sans souffrances.

L’Église exista tant que les maîtres souffrirent et supportèrent les souffrances. Dès qu’ils furent devenus gras, leur activité doctrinale cessa. Il y avait des prêtres d’or et des coupes de bois, il y a maintenant des coupes d’or et des prêtres de bois, dit le peuple.

Ce n’est pas en vain que Christ est mort sur la croix, ce n’est pas en vain que le sacrifice des souffrances triomphe de tout.

Et notre science et notre art sont garantis par les diplômes, et tous ont le souci de les garantir encore mieux, c’est-à-dire de leur rendre impossible tout service aux hommes.

La vraie science et le vrai art ont deux signes indiscutables ; le premier est tout intérieur : le serviteur de la science ou de l’art remplit sa vocation non pour des avantages mais en se sacrifiant ; et le deuxième, extérieur : ses œuvres sont compréhensibles pour tous les hommes dont elles ont en vue le bien.

Quels que soient la destination et le bien des hommes, la science sera toujours la doctrine de cette destination et de ce bien, et l’art sera l’expression de cette doctrine.

Les lois de Solon, de Confucius, c’est la science ; la doctrine de Moïse, du Christ, c’est la science ; les constructions d’Athènes, les psaumes de David, les messes, c’est l’art ; mais l’étude du corps sous la quatrième dimension et l’étude des tables des combinaisons chimiques, ne furent jamais et ne seront pas la science. La théologie et la jurisprudence occupent en notre temps la place de la vraie science et du vrai art. La place du vrai art est occupée par les rites de l’Église et du gouvernement auxquels personne ne croit, que personne n’envisage sérieusement. Ce qu’on appelle chez nous science et art, c’est le produit de l’esprit et du sentiment oisifs dont le but est de chatouiller les mêmes esprits et sentiments oisifs et qui ne sont pas compris du peuple et ne lui disent rien, parce qu’ils n’ont pas en vue son bien.

Depuis que nous connaissons la vie des hommes nous trouvons toujours et partout la doctrine dominante qui s’appelle faussement la science et qui ne montre pas aux hommes le sens de la vie, mais l’obscurcit.

C’était ainsi chez les Égyptiens, chez les Indous, chez les Chinois et en partie chez les Grecs (Sophistes), ensuite chez les mystiques, les gnostiques, les cabbalistes ; au moyen âge, les théologiens, les scolastiques, les alchimistes, et ainsi et partout jusqu’à nos jours.

Quel bonheur particulier de vivre dans ce temps où cette activité spirituelle qui s’appelle la science non seulement ne s’égare pas mais se trouve, comme on nous l’affirme, dans une situation extraordinairement florissante ! Ce bonheur particulier ne provient-il pas de ce que l’homme ne peut ni ne veut voir sa laideur ? Pourquoi des autres sciences : théologique et cabbaliste, ne reste-t-il rien que des mots et sommes-nous si particulièrement heureux ?

Les caractères sont tout à fait les mêmes ; le même contentement de soi, la même assurance aveugle que nous, précisément nous seuls, sommes dans la vraie voie et que de nous seulement commence le vrai ; la même attente de la découverte d’une chose extraordinaire ; le même indice principal qui dénonce notre erreur : toute notre sagesse reste à nous et les masses du peuple ne la comprennent pas, ne l’acceptent pas, n’en ont pas besoin.

Notre situation est très pénible, mais pourquoi ne la pas regarder en face ? Il est temps de regarder et de se ressaisir.

Nous ne sommes rien de plus que des docteurs et des pharisiens assis sur le siège de Moïse ; nous avons pris les clefs du royaume du ciel et, sans y entrer, n’y laissons pas non plus entrer les autres. Nous sommes les prêtres de la science et de l’art, les plus vils trompeurs, ayant moins de droit à la place qu’ils occupent que les pontifes les plus rusés et les plus pervers.

Rien ne justifie notre situation privilégiée. Nous avons accaparé cette place par l’escroquerie, nous la gardons par la tromperie.

Les prêtres, le clergé, les nôtres ou les catholiques, quelque débauchés qu’ils étaient, avaient le droit à leur situation et disaient qu’ils enseignaient aux hommes la vie et le salut. Nous avons miné le clergé en prouvant aux hommes qu’il les trompait et nous nous sommes installés à sa place. Et nous n’apprenons pas aux hommes à vivre, même nous avouons qu’il ne faut pas le leur apprendre ; mais nous suçons les sucs du peuple et pour cela nous enseignons aux enfants le même talmud, la grammaire grecque et latine, pour qu’ils puissent continuer la même vie de parasites que nous menons.

Nous disons : il y avait des castes, et maintenant chez nous, il n’y en a pas. Que signifie donc que certaines gens et leurs enfants travaillent et que d’autres et leurs enfants ne travaillent pas ? Amenez un Indou qui ne connaît pas notre langue et montrez-lui quelques générations de notre vie européenne, il reconnaîtra les deux castes principales, ouvrière et non-ouvrière, qui existent chez lui. Chez lui, comme chez nous, le chrême particulier que nous appelons la science et l’art, en général l’instruction, donne le droit de ne pas travailler.

Et voici, cette instruction et toute la défiguration de la raison qui la suit, nous a amenés à cette folie étonnante grâce à quoi nous ne voyons pas ce qui est si clair et indiscutable.

Nous absorbons les vies humaines de nos frères, et nous nous considérons comme des chrétiens, des êtres humains, instruits, tout à fait justes.