Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 360-373).
◄  XXXV
XXXVII  ►
XXXVI


XXXVI

« Mais l’art, la science ! Vous niez la science, l’art, c’est-à-dire vous niez ce de quoi vit l’humanité ! » On me fait toujours cette objection. En réalité, ce n’est pas une objection, mais un moyen qu’on emploie pour rejeter mes preuves sans les discuter. « Il nie la science et l’art, il veut ramener les hommes à l’état sauvage, pourquoi l’écouter et causer avec lui ! »

Mais c’est injuste. Non seulement je ne nie pas la science, c’est-à-dire l’activité raisonnable, humaine, et l’art expression de cette activité raisonnable ; mais c’est précisément au nom de cette activité raisonnable et de son expression que je dis ce que je dis, précisément pour qu’il soit possible à l’humanité de sortir de cet état sauvage où elle tombe rapidement grâce à la doctrine fausse de notre temps. C’est la seule raison pourquoi je dis ce que je dis.

La science et l’art sont aussi nécessaires que la nourriture, la boisson et l’habit, même plus nécessaires, mais ils deviennent tels, non parce que nous décidons que ce que nous appelons l’art et la science sont nécessaires, mais parce qu’en effet ils sont nécessaires aux hommes.

Si l’on préparait du foin pour nourrir les hommes, ma conviction que le foin est la nourriture des hommes ne ferait pas qu’en effet le foin devint la nourriture des hommes. Je ne puis donc dire : pourquoi les hommes ne mangent-ils pas le foin, qui est la nourriture nécessaire, mais il peut arriver que ce que je propose ne soit pas une nourriture.

C’est précisément ce qui est advenu de notre science et de notre art. Il nous semble, à nous, que si nous ajoutons à un mot grec le mot « logie » et l’appelons la science, alors ce sera la science, et que si nous appelons une vilaine chose quelconque, la peinture de femmes nues par exemple, d’un nom grec et disons que c’est l’art, alors ce sera l’art. Mais nous aurons beau le dire, la besogne que nous faisons en comptant les insectes et examinant la composition chimique de la voie lactée, en dessinant des naïades et des tableaux historiques, en composant des nouvelles et des symphonies, notre besogne ne deviendra ni la science ni l’art tant qu’elle ne sera pas admise volontairement par les hommes pour qui elle est faite. Et jusqu’ici elle n’est pas admise.

S’il n’était permis qu’à certains de préparer la nourriture, et si c’était défendu aux autres, ou s’ils étaient placés dans l’impossibilité de le faire, je crois que la qualité de la nourriture deviendrait pire. Si les paysans russes avaient le monopole de la fabrication de la nourriture, il n’y aurait pas d’autres aliments que du pain noir, du kvass, des pommes de terre, des oignons, rien sauf ce qu’ils aiment et qui leur est agréable. Le même phénomène se produirait avec cette activité supérieure humaine de la science et de l’art, si le monopole de l’exploitation était accaparé par une seule caste, mais seulement avec cette différence que pour la nourriture corporelle on ne peut s’écarter beaucoup du pain et des oignons, car bien que ce ne soit pas une nourriture très bonne, elle est mangeable, et qu’avec la nourriture spirituelle il peut y avoir des écarts plus grands et que certaines gens peuvent se nourrir longtemps d’une nourriture spirituelle qui ne leur soit pas nécessaire mais nuisible, et qui les empoisonne. Ils peuvent eux-mêmes se tuer lentement par l’opium et l’alcool et donner aux masses ces mêmes aliments.

C’est ce qui nous est arrivé. Et c’est arrivé parce que la situation des savants et des artistes est privilégiée, parce que, dans notre monde, ce n’est pas toute l’activité raisonnable de l’humanité tout entière qui met ses meilleures forces au service de la science et de l’art, mais c’est l’activité d’un petit groupe de gens, qui s’appellent des savants et des artistes, qui ont le monopole de ces occupations et, à cause de cela, ont dénaturé les conceptions de la science et de l’art et ont perdu le sens de leur vocation et maintenant ne sont occupés que d’une chose : amuser et sortir de l’ennui pénible un petit cercle de fainéants.

Depuis que les hommes existent, ils ont eu la science dans son sens le plus simple et le plus large : la science, dans le sens de tout le savoir de l’humanité fut et sera toujours ; sans elle on ne peut se représenter la vie ; il n’y a aucun besoin de l’attaquer ou de la défendre.

Mais le domaine de ce savoir est si varié, il y entre tant de connaissances de toutes sortes, depuis la science de fabriquer le fer jusqu’à celle de connaître le mouvement des étoiles, que l’homme s’y perd s’il n’a pas de fil conducteur avec quoi il puisse décider lesquelles de ces connaissances lui sont plus ou moins importantes.

C’est pourquoi la sagesse suprême des hommes consiste toujours à trouver ce fil conducteur d’après lequel doivent être disposées les connaissances humaines : lesquelles sont plus importantes, lesquelles le sont moins.

Et ce savoir qui guide toutes les autres connaissances, les hommes l’appellent toujours la science au sens étroit du mot. Une pareille science existe toujours, jusqu’à présent, dans la société humaine sortie de l’état primitif, sauvage.

Depuis que l’humanité existe, toujours ont surgi, chez tous les peuples, des docteurs qui font la science dans ce sens étroit, la science de ce qu’il est à l’homme le plus nécessaire de connaître. Cette science eut toujours pour objet la connaissance de la destination, par suite du vrai bien de chaque homme et de tous les hommes. Et cette science était précisément le fil conducteur qui définissait l’importance de toutes les autres sciences et de leur expression, l’art.

Les sciences et les arts qui collaborent et s’approchent le plus près de la science fondamentale, celle qui a pour but le bien de tous les hommes, devenaient plus importantes dans l’opinion générale et vice-versa.

Telle était la science de Confucius, de Bouddha, de Moïse, de Socrate, de Christ, de Mahomet, cette science que comprirent et comprennent tous les hommes excepté ceux de notre caste, appelés gens instruits. Une telle science non seulement occupa toujours une place prépondérante, mais fut la seule qui définit l’importance des autres.

La cause n’en était pas du tout, comme le pensent les pseudo-savants de notre temps, que les trompeurs, les pontifes, les professeurs de cette science lui attribuaient cette importance, mais qu’en effet, comme chacun peut le savoir par l’expérience intérieure, l’expérience et le choix des sciences et des arts ne peuvent exister sans le souci de ce qui est la destination et le bien de l’homme.

C’est pourquoi l’étude des sciences ne peut exister, car il y a une quantité incalculable d’objets des sciences. — Je souligne le mot « incalculable » car je le prends dans son sens littéral.

Si l’on ne sait pas en quoi consistent la destination et le bien des hommes, toutes les autres sciences et arts deviennent ce qu’ils sont devenus chez nous, des amusements stériles et nuisibles. L’humanité ne vécut jamais sans la science de ce qui est la destination et le bien des hommes. Il est vrai que pour un observateur superficiel la science et le bien des hommes semblent différer chez Bouddah, Brahma, chez les Hébreux, les Chrétiens, les Confuciens, les Taosistes (bien qu’il suffise de pénétrer ces doctrines pour voir qu’elles ont même essence).

Néanmoins chez tous les peuples sortis de l’état sauvage, que nous connaissons, nous trouvons cette science ; or, tout d’un coup il se trouve que les hommes de notre temps ont décidé que cette même science, qui jusqu’ici était la directrice de toutes les connaissances humaines, empêchait tout.

Les hommes bâtissent des maisons et un constructeur a fait un devis, un autre un deuxième, un troisième en a fait un aussi. Les devis diffèrent un peu, mais ils sont faits de telle sorte que chacun voit que si tout est construit d’après le devis, le bâtiment sera construit.

Tels sont les constructeurs : Confucius, Bouddah, Moïse, Christ.

Soudain arrivent des gens qui affirment que l’essentiel c’est qu’il n’y ait aucun devis, qu’il faut faire la construction à vue d’œil. Et c’est ce que les hommes appellent la « science scientifique » la plus exacte, comme le pape s’appelle le plus saint. Les hommes nient chaque science. Ils nient l’essence même de la science : la définition de ce qui est la destination et le bien des hommes — et cette négation de la science ils l’appellent science. Depuis que les hommes existent, parmi eux apparurent de grands esprits, qui, dans la lutte contre les exigences de la raison et de la conscience se posèrent ces questions : en quoi consistent la destination et le bien, non seulement de moi seul, mais de tous les hommes ? Que veut de moi et de chaque homme la force qui m’a produit et me conduit ? Que me faut-il faire pour satisfaire aux exigences du bien personnel et général introduites en moi ?

Ils se demandent : moi je suis tout et en même temps partie de quelque chose d’immense, d’infini ; quels sont mes rapports avec les petites parties telles que moi, — avec les hommes — et avec ce tout ?

Et de la voix de la conscience et de la raison, et des considérations de ce que dirent les hommes qui vécurent avant et les contemporains qui se posaient les mêmes questions, ces grands maîtres tiraient ces doctrines simples, claires, toujours compréhensibles à tous les hommes et telles qu’elles pouvaient être réalisées.

Il y avait de ces hommes de premier, de deuxième, de troisième et de dernier ordre. Le monde est plein de tels hommes.

Tous les hommes vivants se demandent comment concilier les exigences du bien de la vie personnelle avec la conscience et la raison qui exigent le bien général des personnes ? Et de ce travail commun, s’élaborent lentement, mais sans cesse, les formes de la vie nouvelle plus conforme aux exigences de la raison et de la conscience.

Tout à coup paraît une nouvelle caste d’hommes qui disent : tout cela est sottise, il faut le laisser. C’est une méthode déductive de penser (en quoi la méthode déductive diffère-t-elle de la méthode inductive, personne ne l’a jamais pu comprendre) ; ce sont des procédés de la période théologique et métaphysique. Tout ce qu’on découvre par l’expérience intérieure et que les hommes se communiquent sur la conscience de la loi de leur vie (l’activité fonctionnelle en leur argot), tout ce que, depuis le commencement du monde, les plus grands esprits de l’humanité ont fait dans cette voie, tout cela n’est que sottise sans importance.

De cette nouvelle doctrine il résulte ceci : vous êtes la cellule d’un organisme et le but de votre activité raisonnable consiste à définir votre activité fonctionnelle, pour cela vous n’avez qu’à observer en dehors de vous. Ce fait que vous êtes une cellule qui pense, souffre, parle, comprend et que vous pouvez demander à une autre cellule qui parle et souffre comme vous, si elle se réjouit, si elle sent, et ainsi contrôler votre expérience, ce fait que vous pouvez profiter de ce qu’une cellule qui vivait avant, souffrait, pensait, parlait, écrivait sur ce sujet, ce fait que vous avez des millions de cellules qui, d’accord avec ces cellules qui inscrivaient leurs pensées, confirment vos observations ; ce fait principal que vous êtes vous-même la cellule vivante qui toujours, par l’expérience intérieure, reconnaît la régularité ou l’irrégularité de son activité fonctionnelle, tout cela ne signifie rien, tout cela est une méthode mauvaise, fausse. La méthode sûre, scientifique, est celle-ci : si vous voulez savoir en quoi consiste votre activité fonctionnelle, c’est-à-dire en quoi consiste votre destination et votre bien et ceux de toute l’humanité et de tout le monde, vous devez, avant tout, cesser d’écouter la voix et les exigences de votre conscience et de votre raison qui crie en vous et en vos semblables ; vous devez cesser de croire à tout ce que disaient les grands maîtres de l’humanité sur la raison et la conscience, considérer tout cela comme une bêtise et commencer tout du commencement. Et pour comprendre tout depuis le commencement, il vous faut regarder au microscope le mouvement des amibes et des cellules des vers intestinaux ou mieux, croire tout ce que vous diront les hommes avec garantie d’infaillibilité.

Ayant regardé les mouvements de ces amibes et cellules, ou lu ce qu’ont vu les autres, attribuez à ces cellules vos sentiments humains et vos calculs à ce qu’ils désirent, à ce à quoi ils aspirent, à quoi ils pensent, à quoi ils sont habitués, et de ces observations (dans lesquelles chaque mot est une erreur de la pensée ou des expressions), concluez, par analogie, qui vous êtes, quelle est votre destination, en quoi est votre bien et celui des cellules semblables à vous. Pour vous comprendre vous devez étudier non seulement les vers intestinaux que vous voyez, mais aussi des êtres microscopiques qu’on voit à peine et les transformations des êtres en d’autres, que personne n’a jamais vus et probablement ne verra jamais.

Il en va de même avec l’art. L’art, où existait la vraie science, était toujours l’expression de la connaissance de la destination et du bien de l’homme. Depuis que les hommes existent, de toute l’activité des expressions des connaissances les plus diverses, ils mettaient à part l’expression principale : la connaissance de la destination et du bien, et l’expression de cette connaissance était l’art au sens strict du mot. Depuis que les hommes existent, il y en eut de particulièrement délicats qui sentaient la doctrine du bien et de la destination de l’homme, et qui, sur les harpes, les tympanons, par les images et les paroles, exprimaient leur lutte contre la tromperie, leurs souffrances dans cette lutte, leur espoir au triomphe du bien, leur désespoir au triomphe du mal et leur enthousiasme à la connaissance du bien à venir.

Depuis que les hommes existent, le vrai art, celui qu’approuvaient les hommes, n’avait pas d’autre importance que d’être l’expression de la destination et du bien de l’homme.

Toujours jusqu’aux derniers temps, l’art servit la doctrine de la vie, ce qu’on a appelé plus tard la religion, et c’est seulement alors, qu’il était ce que les hommes appréciaient tant. Mais tandis qu’à la place de la science de la destination et du bien se plaçait la science de tout ce qu’on veut, depuis que la science a perdu son sens et sa signification, depuis que la vraie science fut appelée avec mépris, la religion ; depuis, l’art, comme activité importante humaine, a disparu.

Lorsque l’Église existait comme doctrine de la destination et du bien, l’art servait l’Église, et était le vrai art. Mais depuis que l’art a quitté l’Église et s’est mis à servir la science, et la science à servir n’importe quoi, il a perdu son importance et, malgré les droits qu’on réclame par vieille habitude, malgré l’affirmation inepte, — qui prouve seulement la perte de la vocation — que l’art sert l’art, il est devenu un métier qui fournit aux hommes des choses agréables et qu’on confond inévitablement avec les arts chorégraphique, culinaire, capillaire, cosmétique, dont les producteurs s’appellent des artistes avec le même droit que les poètes, les peintres et les musiciens de notre temps.

On se retourne et l’on voit que, pendant des milliers d’années, parmi les milliards d’hommes qui vécurent, quelques dizaines sortent de la foule. Confucius, Bouddha, Solon, Socrate, Salomon, Homère, Esaüe, David. Ces hommes sont rares, on le voit, bien qu’ils n’appartiennent pas à une seule caste, mais à toute l’humanité.

Évidemment ils sont rares les vrais savants, les vrais artistes, les producteurs de la nourriture spirituelle, et ce n’est pas en vain que l’humanité les a appréciés et les apprécie si haut. Or, il se trouve que tous ces grands adeptes de la science et de l’art nous sont maintenant inutiles. La production scientifique et artistique, selon la loi de la distribution du travail, peut se faire au moyen des fabriques et, pendant une dizaine d’années, nous ferons plus de grands savants et d’artistes qu’il n’y en eut parmi tous les hommes depuis le commencement du monde.

Maintenant, il y a une corporation de savants et d’artistes qui préparent, par des moyens perfectionnés, toute la nourriture spirituelle nécessaire à l’humanité.

Et on en prépare tant qu’il ne faut même plus mentionner les génies d’autrefois, non seulement de l’antiquité, mais des temps plus proches. Tout cela c’est l’activité de la période théologique et métaphysique ; il faut effacer tout cela ; et la vraie activité raisonnable n’a commencé que depuis cinquante ans environ. Pendant ces cinquante ans, nous avons fabriqué tant de grands hommes, qu’une seule université allemande en donne plus qu’il n’en faut à tout le monde ; et on a fabriqué tant de sciences (il est vrai qu’elle est très facile à fabriquer ; il faut seulement ajouter à un terme grec le mot logie, l’enregistrer sous une rubrique et la science est prête), que non seulement un homme ne peut les savoir, mais que pas un seul ne peut se rappeler tous les noms des sciences existantes. Les noms seuls formeraient un gros dictionnaire, et chaque jour on invente de nouvelles sciences.

On a fait beaucoup. Comme ce maître finnois qui enseignait aux enfants d’un propriétaire la langue finnoise au lieu du français, on a appris tout cela fort bien ; le seul malheur, c’est que personne, sauf nous, n’y comprend rien, et juge tout cela un galimatias inutile.

Cependant il y a à cela une explication. Les hommes ne comprennent pas toute l’utilité de la vraie science parce qu’ils se trouvent sous l’influence de la période théologique des sciences, de cette période stupide où tous les peuples, les Hébreux, les Chinois, les Indous, les Grecs, comprenaient tout ce que leur disaient leurs grands maîtres.

Mais quelle qu’en soit la cause, la science et l’art existèrent toujours dans l’humanité, et quand ils existaient réellement, ils étaient nécessaires et compréhensibles à tous les hommes.

Nous faisons quelque chose que nous appelons science et art ; or, il appert que nous n’avons pas le droit d’appeler de ces noms ce que nous faisons.