Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 341-356).
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XXXIV

« Mais c’est seulement la division du travail, l’absence, pour les savants et les artistes, de la nécessité de fabriquer leur nourriture, qui a fait la possibilité de ce succès extraordinaire des sciences que nous voyons de notre temps », objecte-t-on à cela.

« Si tous devaient labourer, les résultats énormes qui ont été atteints ne le seraient pas ; ces éclatants succès qui ont tant augmenté le pouvoir de l’homme sur la nature, ne se seraient pas produits ; il n’y aurait pas eu de ces découvertes astronomiques qui frappent tant l’esprit humain et qui ont régularisé la navigation. Il n’y aurait pas de bateaux à vapeur, de chemins de fer, de ponts magnifiques, de tunnels, de moteurs à vapeur, de télégraphes, de photographie, de téléphones, de machines à coudre, de phonographes, d’électricité, de télescopes, de spectroscopes, de microscopes, de chloroforme, de pansement de Lyster, d’acide phénique ».

Je n’énumère pas tout ce dont notre siècle est si fier.

On peut trouver dans chaque journal, dans chaque livre populaire, cette énumération et cet enthousiasme de soi-même et de ses propres actes. Cet enthousiasme est fréquent, et nous pouvons tous nous réjouir à un tel point que sérieusement, avec Jules Verne, nous sommes convaincus que la science et les arts n’ont jamais autant progressé qu’en notre temps.

C’est à la division du travail que nous devons ces admirables succès ; alors comment ne pas l’accepter ?

Admettons, qu’en effet, les progrès accomplis dans notre siècle sont étonnants, admirables, extraordinaires. Admettons que nous sommes d’heureux privilégiés qui vivent dans un temps extraordinaire, mais essayons d’apprécier ces succès non avec le contentement de nous-mêmes, mais en partant de ce même principe que défendent les progrès de la division du travail, c’est-à-dire, qu’avec le travail intellectuel des hommes de science et d’art au profit du peuple, ceux-ci rachèteront leur affranchissement du travail. Tous ces succès sont très étonnants, mais par un malheureux hasard, reconnu par les savants, jusqu’ici, ils n’ont point amélioré, mais fait empirer la situation des ouvriers.

Si maintenant l’ouvrier peut aller en chemin de fer au lieu de marcher à pied, en revanche, le chemin de fer brûle son bois, emporte sous son nez le blé, et le ramène à l’état où il est presque l’esclave du propriétaire de chemin de fer.

Si, grâce aux moteurs à vapeur et aux machines, l’ouvrier peut acheter du mauvais calicot, en revanche ces moteurs et ces machines l’ont privé du grain gardé à la maison et l’ont mis en état d’esclavage absolu vis-à-vis des fabricants.

S’il y a des télégraphes dont il ne lui est pas défendu de jouir, mais dont ses moyens lui interdisent l’usage, en revanche chacun de ses produits lui est pris, sous le nez, par les capitalistes, à des prix très minines, et précisément grâce au télégraphe, avant que l’ouvrier sache qu’il y a demande de ce produit.

S’il y a des téléphones, des télescopes, des vers, des romans, des théâtres, des ballets, des symphonies, des opéras, des galeries de tableaux, etc., la vie de l’ouvrier, à cause de tout cela, ne s’est pas améliorée, car tout cela, par le même hasard malheureux, lui est inaccessible.

De sorte qu’en général, en quoi les gens de science sont d’accord, jusqu’ici toutes ces inventions extraordinaires et œuvres d’art, si elles n’ont pas aggravé la vie de l’ouvrier, en tout cas ne l’ont pas améliorée. De sorte que si, à la question de la réalité du succès atteinte par la science et l’art, nous n’ajoutons pas notre admiration personnelle mais cette mesure sur quoi l’on se base pour défendre la division du travail : l’utilité de celle-ci pour le peuple ouvrier, nous verrons que nous n’avons pas encore de base solide pour ce contentement de soi auquel nous nous abandonnons si volontiers.

Un paysan voyage en chemin de fer. Une femme achète du calicot. L’izba est éclairée par la lampe et le paysan allume sa pipe avec une allumette. C’est commode, mais de quel droit puis-je dire que les chemins de fer et les fabriques ont été de quelque utilité au peuple ?

Si le paysan va en chemin de fer et achète lampe, coton, allumettes, c’est seulement parce qu’on ne peut pas le défendre aux paysans. Nous savons tous que la construction des chemins de fer et des fabriques n’a jamais été faite pour l’utilité du peuple, alors pourquoi donner comme preuve de l’utilité pour le peuple la commodité de ces inventions dont l’ouvrier jouit incidemment, par hasard ? Nous savons tous que les techniciens et les capitalistes qui ont construit les chemins de fer et les fabriques, s’ils ont pensé aux ouvriers, n’ont pensé qu’au moyen de leur tirer leur dernier sou. Et comme on le voit, chez nous, en Europe et en Amérique ils y sont arrivés parfaitement.

Dans tout ce qui cause un dommage, il y a quelque chose d’utile. Après l’incendie on peut se chauffer et allumer sa pipe avec un charbon. Mais peut-on dire que l’incendie est utile ?

Au moins, ne nous trompons pas nous-mêmes. Nous savons tous pour quels motifs sont construits les chemins de fer et les fabriques, pourquoi l’on produit du pétrole et des allumettes.

L’ingénieur construit le chemin de fer pour le gouvernement, dans un but stratégique, ou pour le capitaliste dans un but financier. Il fait des machines pour le fabricant, pour son propre gain ou pour celui d’un capitaliste.

Tout ce qu’il produit et invente est fait pour le gouvernement, les capitalistes et les riches. Les inventions les plus habiles de la technique sont dirigées tout droit au désavantage du peuple, comme les canons, les torpilles, les prisons cellulaires, les machines à contrôle d’alcool, les télégraphes, etc., ou servent à fabriquer des objets qui non seulement ne sont pas utiles au peuple mais lui sont inapplicables : lumière électrique, téléphone et tous les nombreux perfectionnements de confort ; ou enfin, des objets avec quoi l’on peut dépraver le peuple et lui tirer son dernier argent, c’est-à-dire son dernier travail. Tels sont, avant tout, l’eau-de-vie, le vin, la bière, l’opium, le tabac, ensuite le coton, les châles, les bibelots de toutes sortes.

S’il arrive parfois que les inventions des savants et les travaux des ingénieurs sont utiles au peuple, comme les chemins de fer, les faux, cela prouve seulement que dans le monde tout se lie et que, de chaque acte nuisible, il peut résulter par hasard quelque utilité pour ceux à qui il nuit.

Les savants et les artistes pourraient dire que leur activité est utile au peuple si seulement ils se proposaient de servir le peuple, comme ils se proposent maintenant de servir le gouvernement et les capitalistes.

Nous pourrions le dire alors si les savants et les artistes prenaient pour but les besoins du peuple. Mais il n’y en a pas de tels.

Tous les savants sont absorbés par leurs occupations pontificales d’où résultent les études sur le protoplasme, l’analyse spectrale des étoiles, etc. Mais avec quelle hache vaut-il mieux couper, quelle scie est la plus commode, quel est le meilleur moyen de préparer le pain, avec quelle farine ; comment faut-il chauffer, construire les poêles ; quelle nourriture, quels breuvages, quelle vaisselle sont préférables ; quels champignons peut-on manger, comment les préparer plus avantageusement ? La science n’y a jamais pensé. Et cependant tout cela est l’affaire de la science.

Je sais que par définition la science doit être inutile, mais c’est un prétexte évident et trop effronté. Le rôle de la science est de servir l’humanité. Nous avons inventé le télégraphe, le téléphone, les phonographes, mais dans la vie, dans le travail du peuple qu’avons-nous fait progresser ?

Nous avons catalogué deux millions d’insectes ! Est-ce que nous avons apprivoisé un seul animal depuis les temps bibliques quand tous nos animaux étaient depuis longtemps apprivoisés ? L’élan, le cerf, la perdrix et d’autres oiseaux, restent toujours sauvages. Les botanistes ont découvert la cellule, dans la cellule le protoplasme, dans le protoplasme quelque autre chose, puis encore autre chose. Évidemment ces travaux ne finiront pas de longtemps, car ils ne peuvent avoir de fin. Ainsi les savants n’ont pas le temps de s’occuper de ce qui est nécessaire aux hommes. C’est pourquoi, depuis l’antiquité égyptienne et hébraïque, quand lentille et blé existaient déjà, jusqu’à nos jours, aucune plante nouvelle ne s’est ajoutée à la nourriture du peuple, sauf la pomme de terre, et celle-ci n’a pas été acquise par la science.

On a inventé les torpilles, les pèse-alcool, les water-closet ; et le rouet, le métier, la charrue, la hache, le fléau, le râteau, la grue, le seau sont restés ce qu’ils étaient du temps de Rurik. Et s’il y a quelque chose de changé ce n’est pas par les hommes de science.

Il en va de même avec l’art. Nous avons promu une masse d’hommes grands écrivains. Nous avons critiqué tous ces écrivains jusqu’aux moindres détails ; nous avons écrit des montagnes de critiques et de critique des critiques. Nous avons amassé des galeries de tableaux ; nous avons étudié à fond diverses écoles artistiques ; nous avons des symphonies et des opéras plus que nous ne pouvons en entendre. Et qu’avons-nous ajouté aux fables populaires, aux légendes, aux contes, aux chansons ? Quels tableaux avons-nous légués au peuple ? Quelle musique ? Au marché de Nikolskoï on fait des livres et des tableaux pour le peuple ; à Toula on fabrique des accordéons et, ni à ceci ni à cela, nous ne prenons aucune part.

Mais la fausseté de notre science et de notre art paraît surtout étonnante et évidente dans ces branches qui sembleraient devoir être utiles au peuple et qui, à cause de la fausse direction, sont plutôt nuisibles.

L’ingénieur, le médecin, le professeur, le peintre, l’écrivain, par leur destination, devraient, semble-t-il, servir au peuple. Eh quoi ? Avec la direction actuelle ils ne peuvent rien apporter au peuple, sauf du dommage.

L’ingénieur, le médecin doivent travailler avec le capital. Sans capitaux ils ne sont bons à rien. Toutes leurs connaissances sont telles, qu’elles ont besoin, pour se manifester, de capitaux et de l’exploitation de l’ouvrier sur une grande échelle ; sans parler qu’ils sont habitués à dépenser au moins 1.500 à 2.000 roubles par an, et ainsi ne peuvent aller à la campagne si personne n’est à même de leur donner cette rétribution. Par leurs occupations mêmes ils ne sont pas capables de servir le peuple. Les ingénieurs savent calculer par les procédés des mathématiques supérieures l’arc d’un pont, la force de transmission d’un moteur, etc. Mais devant les questions les plus simples du travail du peuple ils restent ahuris. Comment améliorer la faux, la carriole, comment faire guéable le ruisseau, dans les conditions de la vie ouvrière actuelle, ils n’en savent rien, et comprennent moins que le dernier paysan. Donnez-leur des usines, des ouvriers tant qu’il faut, faites venir des machines de l’étranger, alors ils pourront donner des ordres. Mais dans les conditions données du travail de millions de gens, trouver le moyen de faciliter ce travail, ils en sont incapables ; par leurs occupations habituelles et les exigences de leur vie, ils ne peuvent s’en occuper.

Le médecin se trouve dans une position encore plus difficile, sa science imaginaire est appropriée de telle façon, qu’il peut seulement guérir les gens qui ne font rien et peuvent jouir du travail des autres. Il faut au médecin une foule d’outils très chers, d’instruments, de remèdes : l’hygiène, l’appartement, la nourriture, les water-closet, pour qu’il puisse agir contre la maladie. Outre son salaire, il a besoin de dépenses telles pour guérir un seul malade, qu’une centaine de ceux qui supportent ces dépenses doivent mourir de faim. Il a étudié chez les célébrités des capitales, qui vivent des clients qu’on peut soigner dans les cliniques, ou qui peuvent acheter les machines nécessaires pour préparer les médicaments et même se transporter immédiatement du nord au sud, dans telle ou telle ville d’eau.

Leur science est telle que tous les médecins de zemstvo se plaignent qu’il n’y a pas moyen de guérir le peuple ouvrier, trop pauvre pour qu’on puisse placer les malades dans les conditions hygiéniques, et en même temps ils se plaignent qu’il n’y a plus d’hôpitaux et qu’il leur faut des aides-médecins et infirmiers. Qu’en résulte-t-il donc ? Il en résulte que le mal principal, d’où provient que les maladies se répandent et ne peuvent être guéries, c’est le manque de moyens de vivre.

Et voilà, et la science, sous le drapeau de la division du travail, convie ces lutteurs à aider le peuple. Toute la science se cantonne aux classes riches et s’assigne pour but de soigner les gens qui peuvent se procurer tout, et elle donne les mêmes conseils à ceux qui n’ont rien. Mais il manque des moyens, c’est pourquoi il faut les prendre au peuple qui devient malade, se contagionne, mais ne guérit pas faute de moyens.

Et les défenseurs de la médecine populaire disent que maintenant cette affaire est encore peu développée. Évidemment elle est peu développée, car, Dieu nous en préserve, si elle se développait, si sur le dos du peuple, au lieu de deux docteurs, sages-femmes et infirmiers dans chaque district on en mettait vingt, comme ils le veulent, bientôt il n’y aurait plus personne à soigner. L’aide scientifique au peuple, dont parlent les défenseurs de la science, doit être tout autre. Et cette aide qui doit exister n’est pas encore commencée. Elle commencera quand le savant, ingénieur ou médecin, ne trouvera pas légale cette division qui existe, c’est-à-dire la spoliation du travail des uns, quand il ne s’attribuera pas le droit de prendre à des hommes, je ne dis pas des centaines de mille roubles, mais même les modestes mille ou cinq cents roubles pour ses besoins, quand il vivra parmi les ouvriers, dans les mêmes conditions que ceux-ci, et appliquera son savoir aux questions de mécanique, de technique, d’hygiène et de guérison du peuple. Maintenant, la science, qui se nourrit au compte du peuple ouvrier, a oublié tout à fait les conditions de la vie de ce peuple ; elle ignore ces conditions et s’oppose énergiquement à ce que son savoir imaginaire trouve une application dans le peuple.

Le domaine de la médecine, comme celui de la technique, est encore intact. Toutes les questions : comment répartir le mieux le temps du travail, comment se nourrir le mieux, avec quoi et de quelle façon vaut-il mieux s’habiller, se chausser. combattre l’humidité, le froid ; comment élever, nourrir, emmailloter les enfants, etc., et tout cela dans les conditions où se trouve l’ouvrier, ces questions ne sont pas encore posées. De même avec l’activité des maîtres, des pédagogues. La science a arrangé cela de telle façon qu’on ne peut instruire que les gens riches, et les professeurs, comme les ingénieurs et les médecins, s’accrochent malgré eux à l’argent et, chez nous, particulièrement au gouvernement.

Et il n’en peut être autrement, parce que l’école bien installée (en règle générale, plus l’école est installée scientifiquement, plus elle est chère) avec les bancs mobiles, les globes terrestres, les cartes géographiques et les bibliothèques pour les professeurs et les élèves, cette école est telle que pour son entretien il faut doubler les impôts de chaque village. Ainsi l’exige la science.

Les enfants du peuple sont nécessaires pour le travail, et cela d’autant plus que le peuple est plus pauvre. Les défenseurs de la science disent : la pédagogie, même maintenant, est utile au peuple, mais attendez qu’elle se développe et ce sera encore mieux. Mais si elle se développe, si au lieu de vingt écoles dans le district il y en a cent, que toutes soient scientifiques et que le peuple les entretienne, il sera encore plus pauvre, et ses enfants lui seront encore plus nécessaires.

« Que faut-il donc faire ?» objecte-t-on à cela.

Le gouvernement installera des écoles et décrétera l’instruction obligatoire, comme en Europe ; mais l’argent, on le prendra toujours au peuple, et il travaillera encore plus, et il aura encore moins de loisirs, et par force, il n’aura pas d’instruction. De nouveau, le seul salut, c’est que le maître vive dans les conditions de l’ouvrier et enseigne pour la récompense donnée volontairement, librement.

Telle est la fausse direction de la science qui la prive de la possibilité de remplir son devoir : servir le peuple. Mais cette direction fausse de nos classes intellectuelles est encore plus évidente dans l’activité artistique qui, par son essence même, doit être accessible au peuple.

La science peut encore se retrancher derrière cette justification sotte, que la science travaille pour la science, et qu’une fois élaborée par les savants, elle deviendra accessible au peuple. Mais l’art, l’art véritable, doit être accessible à tous et surtout à ceux au nom de qui il se fait. Or la situation de l’art dénonce d’une manière frappante les forbans de l’art qui ne veulent ou ne savent être utiles au peuple. Le peintre, pour préparer ses grandes œuvres, doit avoir un atelier où pourrait travailler un artel d’au moins quarante menuisiers ou cordonniers, qui grelottent ou étouffent dans un trou. Mais c’est peu, il lui faut des modèles, des costumes, des voyages. L’académie des beaux-arts pour protéger les arts, englobe des millions pris au peuple, et les produits de cet art se trouvent dans des palais et ne sont ni compréhensibles ni nécessaires au peuple.

Le musicien, pour exprimer ses grandes pensées, doit réunir près de deux cents personnes en cravates blanches et habits, et dépenser des centaines de mille roubles pour la mise en scène des Opéras. Et les œuvres de cet art, si même le peuple pouvait en profiter un jour, ne provoqueraient en lui que l’étonnement et l’ennui.

Les écrivains, les auteurs, n’ont pas besoin, semble-t-il, de si belles installations, d’ateliers, de modèles, d’orchestres, d’acteurs. Mais là aussi, il résulte que l’auteur, sans parler des commodités de l’installation, de toutes les joies de la vie, a besoin, pour préparer ses grandes œuvres, de voyages, de palais, de la jouissance des arts, des théâtres, des concerts, des villes d’eaux, etc. S’il ne gagne pas d’argent, on lui donne une pension pour qu’il compose encore mieux d’autres œuvres, et de nouveau ces œuvres que nous apprécions tant, restent lettre morte pour le peuple et lui sont tout à fait inutiles.

Que serait-ce, s’il y avait encore plus, comme le désirent les savants et les artistes, de ces fournisseurs de nourriture spirituelle, et s’il fallait construire, dans chaque village, un atelier, des orchestres, entretenir des écrivains dans les conditions que les hommes d’art jugent nécessaires pour eux ?

Je pense que les ouvriers préféreraient ne jamais voir de tableaux, ne pas entendre de symphonie, ne pas lire de vers et de nouvelles, que d’être obligés de nourrir tous ces parasites.

On pourrait se demander : pourquoi les artistes ne servent-ils pas le peuple ?

Dans chaque izba, il y a des icônes, des tableaux. Chaque paysan, chaque femme chante ; beaucoup ont des instruments de musique ; tous racontent des histoires, récitent des vers, plusieurs lisent des livres. Comment se fait-il donc que ces deux choses, faites l’une pour l’autre comme la clef et la serrure, se soient séparées de telle façon qu’on ne puisse plus les accorder ?

Dites au peintre de travailler sans atelier, sans modèle, sans costume, et de faire des tableaux de cinq kopeks, il vous dira que c’est renoncer à l’art comme il le comprend. Dites à un musicien de jouer de la balalaïka, de l’accordéon, de la guitare, d’apprendre aux femmes du peuple à chanter des chansons ; dites à un poète, à un écrivain, de laisser là poèmes, romans et satires et de composer des recueils de chansons, des histoires, des contes accessibles aux illettrés, ils vous diront que vous êtes fou. N’est-ce pas la pire folie, que les hommes, seulement au nom de la nourriture spirituelle avec quoi ils nourrissent les gens qui les élèvent, les nourrissent, les habillent, s’affranchissent du travail, et ensuite oublient tellement leur devoir qu’ils se déshabituent de préparer la nourriture qui convient au peuple, et que, cet écart même de leur devoir, ils le considèrent comme leur dignité.

— Mais c’est ainsi partout ? objecte-t-on à cela.

Oui, c’est partout déraisonnable et ce sera ainsi tant que les hommes, sous prétexte de division du travail et de promesse au peuple de la nourriture spirituelle, ne feront qu’absorber le travail de ce peuple. Les savants et les artistes ne peuvent servir le peuple que s’ils vivent parmi le peuple et comme le peuple, sans prétendre à des droits particuliers, sans proposer leurs services scientifiques et artistiques dont l’acceptation ou le refus dépendent de la volonté du peuple.