Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 336-340).
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XXXIII

Il y eut un temps où l’Église dirigea la vie spirituelle des hommes de notre monde, l’Église promettait le bien aux hommes ; en échange, elle se libérait de la participation à la lutte de l’humanité pour la vie. Dès qu’elle le fit, elle s’écarta de sa destination, et les hommes se détournèrent d’elle. Ce ne sont pas les erreurs de l’Église qui l’ont perdue, mais ses serviteurs, en s’éloignant de la loi du travail avec l’appui du pouvoir, sous Constantin. Leur droit à l’oisiveté, au luxe, a produit leurs erreurs. C’est avec ce droit que l’Église a commencé à ne s’occuper que de l’Église et non des hommes qu’elle était chargée de servir, et que les serviteurs de l’Église se sont adonnés à l’oisiveté et à la débauche.

L’État s’est chargé de guider la vie humaine. Il a promis aux hommes la justice, la tranquillité, la sécurité, l’ordre, la satisfaction de leurs besoins spirituels et matériels, et, pour cela, les hommes qui servaient l’État, se sont dispensés de participer à la lutte universelle pour la vie. Dès que les serviteurs de l’État ont reçu la possibilité de jouir du travail des autres, ils ont fait comme les serviteurs de l’Église. Ce n’est pas le peuple qui est devenu leur but, mais l’État ; et les serviteurs de l’État — depuis le roi jusqu’au dernier fonctionnaire — à Rome, en France, en Angleterre, en Russie et en Amérique, se sont adonnés à l’oisiveté et à la débauche.

Les hommes ont perdu la confiance en l’État, et l’anarchie, déjà consciemment, devient leur idéal. L’État a perdu son prestige seulement parce que ses serviteurs se sont reconnu le droit de jouir du travail du peuple.

La science et l’art ont fait de même avec l’aide du pouvoir gouvernemental qu’ils se sont engagés à soutenir. Ils se sont attribué le droit à l’oisiveté et à la jouissance du travail d’autrui, et, de même, ils ont trahi leur mandat.

Et leurs erreurs proviennent de même de ce que les serviteurs de la science, exposant un principe faussement compris de la division du travail, se sont reconnu le droit de jouir du travail des autres et ont perdu le sens de leur destination, ils ont pris pour but non l’utilité du peuple, mais l’utilité mystérieuse de la science, des arts, et, de même que leurs prédécesseurs, ils se sont adonnés à l’oisiveté et à la débauche plutôt spirituelle que sensuelle.

On dit : la science et les arts ont beaucoup donné à l’humanité. C’est tout à fait juste. L’Église et l’État ont donné beaucoup à l’humanité, et non pas parce qu’ils ont abusé de leur pouvoir et que leurs serviteurs se sont dégagés du devoir éternel et commun à tous les hommes, du devoir de travailler pour vivre, mais malgré cela.

De même, la science et l’art ont beaucoup donné à l’humanité, non parce que les savants et les artistes, sous le prétexte de la division du travail, vivaient sur le dos du peuple ouvrier, mais malgré cela.

La République romaine était puissante, non parce que ses citoyens avaient la possibilité de se débaucher, mais parce que parmi eux se trouvaient de braves gens.

La même chose avec la science et l’art. La science et l’art ont donné beaucoup à l’humanité, non pas parce que leurs serviteurs, autrefois, avaient rarement, et, maintenant, ont toujours la possibilité de s’affranchir du travail, mais parce qu’il y eut des hommes de génie qui, ne profitant pas de ce droit, firent avancer l’humanité.

La classe des savants et des artistes qui, en se basant sur la fausse division du travail, demande le droit de jouir du travail des autres, ne peut aider au succès de la vraie science et du vrai art, car le mensonge ne peut produire la vérité.

Nous sommes si habitués à nos représentants du travail intellectuel, gras et lustrés, ou dégénérés, qu’il nous paraît barbare qu’un savant ou un peintre laboure ou ramasse du fumier. Il nous semble que tout sera fini, que sur le chariot s’émiettera toute sa sagesse et que les grandes images artistiques qu’il porte dans son sein seront salies dans le fumier. Mais nous y sommes si habitués, qu’il ne nous semble pas étrange que les serviteurs de la science, c’est-à-dire les serviteurs et maîtres de la vérité, forcent les autres à faire pour eux ce qu’ils peuvent faire eux-mêmes, et passent la moitié de leur temps à bien manger, à fumer, à bavarder sur des sujets libéraux, à lire les journaux et les romans, à aller au théâtre. Il ne nous paraît pas étrange de voir notre philosophe au restaurant, au théâtre, au bal ; il ne nous paraît pas étrange de savoir que ces artistes qui adoucissent et ennoblissent nos âmes ont passé toute leur vie avec le vin, les cartes, les filles publiques, ou pis encore.

La science et l’art sont choses très belles, mais précisément pour cela il ne faut pas les gâter en y joignant la débauche, c’est-à-dire en se dispensant de servir par le travail sa propre vie et celle des autres hommes.

La science et l’art ont fait avancer l’humanité. Oui, mais pas parce que les savants et les artistes, sous prétexte de division du travail, par la parole, et principalement par leurs œuvres, apprennent aux autres à jouir de la violence, de la misère et des souffrances des hommes pour s’affranchir du devoir humain primordial de travailler de ses propres mains dans la lutte générale de l’humanité contre la nature.