Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 328-335).
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XXXII

La division du travail fut, et probablement sera toujours dans la société humaine : mais pour nous la question n’est pas en ce qui fut et sera, mais en ceci : par quoi devons-nous nous guider pour que cette division soit juste ? Si nous prenons pour mesure l’observation, par cela même, nous renonçons à toute mesure, alors nous trouvons juste chaque division du travail que nous verrons parmi les hommes et qui nous semblera telle, c’est à quoi, précisément, nous mène la « science scientifique » régnante.

La division du travail ! Les uns sont occupés du travail intellectuel, spirituel : les autres d’un travail musculaire, physique. Avec quelle assurance les hommes disent cela ! Ils désirent tant le penser ; il leur semble qu’en effet se passe un échange de services tout à fait régulier, là où se produit la violence ancienne la plus simple.

Toi, ou plutôt vous (toujours plusieurs nourrissent un seul), nourrissez-moi, habillez-moi, faites-moi tout ce travail grossier que j’exige et auquel vous êtes habitués dès l’enfance, et moi je ferai pour vous le travail intellectuel que je sais faire et auquel je suis déjà habitué. Donnez-moi la nourriture corporelle et moi je vous donnerai la nourriture spirituelle. (Le calcul paraît tout à fait juste, et il le serait si l’échange de services était libre, si ceux qui fournissent la nourriture corporelle n’étaient pas obligés de la fournir avant de recevoir la nourriture spirituelle).

Le producteur de nourriture spirituelle dit : pour que je puisse vous donner la nourriture spirituelle, nourrissez-moi, habillez-moi, éloignez de moi mes ordures.

Le producteur de nourriture corporelle doit faire tout cela sans déclarer aucune exigence et donner la nourriture corporelle, bien qu’il ne reçoive pas de nourriture spirituelle. Si l’échange était libre, les conditions des uns et des autres seraient égales.

Nous sommes d’accord que la nourriture spirituelle est aussi nécessaire pour l’homme que la nourriture corporelle. Le savant, l’artiste disent : avant que nous puissions commencer à servir aux hommes notre nourriture spirituelle, il faut qu’ils nous fournissent la nourriture corporelle. Mais pourquoi le producteur de la nourriture corporelle ne dit-il pas : avant que je vous serve la nourriture corporelle, il me faut de la nourriture spirituelle ; avant de la recevoir je ne puis travailler.

Vous dites : le travail d’un laboureur, d’un forgeron, d’un cordonnier, d’un charpentier, d’un paveur, d’un vidangeur etc., m’est nécessaire pour préparer la nourriture spirituelle ; chaque ouvrier doit dire aussi : avant que j’aille travailler pour préparer la nourriture corporelle, il me faut avoir les fruits de la nourriture spirituelle. Pour que j’aie les forces de travailler, il me faut : la doctrine religieuse, l’ordre de la vie sociale, l’application des sciences, les joies et les consolations que donnent les arts. Je n’ai pas le temps d’élaborer ma propre doctrine sur le sens de la vie, donnez-la moi… je n’ai pas le temps d’inventer les règles générales de la vie, telles que la justice ne soit pas violée ; donnez-les moi. Je n’ai pas le temps de m’occuper des sciences physiques, chimiques, techniques, donnez-moi les livres en m’indiquant comment il me faut améliorer mes outils, mes procédés de travail, mes habits, mon chauffage, mon éclairage. Je n’ai pas le temps de m’occuper moi-même de poésie, d’art plastique, de musique ; donnez-moi les excitants et les consolations nécessaires pour vivre ; donnez-moi des œuvres d’art.

Vous dites qu’il vous est impossible de vous occuper de vos travaux importants et nécessaires si vous êtes privés du travail que font pour vous les ouvriers ; et moi, dira l’ouvrier, il m’est impossible de m’occuper de mes travaux non moins importants et nécessaires : labourer, nettoyer vos ordures, si je suis privé du guide religieux correspondant aux exigences de mon esprit et de ma conscience ; d’un gouvernement raisonnable qui garantisse mon travail ; des sciences qui le faciliteront ; des joies de l’art pour l’ennoblir. Tout ce que vous m’avez proposé jusqu’à présent, comme nourriture spirituelle, non seulement ne me plaît pas, mais je ne puis même comprendre en quoi c’est nécessaire ; et tant que je ne recevrai pas cette nourriture qui me convient, à moi et à tous les hommes, je ne puis pas vous donner la nourriture corporelle que je produis. Que répondrez-vous, si un ouvrier vous dit cela ?

Et s’il le disait, ce ne serait pas du tout une plaisanterie, mais la chose la plus simple, la plus juste. Un ouvrier qui dirait cela, aurait beaucoup plus de droit pour lui que le travailleur intellectuel. Il y aurait plus de raisons de son côté parce que le travail fourni par un ouvrier est plus urgent, plus nécessaire que celui d’un producteur intellectuel, et parce que rien n’empêche le travailleur intellectuel de donner à l’ouvrier la nourriture spirituelle qu’il lui a promise, tandis que l’ouvrier est empêché de donner la nourriture corporelle, par ce fait que lui-même en manque.

Que répondrons-nous, nous les travailleurs intellectuels, si on nous impose de telles exigences, simples et légitimes ? Avec quoi les satisferons-nous ? Par le catéchisme de Philarète, par l’histoire sainte de Sokolov, par les images des divers couvents et de la cathédrale de saint Isaac, pour satisfaire ses besoins religieux ; par le code des lois, les œuvres de divers ressorts de la Cour de cassation, par divers statuts de divers comités et commissions, pour satisfaire son besoin d’ordre social ; par l’analyse spectrale, la mensuration de la voie lactée, la géométrie imaginaire, les études microscopiques, les discussions des spirites et des occultistes, par les travaux de l’Académie des Sciences, pour la satisfaction de ses besoins scientifiques. Avec quoi satisferons-nous ses besoins artistiques ? par Pouschkine, Dostoievsky, Tourgueniev, L. Tolstoï ? Par les tableaux du salon français et de nos peintres qui dessinent des femmes nues, de la soie, du velours, des paysages et du genre, par la musique de Wagner et nos musiciens ? Tout cela ne va pas et ne peut aller, parce que nous, avec notre droit à la journée de travail du peuple et l’absence de tous les devoirs, dans notre préparation de la nourriture spirituelle, nous avons tout à fait perdu de vue l’unique destination de notre activité. Nous ne savons même pas ce qui est nécessaire au peuple ouvrier.

Nous avons même oublié sa façon de vivre, ses opinions, sa langue. Nous avons même oublié le peuple lui-même, et nous l’étudions comme une rareté ethnographique ou une Amérique nouvellement découverte.

Ainsi nous, en exigeant pour nous la nourriture corporelle, nous nous sommes engagés à fournir la nourriture spirituelle ; mais à cause de l’invention de la division du travail, selon laquelle nous pouvons non seulement dîner d’abord et travailler ensuite, mais, de générations en générations, bien dîner sans travailler du tout, nous avons préparé, pour payer au peuple notre nourriture, quelque chose qui semble bon pour nous, pour la science, et pour l’art, mais qui n’est pas du tout bon, qui est tout à fait erroné, tout à fait écœurant, comme le fromage de Limbourg, pour ces gens dont nous mangeons le travail, sous prétexte de leur fournir la nourriture spirituelle.

Dans notre aveuglement nous avons à un tel point perdu de vue le devoir, l’obligation prise par nous, que nous avons même oublié au nom de quoi se fait le travail, et que nous avons oublié ce même peuple que nous nous sommes engagés à servir et dont nous avons fait l’objet de notre activité scientifique et artistique.

Nous l’étudions, nous le décrivons pour notre propre amusement et distraction, et nous avons tout à fait oublié qu’il ne faut pas l’étudier ni le décrire, mais le servir. Nous avons tellement perdu de vue l’obligation prise que nous n’avons même pas remarqué que ce que nous nous sommes engagés à faire dans le domaine des sciences et des arts, ce n’est pas nous qui l’avons fait mais les autres, et que notre place était occupée. Il est arrivé que pendant que nous discutons — comme les théologiens sur l’immaculée Conception — soit sur l’origine spontanée des organismes, soit sur le spiritisme, soit sur la forme des atomes, soit de pangenèse, soit sur la constitution du protoplasme, etc., le peuple avait besoin de nourriture spirituelle, et les fruits secs et les épaves des sciences et des arts, sur la demande d’individus dont le seul but est de gagner de l’argent, se mirent à fournir et fournissent au peuple cette nourriture spirituelle. Il y a déjà quarante ans en Europe et dix ans chez nous environ, que se répandent par millions des livres, des tableaux, des chansons. Des baraques s’ouvrent et le peuple regarde, chante, et reçoit la nourriture spirituelle, mais pas de nous qui nous sommes engagés à la lui fournir. Et nous, qui justifions notre oisiveté par cette nourriture spirituelle que, soi-disant, nous lui fournissons, nous restons assis et clignons des yeux et nous n’avons pas le droit d’agir ainsi, car notre dernière justification glisse sous nos pieds.

Nous nous sommes spécialisés. Chez nous il y a une activité particulière, fonctionnelle : nous sommes le cerveau du peuple. Il nous nourrit et nous avons pris l’engagement de l’instruire ; seulement sous le couvert de ces mots, nous nous sommes affranchis du travail. Que lui avons-nous appris ? que lui enseignons-nous ? Il attend depuis des dizaines, des centaines d’années et nous causons toujours, nous nous instruisons l’un l’autre, nous nous amusons et nous avons tout à fait oublié le peuple. Nous l’avons oublié à un tel point que d’autres se sont chargés de l’instruire et de l’amuser et que nous ne l’avons même pas remarqué ; tant nous parlions peu sérieusement de la division du travail, si convaincus étions-nous que nos belles phrases sur les services rendus par nous au peuple, n’étaient qu’une honteuse excuse.