Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 318-327).
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XXXI

La division du travail est la loi de tout ce qui existe ; par conséquent, elle doit être celle des sociétés humaines.

Possible que ce soit ainsi, mais il reste cependant une question : la division du travail qui existe actuellement dans les sociétés humaines, est-ce celle qui doit exister ? Si les gens croient à une certaine division du travail, non raisonnable et non juste, alors aucune science ne peut leur prouver ce que doit être ce qu’ils considèrent comme déraisonnable et injuste.

La théorie théologique prouvait que le pouvoir vient de Dieu, et c’est très possible, mais restait la question : quel pouvoir vient de Dieu ? Celui de Catherine ou celui de Pougatchef ? Et aucune finesse théologique ne pouvait résoudre ce doute.

La philosophie spiritualiste prouvait que l’État est une forme du développement de la personnalité, mais restait la question : peut-on considérer l’état de Néron ou celui de Tchinhiskhan, comme la forme du développement de la personnalité ? Et aucune parole transcendante ne la pouvait résoudre.

Il en va de même avec la « science scientifique ». La division du travail c’est la condition de la vie des organismes et des sociétés humaines, mais dans ces dernières que peut-on considérer comme une division organique du travail ? Et la science a beau étudier la division du travail dans les cellules des vers solitaires, toutes ses observations n’obligent pas un homme à reconnaître juste une division du travail que sa raison et sa conscience trouvent injuste.

Si convaincantes que soient les preuves de la division du travail des cellules dans les organismes observés, l’homme, s’il n’a pas encore perdu la raison, dira quand même que l’homme ne doit pas toute sa vie tisser du calicot, que ce n’est pas une division du travail, mais l’oppression des hommes.

Spencer et les autres disent qu’il y a des populations entières de tisserands, et qu’ainsi l’activité des tisserands c’est la division organique du travail.

Ce qu’ils disent là est juste la même chose que ce que dit le théologien : il y a un pouvoir, et quel qu’il soit, il vient de Dieu. Il y a des tisserands, alors, telle est la division du travail.

Ce serait bien de parler ainsi si le pouvoir et la population des tisserands se formaient d’eux-mêmes ; mais nous savons bien qu’ils ne sont pas spontanés, que c’est nous qui les faisons. Alors il faut savoir d’où vient ce pouvoir : de Dieu ou de nous-mêmes, et d’où proviennent les tisserands : d’une loi organique ou d’un autre principe ?

Des hommes vivent, se nourrissent du travail de la terre comme il convient à tous les hommes. Un homme a fabriqué une forge et a réparé sa charrue, le voisin vient le trouver et lui demande de réparer aussi la sienne, en échange il lui promet du travail ou de l’argent.

Un troisième, un quatrième viennent, et dans la société de ces hommes naît cette division du travail : il se forme un forgeron.

Un autre a bien appris à ses enfants, le voisin lui amène les siens, lui demande de les instruire ; paraît un précepteur.

Mais le maréchal et le précepteur sont tels, seulement parce qu’on le leur a demandé, et ils resteront tels tant qu’on leur demandera d’être maréchal et précepteur. S’il arrivait qu’il y eût beaucoup de maréchaux et de précepteurs, ou que leur travail devint inutile, alors, comme le demande le bon sens et comme il arrive toujours où il n’y a pas de causes qui font obstacle à la régularité de la division du travail, ils quitteraient aussitôt leur métier et, de nouveau, se mettraient à labourer.

Les hommes qui agissent ainsi se guident par leur raison, par leur conscience, et c’est pourquoi tous les hommes doués de raison et de conscience affirment qu’une pareille division du travail est régulière. Mais s’il arrivait que le forgeron eût la possibilité de forcer d’autres gens à travailler pour lui et continuât à préparer des fers, quand c’est inutile, et le précepteur à enseigner, quand il n’y a personne à instruire, alors, il serait évident pour chaque homme c’est-à-dire doué de raison et de conscience, que ce ne serait pas la division, mais l’accaparement du travail, car une telle activité s’écarterait du seul signe par quoi l’on peut reconnaître la régularité de la division du travail : la demande de ce travail par les autres et sa récompense librement proposée. Cependant, c’est précisément une telle activité que la théorie scientifique appelle division du travail.

Les hommes font ce que personne ne pense à leur demander et ils exigent qu’on les nourrisse pour ce travail, et ils disent que c’est juste parce que c’est la division du travail.

Ce qui cause le principal d’entre les maux sociaux, et même ailleurs que chez nous, c’est l’administration, le nombre incalculable de fonctionnaires. Ce qui fait la cause du mal économique de notre temps, ce que les Anglais appellent overproduction (le fait qu’on a fabriqué une masse d’objets qu’on ne sait où mettre et qui ne sont utiles à personne) provient exclusivement de cette étrange compréhension de la division du travail.

Il serait étrange de voir un cordonnier qui croirait les hommes obligés de le nourrir, parce qu’il coudrait sans cesse des souliers qui ne seraient nécessaires à personne.

Mais que dire de ces gens du gouvernement, de l’église, de la science et de l’art qui non seulement ne cousent rien de visible, mais ne produisent rien d’utile au peuple, dont la marchandise ne trouve pas d’amateurs, et qui ont la hardiesse, en se basant sur la division du travail, d’exiger qu’on les nourrisse, qu’on leur donne bien à boire, qu’on les habille bien ?

Il peut exister des sorciers, il y en a, dont l’activité a des demandes et on leur porte, pour cela, des galettes, des bouteilles d’eau-de-vie. Mais il est difficile d’imaginer qu’il existe des sorciers dont les sorcelleries ne sont nécessaires à personne et qui demandent hardiment qu’on les nourrisse bien parce qu’ils font des sorcelleries.

Et c’est précisément ce qui se passe dans notre monde avec les hommes du gouvernement, de l’Église, de la science et de l’art.

Tout cela se fait, en se basant sur cette conception mensongère du travail qui se définit non par la conscience mais par l’observation, et que professent unanimement les gens de la science.

En effet, la division du travail exista toujours, mais elle n’est équitable que quand l’homme décide par sa conscience et par sa raison qu’elle doit être, et non quand il l’observe. La conscience et la raison de tous les hommes décident cette question d’une façon simple, indiscutable, et unanimement. Ils décident ainsi que la division du travail n’est régulière que quand l’activité particulière d’un homme est nécessaire aux autres hommes, qu’ils la lui demandent et proposent eux-mêmes de le nourrir en échange de ce qu’il fera pour eux. Mais quand un homme peut, depuis l’enfance jusqu’à trente ans, vivre sur le dos des autres, en promettant de faire, quand il aura appris, quelque chose de très utile, que personne ne lui demande, et quand, depuis trente ans jusqu’à la mort, il peut vivre de la même façon, toujours avec la promesse de faire quelque chose que personne ne lui demande, ce n’est pas la division du travail (elle n’existe pas, en effet, dans notre société,) c’est l’accaparement, par un fort, du travail d’un autre ; ce même accaparement que les théologiens appelaient autrefois destination divine, que les philosophes appelèrent ensuite formes nécessaires de la vie, et que maintenant la théorie scientifique appelle : division organique du travail.

Toute la science régnante n’est qu’en cela.

Elle seule est devenue maintenant la dispensatrice des diplômes de l’oisiveté, parce qu’elle seule, dans ses temples, discute et définit quelle activité d’un homme de l’organisme social est parasite et laquelle est organique ; comme si chacun ne pouvait le savoir soi-même beaucoup plus sûrement et plus vite en interrogeant sa raison et sa conscience.

De même qu’autrefois, pour le clergé, ensuite pour les hommes d’État, on ne pouvait se demander quels sont les gens plus nécessaires que les autres, de même maintenant, pour la théorie scientifique il semble qu’il ne peut être mis en doute, que c’est son oisiveté qui est indiscutablement organique. Les activités scientifiques et artistiques sont les cellules cérébrales les plus précieuses de l’organisme. Que Dieu soit avec eux, qu’ils régnent, qu’ils mangent, qu’ils boivent, qu’ils soient oisifs, qu’ils s’amusent comme ont fêté et régné les prêtres et les sophistes, mais qu’ils ne fassent pas comme ceux-ci, qu’ils ne dépravent pas les hommes.

Depuis que les hommes existent comme êtres raisonnables, ils distinguent le bien du mal et profitent de la distinction qu’avant eux les hommes ont faite en ce sens. Ils luttent contre le mal, ils cherchent la voie vraie, la meilleure, et lentement mais irrésistiblement avancent dans cette voie. Devant les hommes, dans cette vie, se dressent toujours diverses tromperies qui n’ont d’autre but que de leur montrer qu’il ne faut pas faire cela, mais qu’il faut vivre comme on vit. Il y avait l’ancienne tromperie terrible des hommes de l’Église. Par une lutte effroyable, les hommes peu à peu s’en sont affranchis ; mais à peine cela fait, à la place de l’ancienne tromperie en a paru une nouvelle, philosophique, gouvernementale. Les hommes se sont aussi débarrassés d’elle. Mais voilà qu’une nouvelle tromperie, plus terrible encore se dresse sur la route des hommes : la tromperie scientifique.

Cette nouvelle tromperie est juste la même que les anciennes. Elle consiste essentiellement à remplacer l’activité de notre raison et de notre conscience et celle des hommes qui vivaient avant nous, par quelque chose d’extérieur : selon la doctrine de l’Église, ce quelque chose d’extérieur était la révélation ; dans la doctrine scientifique, c’est l’observation.

Le piège de cette science consiste en ceci : désignant aux hommes les écarts les plus grossiers de l’activité de la raison et de la conscience humaines, détruire la foi en elles, et, masquant la tromperie vêtue de la théorie scientifique, les convaincre qu’en étudiant les phénomènes extérieurs, ils étudient des faits indiscutables tels que les révélera la loi de la vie humaine. La dépravation intellectuelle consiste en ceci : en s’adaptant la croyance que les objets qui sont soumis à la conscience et à la raison sont sujets à l’observation, les hommes perdent la conscience du bien et du mal et deviennent incapables de comprendre l’expression et la définition du bien et du mal élaborées par toute la vie antérieure de l’humanité. Tout cela, en leur jargon, est conditionnel et subjectif. Tout cela disent-ils est à laisser. On ne peut pas comprendre la vérité par la raison, car on peut se tromper, mais il y a une autre voie sûre et presque mécanique. Il faut étudier les faits en se basant sur une théorie scientifique, c’est-à-dire sur deux hypothèses sans fondement : le positivisme et l’évolutionnisme qu’on donne pour la vérité indiscutable.

La science régnante, avec une solennité non moindre que celle de l’Église, déclare que la solution de toutes les questions de la vie n’est possible que par l’étude des faits de la nature et surtout des organismes.

La foule crédule de la jeunesse, étonnée par la nouveauté de cette autorité, que la critique, non seulement n’anéantit pas, mais même n’attaque pas, se jette dans l’étude des faits de la science naturelle, dans cette seule voie qui, selon l’affirmation de la doctrine régnante, peut amener à l’explication des questions de la vie.

Mais plus les élèves avancent dans cette étude, plus s’éloignent d’eux, non seulement la possibilité, mais l’idée même de la solution des questions de la vie ; et plus ils s’habituent à moins observer qu’à croire sur parole les observations des autres, (croire en la cellule, au protoplasme, au quatrième état des corps, etc.) ; plus ils croient, plus la forme masque le contenu, plus ils perdent la conscience du bien et du mal et la capacité de comprendre les expressions et les définitions du bien et du mal élaborées par toute la vie antérieure de l’humanité ; plus ils adoptent l’argot spécial, scientifique, des expressions nouvelles qui n’ont pas de sens humain, plus ils s’égarent dans les bosquets des observations que rien n’éclaire, plus ils perdent la capacité de penser d’une façon originale et même de comprendre une pensée d’autrui, fraîche, claire, qui se trouve en dehors de leur talmud ; et surtout ils passent les meilleures années dans la désaccoutumance de la vie, c’est-à-dire du travail, ils sont habitués à croire leur situation justifiée et deviennent, physiquement, des parasites bons à rien. Comme les théologiens, les talmudistes, ils se déforment le cerveau et deviennent des eunuques de la pensée. En même temps qu’ils s’abêtissent, ils acquièrent la suffisance qui les prive déjà pour toujours du retour aux réflexions simples, claires, humaines.