Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 303-317).
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XXX

Cette croyance s’est développée récemment, il y a une cinquantaine d’années. Son fondateur principal était le savant français Comte. Sous l’influence des études physiologiques, alors nouvelles, de Bichat, il vint à Comte — en même temps logicien et homme religieux, — cette idée exprimée déjà par Ménénius Agrippa, qu’on peut considérer toutes les sociétés humaines, même toute l’humanité comme une unité, comme un organisme, et les hommes, comme de petites parties vivantes d’organes particuliers dont chacun a un but défini : servir à tout l’organisme. Cette idée plut tant à Comte qu’il se mit à construire sur elle une théorie philosophique, et cette théorie l’entraîna tellement qu’il oublia tout à fait que le point de départ de cette théorie n’était rien de plus qu’une jolie comparaison prise à propos dans une fable, mais qui ne pouvait aucunement servir de base à la science.

Comme il arrive souvent, il prit sa proposition favorite pour un axiome et il s’imagina que toute sa théorie reposait sur les bases les plus fermes, les plus expérimentales. Il résultait de sa théorie que puisque l’humanité est un organisme, la connaissance de l’homme et de ses rapports avec le monde n’est possible que par la connaissance des propriétés de cet organisme. Pour la connaissance de ces qualités, l’homme a la possibilité de faire des observations sur les autres organismes inférieurs et de tirer des inductions de leur vie.

C’est pourquoi : 1o l’unique et vraie méthode scientifique, selon Comte, est la méthode inductive, et toute la science n’a de base que l’expérience ; 2o Une nouvelle science devient le but et le sommet des sciences, la science de l’organisme imaginaire de l’humanité ou de l’être surorganique : l’humanité. Cette nouvelle science imaginaire c’est la sociologie. De cette conception de la science en général résulte que toutes les sciences d’autrefois sont mensongères et que toute l’histoire de l’humanité, au point de vue de son développement, se divise en trois, ou plutôt, en deux périodes :

Premièrement, la période théologique et métaphysique, depuis le commencement du monde jusqu’à Comte ; deuxièmement, la période actuelle de la science vraie, unique, positive qui date de Comte.

Tout cela était fort bien ; il n’y avait qu’une erreur, à savoir que tout cet édifice était construit sur le sable, sur l’affirmation arbitraire que l’humanité est un organisme.

Cette affirmation était arbitraire puisque nous n’avons pas plus de droit d’admettre l’existence de l’organisme humanité, qui n’est pas susceptible d’observation, que d’admettre l’existence de Dieu trinité et autres propositions théologiques.

Cette affirmation était inexacte parce qu’à la conception de l’humanité, c’est-à-dire des hommes, était irrégulièrement ajoutée la définition de l’organisme, alors que dans l’humanité manque le signe essentiel de l’organisme : le centre de sensation ou de conscience. Nous appelons l’éléphant, la bactérie, organismes, seulement parce que, par analogie, nous rapportons à ces êtres la même unité de sensation ou de conscience que nous sentons en nous, et dans les sociétés humaines, dans l’humanité, cet indice essentiel fait défaut, et c’est pourquoi, quelques indices communs que nous trouvions à l’humanité et à l’organisme, sans cet indice essentiel, l’homologation de l’humanité à l’organisme est irrégulière.

Cependant, malgré l’arbitraire et l’irrégularité du principe fondamental de la philosophie positive, à cause de cette importance pour la foule de justifier l’ordre des choses existant, de légitimer les violences qui s’exercent dans l’humanité, elle a été acceptée par le monde appelé instruit, avec la dévotion la plus grande. Chose remarquable, parmi les œuvres de Comte, qui se composent de deux parties : la philosophie positive et la politique positive, seule la première, celle qui justifiait par des principes nouveaux, expérimentaux, le mal existant dans les sociétés humaines, a été acceptée par le monde savant.

La seconde partie, qui traitait des devoirs moraux, de l’altruisme qui découlent de la reconnaissance de l’humanité comme organisme, non seulement a été jugée peu importante, mais tout à fait nulle et non scientifique.

Il se produisait le même phénomène qu’avec les deux parties de la doctrine de Kant. La critique de la raison pure était acceptée par la foule scientifique et la critique de la raison pratique, la partie qui contenait l’essence de la doctrine morale, était repoussée.

Dans la doctrine de Comte, on reconnaissait comme scientifique ce qui justifiait le mal régnant. Mais, même acceptée par la foule, la philosophie positive basée sur une proposition arbitraire, irrégulière, était elle-même trop dépourvue de fondement, chancelante, et ne pouvait se tenir seule. Alors, parmi les jeux oisifs de la pensée des hommes appelés savants, paraît cette affirmation, pas nouvelle non plus, également arbitraire et irrégulière : que les êtres vivants, c’est-à-dire les organismes, proviennent les uns des autres, non seulement un organisme provient d’un autre, mais il provient de plusieurs ; c’est-à-dire qu’en un très long espace de temps, des millions d’années, par exemple, le poisson et le canard, pourront provenir du même aïeul, et que même un seul organisme pourra résumer plusieurs organismes particuliers, de sorte que d’une ruche d’abeilles, par exemple, pourra naître un seul animal. Cette affirmation arbitraire et irrégulière était acceptée par le monde savant avec encore plus de sympathie. Cette affirmation était arbitraire parce que personne n’a jamais vu des organismes se transformer en d’autres ; c’est pourquoi l’hypothèse de l’origine des espèces, restera toujours une hypothèse et non un fait expérimental. Cette affirmation est irrégulière, parce que, répondre à la question sur l’origine des espèces, en disant qu’elles sont dues aux lois de l’hérédité et de l’adaptation pendant un temps infiniment long, n’était pas du tout répondre, mais seulement répéter la question sous une nouvelle forme.

D’après la solution de la question par Moïse (toute l’importance de cette théorie réside en polémiques avec Moïse), il résulte que la diversité des espèces vivantes tenait à la volonté de Dieu et à sa puissance infinie ; d’après la théorie de l’évolution il résulte que la diversité des êtres vivants tient aux conditions infiniment variées de l’hérédité et du milieu, pendant un temps infiniment long. Pour parler simplement : la théorie de l’évolution affirme seulement qu’en un temps infiniment long de n’importe quoi peut sortir tout ce que vous voulez.

Il n’y a pas de réponse à la question. C’est la même question mais posée autrement : Au lieu de la volonté intervient le hasard et le coefficient de l’infini est déplacé de la puissance vers le temps.

Mais cette nouvelle affirmation, falsifiée par les successeurs de Darwin dans le sens de l’arbitraire et de l’irrégulier, fortifiait l’affirmation ancienne de Comte, et c’est pourquoi elle est devenue la révélation de notre temps et la base de toutes les sciences, même de l’histoire, de la philologie et de la religion. En outre, de l’aveu naïf du fondateur même de la théorie, c’est-à-dire de Darwin, son idée a été provoquée par la loi de Malthus, c’est pourquoi elle posait la théorie de la lutte des êtres vivants et des hommes pour l’existence comme loi fondamentale de tout ce qui vit. Et c’est ce qu’il fallait à la foule des gens oisifs, pour leur justification.

Deux théories branlantes, qui ne se tenaient pas sur leurs pieds, se sont consolidées l’une l’autre et ont reçu un semblant de stabilité.

Toutes deux portaient en elles ce sens précieux pour la foule : que dans le mal existant au sein de la société humaine, ce ne sont pas les hommes qui sont coupables, et que l’ordre existant est précisément ce qu’il doit être. La nouvelle théorie était admise par la foule au sens où elle était nécessaire, avec une foi entière et un enthousiasme inouï.

Et voilà, sur ces deux propositions arbitraires et irrégulières admises comme dogme de foi s’appuya la nouvelle croyance scientifique. Par son sujet et sa forme, cette nouvelle croyance ressemble extraordinairement à la croyance chrétienne de l’Église.

Par l’objet de la croyance la ressemblance est en ceci : que dans l’une comme dans l’autre, on a attribué à la réalité une importance non réelle, fantastique, et cette importance non réelle est placée comme objet d’études.

Dans la doctrine chrétienne de l’Église, à Christ qui exista réellement est attribuée la signification fantaisiste de Dieu lui-même.

Dans la doctrine positiviste, à des êtres réels, aux hommes vivants, on attribue la signification fantaisiste d’organismes.

Quant à la forme, la ressemblance des deux doctrines est frappante. Dans l’une comme dans l’autre, une certaine compréhension des uns est reconnue comme seule infaillible, juste et vraie.

Dans le christianisme de l’Église, la compréhension de la révélation divine par les hommes qui s’appellent l’Église, est reconnue la seule sainte et vraie. Selon la doctrine positiviste, la compréhension de la science par les hommes appelés savants est reconnue indiscutable et vraie. De même que les chrétiens de l’église qui, par la seule affirmation de l’Église, reconnaissent le principe de la vraie connaissance de Dieu et disent seulement, comme par politesse, que les anciens croyants appartenaient aussi à l’Église ; de même la science positiviste, selon son affirmation, ne commence qu’à partir de Comte, et aussi par politesse, admet l’existence de la science ancienne, mais seulement pour quelques représentants, tel Aristote.

Comme l’Église, la science positive exclut entièrement le savoir de tout le reste de l’humanité, en dénonçant comme erreurs toutes les sciences en dehors d’elles.

La ressemblance s’accentue encore quand pour prouver le dogme fondamental de la théologie, la divinité du Christ et la Trinité, on appelle à l’aide un dogme vieux, mais qui reçoit une nouvelle signification : le dogme de la chute de l’homme et sa rédemption par la mort du Christ ; et de ces dogmes se forme la doctrine populaire de l’Église. De même, en notre temps, pour aider au dogme principal de Comte, sur l’organisme humain, paraît un vieux dogme qui reçoit une nouvelle importance : le dogme de l’évolution, et de ces deux dogmes se forme la croyance populaire scientifique.

Dans l’une et l’autre croyance, le nouveau dogme est nécessaire pour soutenir l’ancien, et il n’est compréhensible que lié au dogme principal. Si un croyant en la divinité du Christ ne comprend pas clairement pourquoi la réunion des personnes peut être considérée comme un organisme, le dogme de l’évolution le lui explique.

Le dogme de la rédemption est nécessaire pour concilier la contradiction avec la réalité qu’offre le premier dogme.

Dieu est descendu sur la terre pour sauver les hommes et les hommes ne sont pas sauvés. Comment concilier cette contradiction ?

Le dogme de la rédemption dit : « Il a sauvé ceux qui croyaient en la rédemption. Si vous croyez en la rédemption vous êtes sauvés. »

De même le dogme de l’évolution est nécessaire pour résoudre la contradiction du premier dogme avec la réalité. L’humanité est un organisme ; cependant nous voyons qu’elle ne répond pas au caractère principal de l’organisme. Comment l’expliquer ? Voici le dogme de l’évolution qui dit : l’humanité est un organisme en formation. Si vous y croyez, vous pouvez considérer l’humanité comme un organisme.

L’homme, libéré de la superstition de la Trinité et de la divinité du Christ, ne peut nullement comprendre en quoi consistent l’intérêt et le sens de la doctrine de la rédemption et ne peut se l’expliquer qu’en reconnaissant le dogme principal : Christ est Dieu. De même, l’humanité, libérée de la superstition positiviste, ne peut nullement comprendre en quoi consiste l’intérêt de la doctrine de l’origine des espèces et de l’évolution ; elle ne peut se l’expliquer qu’en reconnaissant le dogme fondamental : l’humanité est un organisme.

De même que toutes les finesses de l’orthodoxie ne sont compréhensibles qu’à ceux qui croient aux dogmes principaux, de même toutes les finesses de la sociologie, qui occupe maintenant tous les esprits des hommes de la science la plus nouvelle et la plus profonde, ne sont compréhensibles qu’aux croyants.

La ressemblance des deux doctrines se trouve encore en ce que les propositions prises de bonne foi, sans plus subir d’examen, servent de base aux théories les plus étranges, et les propagateurs de cette théorie, en s’octroyant le droit d’affirmer qu’ils sont en théologie les saints et en science les savants, c’est-à-dire des hommes impeccables, arrivent jusqu’aux affirmations les plus arbitraires, les plus incroyables, basées sur rien, qu’ils expriment avec le plus grand sérieux, la plus grande solennité et que discutent ainsi, dans leurs détails, ceux qui ne sont pas d’accord dans les détails, mais admettent les dogmes principaux.

Le Basile le Grand de cette doctrine, Spencer, dans une de ses premières œuvres exprima ces doctrines de la façon suivante.

Les sociétés et les organismes, dit-il, se ressemblent dans les points suivants :

1o Ils commencent par de petits agrégats imperceptibles et croissent en masse, de sorte que quelques-uns d’entre eux atteignent dix mille fois leur grandeur primitive.

2o Tandis qu’au commencement, leur structure est si simple qu’ils peuvent être considérés comme privés de toute structure, pendant leur développement ils acquièrent une complexité toujours croissante.

3o Bien que dans la période primitive il n’existe entre eux presque aucune dépendance de leurs parties, celles-ci acquièrent peu à peu une dépendance mutuelle qui, à la fin, devient si forte que l’activité et la vie de chaque partie ne devient possible qu’avec l’activité et la vie des autres.

4o La vie et le développement de la société sont indépendants et plus longs que la vie et le développement d’une des unités qui la composent, qui naissent séparément, croissent, agissent, se reproduisent et meurent, tandis que le corps politique, composé de ces unités, continue à vivre génération par génération en se développant en masse, en perfectionnant sa constitution et son activité fonctionnelle.

Après suivent les points de différences entre les organismes et les sociétés, et il est prouvé que ces différences sont seulement apparentes et que les organismes et les sociétés sont tout à fait semblables.

La première question qui se pose à un homme paraît être celle-ci :

Mais de quoi parlez-vous ? Pourquoi l’humanité est-elle un organisme, en quoi lui ressemble-t-elle ?

Vous dites que les sociétés sont semblables aux organismes à cause de ces quatre caractères ; mais il n’y a rien de cela.

Vous prenez quelques caractères de l’organisme et les appliquez à la société humaine.

Vous prenez quatre traits de ressemblance, ensuite quatre traits dissemblables, mais seulement imaginaires (selon vous), et vous en concluez qu’on peut considérer les sociétés humaines comme des organismes. Mais ce n’est qu’un jeu stérile de dialectique et rien de plus. Sur les mêmes bases, sous les caractères de l’organisme on peut classer tout ce que vous voulez.

Je prends la première chose qui me vient en tête, une forêt par exemple, en commençant par l’ensemencement, puis la croissance.

1o Elle commence par un petit agrégat, etc., tout à fait comme dans les champs, quand on sème peu à peu et que paraît la forêt.

2o Au commencement, la structure est simple, ensuite sa complexité augmente, etc., juste comme la forêt. Au commencement, il n’y a que de petits bouleaux, après des noyers ; au commencement, tous croissent droit, ensuite entremêlent leurs branches.

3° La dépendance des parties augmente de telle façon que la vie de chaque partie dépend de la vie et de l’activité des autres. C’est juste comme pour la forêt. Le noyer échauffe les troncs (si on le coupe, les autres arbres gèlent), la lisière préserve du vent ; les arbres à semailles continuent les races ; les arbres hauts et branchus donnent l’ombre, et la vie d’un arbre dépend de l’autre arbre.

4° Les parties peuvent mourir, mais tout l’ensemble vit. Même chose encore avec la forêt. Elle ne porte pas le deuil pour un arbre.

Ceci correspond à l’exemple cité ordinairement par les défenseurs de la théorie : coupez le bras, le bras meurt ; plantez un arbre en dehors de l’ombre et du terrain de la forêt, il meurt.

Remarquable aussi la ressemblance de cette doctrine avec la doctrine chrétienne de l’église et toute autre doctrine basée sur des dogmes acceptés de confiance.

En montrant que, d’après cette théorie, vous pouvez, avec le même droit, considérer la forêt comme un organisme, pensez-vous leur avoir prouvé l’irrégularité de leur définition ?… Nullement.

La définition qu’ils donnent de l’organisme est si inexacte et si vague qu’on peut y classer tout ce qu’on veut.

Oui, diront-ils, on peut aussi considérer la forêt comme un organisme. La forêt, c’est le rapport réciproque, pacifique des unités, qui ne se détruisent pas l’une l’autre, un agrégat ; ses parties peuvent aussi rétrécir leurs liens, comme une ruche d’abeilles, et devenir un organisme.

Alors, direz-vous, s’il en est ainsi, on peut considérer comme un même organisme les arbres, les oiseaux, les insectes et toutes les herbes de cette forêt qui sont en rapport réciproque et ne se détruisent pas l’un l’autre.

Ils y consentent. Chaque réunion d’êtres vivants qui sont en rapports immédiats et ne se détruisent pas l’un l’autre, d’après leur théorie, peut être regardée comme un organisme. Vous pouvez affirmer le bien de la coopération entre n’importe quoi, et, d’après l’évolution, vous pouvez affirmer tout ce que vous voulez ; dans un temps très long, il peut en sortir tout ce que vous voulez.

On ne peut prouver à ceux qui croient en la Trinité, qu’elle n’existe pas, mais on peut leur prouver que leur affirmation n’est pas une affirmation de la science mais de la foi, et que s’ils affirment qu’il y a trois Dieu, je puis affirmer, avec le même droit, qu’il y en a dix-sept et demi.

On peut prouver la même chose et plus indiscutablement encore aux partisans de la science positiviste et évolutionniste. En me basant sur cette science, je me porte garant de prouver tout ce que vous voudrez. Et le plus étonnant, c’est que cette même science positiviste, comme signe du vrai savoir, reconnaît la méthode scientifique et définit elle-même ce qu’elle appelle ainsi. Elle appelle méthode scientifique, le bon sens. Or le bon sens la dénonce à chaque pas.

Aussitôt que ceux qui occupaient la place des saints sentirent qu’il ne restait en eux rien de saint, que tous étaient maudits, comme le pape et notre synode, alors aussitôt, ils ne s’appelèrent plus seulement les saints, mais les sacro-saints. De même la science quand elle sentit n’avoir plus rien gardé de bon sens, s’appela aussitôt le bon sens, c’est-à-dire « science scientifique. »