Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 293-302).
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XXIX

Le Christ enseigne une nouvelle doctrine ; elle se trouve dans les évangiles. Cette doctrine est persécutée, elle n’est pas acceptée, et voilà, on invente l’histoire de la chute du premier homme et du premier ange, et cette invention est prise pour la doctrine du Christ.

Cette invention est insensée et n’a aucun fondement, mais d’elle découle naturellement la conclusion que l’homme peut vivre mal et quand même se croire justifié par le Christ, et cette conclusion concorde si bien avec le désir de la foule des faibles et de ceux qui n’aiment pas l’effort moral, qu’elle a été immédiatement reconnue comme la vérité divine et même comme la vérité révélée, bien que nulle part, en ce qu’on appelle la révélation, il n’y soit fait une allusion, et cette invention est mise à la base des mille années d’un travail théologique savant qui fonde sur elle ses théories.

Les théologiens savants se partagent en divers groupes et commencent à nier les opinions l’un de l’autre ; ils commencent à sentir eux-mêmes qu’ils se sont embrouillés, et ne comprennent plus ce qu’ils disent. Mais la foule exigeant d’eux la confirmation de sa doctrine favorite, ils feignent de comprendre, de croire en ce qu’on dit et continuent à enseigner. Mais avec le temps, les conclusions deviennent inutiles, la foule jette ses regards dans le temple des pontifes, et, à son grand étonnement, elle voit au lieu de vérités solennelles et indiscutables, comme lui semblaient les mystères de la théologie, que là-bas il n’y eut jamais rien sauf la tromperie la plus grossière, et elle s’étonne de son aveuglement.

Il en fut de même pour la philosophie, non au sens de la sagesse des Confucius, des Socrate, des Épictète, mais au temps de la philosophie doctrinale quand elle flattait les instincts de la foule des gens oisifs et riches.

Il n’y a pas longtemps, dans le monde savant, instruit, régnait une philosophie de l’esprit selon laquelle tout ce qui existe est raisonnable : il n’y a ni mal ni bien, l’homme ne doit pas lutter contre le mal, il doit seulement manifester son esprit, celui-ci dans le service militaire, cet autre dans les tribunaux, un troisième en jouant du violon.

Il y eut donc beaucoup d’expressions différentes de la sagesse humaine et ces manifestations étaient connues aux hommes du dix-neuvième siècle. On connaissait Rousseau et Pascal, Lessing et Spinosa et toute la sagesse de l’antiquité, mais aucune n’a gagné la foule. On ne peut dire aussi que le succès d’Hégel dépendît de l’harmonie de ses théories. Il y avait les théories aussi logiques de Fichte et de Schopenhauer. Il n’y avait qu’une raison pour laquelle cette doctrine devînt rapidement la croyance de tout le monde. Cette raison était comme celle du succès de la théorie de la chute et de la rédemption de l’homme, que les conclusions de cette théorie philosophique flattaient les faiblesses humaines.

Elle disait : tout est raisonnable, tout est bien, personne n’est coupable en rien. Et en effet, de même que la théologie sur la théorie de la rédemption, les philosophes ont construit leur tour de Babel sur les principes d’Hégel (maintenant quelques-uns s’y attardent encore), et de même les langues se sont confondues, ils ont senti qu’ils ne savaient pas eux-mêmes ce qu’ils disaient ; et de même, soigneusement, sans porter la querelle au dehors, ils tâchent de soutenir leur autorité devant la foule ; et de même la foule exige la confirmation de ce qui lui convenait et croit que ce qui lui semblait vague et contradictoire est clair comme le jour, là-bas, sur les hauteurs philosophiques. Mais avec le temps cette théorie se démoda ; à sa place il en parut une nouvelle, la vieille devint inutile, la foule regarda là-bas, dans le temple mystérieux des pontifes, et elle s’aperçut qu’il n’y avait rien, sauf des mots obscurs, insensés. Cela s’est passé de mon temps.

Quand commença ma vie consciente, l’Hégelianisme était la base de tout ; il était dans l’air ; il s’exprimait dans les articles de journaux, les revues, les nouvelles, les traités, l’art, l’histoire, les sermons, les conversations. Qui ne connaissait pas Hégel n’avait pas le droit de parler. Qui voulait savoir la vérité étudiait Hégel.

Tout s’appuyait sur lui, et voilà, quarante ans s’écoulèrent et il n’en reste plus rien, pas même le souvenir, il semble n’avoir jamais existé. Le plus étonnant c’est que le faux christianisme, de même que l’Hégelianisme, tomba non parce que quelqu’un le détruisit, le démentit, non, il est tel qu’il était, mais il arriva tout d’un coup que ni l’un ni l’autre n’étaient nécessaires au monde savant instruit.

Si nous racontons maintenant à un homme nouveau, instruit, la chute de l’ange, celle d’Adam, la rédemption, non seulement il ne se mettra pas à discuter, à en prouver l’impossibilité, mais il demandera avec étonnement : quel ange ? pourquoi Adam ? quelle rédemption ? En quoi cela rn’intéresse-t-il ? La même chose avec l’Hégelianisme. L’homme nouveau ne discutera pas mais s’étonnera seulement : quel esprit ? d’où vient-il ? pourquoi se manifeste-t-il ? pourquoi m’est-il nécessaire ?

— Oui, disent les savants d’aujourd’hui, tout cela a pu exister, c’était des billevesées des périodes théologiques et métaphysiques ; maintenant, il y a la science critique, positive qui déjà ne trompe pas parce que, toute, elle est basée sur l’induction et l’expérience. Maintenant nos savoirs ne sont pas hésitants comme autrefois et dans notre voie seule est la réponse à toutes les questions de l’humanité.

Mais les théologiens disaient juste la même chose, — et pourtant ce n’étaient pas des sots, nous savons qu’il y avait parmi eux des gens d’un esprit vaste ; — et avec moins d’assurance, mais autant d’approbation de la part de la foule des gens instruits, disaient les partisans d’Hégel. De même nos Herzen, Stankevitch, Belinsky n’étaient pas des sots. D’où vient ce phénomène étonnant que des gens intelligents propagèrent avec la plus grande assurance et que la foule acceptait avec adoration des doctrines sans fond et sans contenu ? La cause est la même : c’est que les doctrines propagées justifiaient les gens dans leur mauvaise vie.

N’est-ce pas de même que s’expliquent l’assurance des gens de la science positive, critique, expérimentale, et l’adoration de la foule pour tout ce qu’ils propagent ?

D’abord il paraît étrange que la théorie de l’évolution (comme la rédemption en théologie elle sert pour la majorité d’exemple populaire de toute la nouvelle croyance) puisse justifier des gens dans leur erreur, et il semble que la théorie scientifique n’ait affaire qu’aux faits et ne fasse rien de plus qu’observer les faits.

Mais cela semble seulement. C’était la même chose avec la doctrine théologique.

La théologie semblait ne s’intéresser qu’au dogme et n’avoir aucun rapport avec la vie des hommes ; de même pour la philosophie. Elle paraissait ne s’occuper que de ses conclusions transcendantes, mais cela paraissait seulement. De même pour la doctrine d’Hegel, et, en particulier, pour celle de Malthus.

L’hégelianisme paraissait ne s’occuper que de ses constructions logiques et n’avoir aucun rapport avec la vie de l’homme.

De même, la théorie de Malthus semblait ne s’occuper que de données statistiques, mais il semblait seulement.

La science contemporaine étudie des faits.

Mais quels faits ? Pourquoi précisément les uns et pas les autres ?

Les savants d’aujourd’hui aiment beaucoup dire avec solennité et assurance : nous n’étudions que les faits, et ils s’imaginent que ces paroles ont un sens quelconque. N’étudier que les faits est impossible parce qu’il y a une quantité incalculable (au sens littéral) de faits soumis à notre observation. Avant d’étudier les faits, il faut avoir une théorie d’après laquelle on choisit certains faits parmi la quantité innombrable des faits.

Cette théorie existe et même est exprimée d’une façon très définie, bien que plusieurs savants contemporains la négligent, c’est-à-dire ne veulent pas la reconnaître, ou l’ignorent, et feignent de ne la pas connaître.

Il en fut toujours ainsi avec toutes les croyances régnantes qui guidèrent l’opinion — avec la théologie et la philosophie.

Les bases de chaque croyance sont toujours données en théorie et les savants ci-dessus inventent seulement les conclusions lointaines de certaines données, que, parfois même, ils ignorent.

Mais il existe toujours une théorie fondamentale. Ainsi, maintenant, la science continue à choisir ses faits, en se basant sur une théorie très définie que parfois elle connaît, parfois ne veut pas connaître, et que parfois, en effet, elle ne connaît pas ; mais cette théorie existe.

Cette théorie est celle-ci : toute l’humanité, c’est un organisme qui ne meurt pas ; les hommes sont des parties de ces organes, et chacun a sa fonction spéciale pour servir au tout.

De même que les cellules, en se groupant en organismes, se partagent le travail de la lutte pour l’existence de l’organisme tout entier, augmentent certaines capacités, affaiblissent une autre et se groupent en un organe pour satisfaire mieux les besoins de l’organisme tout entier, de même chez les animaux sociaux — les fourmis, les abeilles — les individus se partagent le travail : la reine pond les œufs, le mâle féconde, les ouvriers travaillent pour la vie de tous. Dans l’humanité, dans la société humaine, se passent la même différenciation, la même intégration des parties.

C’est pourquoi, pour trouver la loi de la vie humaine, il faut étudier les lois de la vie et du développement des organismes. Dans la vie et dans le développement des organismes, nous trouvons les lois suivantes : chaque phénomène s’accompagne non d’une seule conséquence immédiate ; la loi de l’instabilité de l’homogène, et la troisième, de la diversité et l’uniformité, etc. Tout cela semble très innocent, mais si l’on tire des conclusions de toutes ces études de faits, on voit aussitôt où ils tendent.

Tous ces faits tendent à une chose : précisément à reconnaître l’humanité ou la société humaine comme un organisme.

C’est pourquoi cette division de l’activité qui existe dans la société humaine, doit être considérée comme organique, c’est-à-dire nécessaire. Puisque dans la société humaine se produisent beaucoup de cruautés et de lâchetés, alors il ne faut pas les juger ainsi, mais comme des faits indiscutables qui continuent la loi générale, précisément la loi de la division du travail.

La philosophie de l’esprit justifiait aussi chaque cruauté et lâcheté, mais là, cette justification était tirée philosophiquement, et, par cela même était erronée, et, selon la science, tout cela devient scientifique, donc indiscutable.

Comment ne pas accepter une aussi belle théorie !

Il me faut seulement considérer la société humaine comme objet d’observation, et je peux tranquillement dévorer le travail de ceux qui périssent, en me consolant par la pensée que mon activité de maître de danse, d’avocat, de docteur, de philosophe, d’acteur, d’occultiste, c’est l’activité fonctionnelle de l’organisme de l’humanité, et que cela me dispense de me demander : est-il juste que je jouisse des travaux des autres, que je fasse seulement ce qui m’est agréable ? De même qu’on ne peut se demander : l’activité de la cellule cérébrable qui jouit du travail de la cellule musculaire est-elle juste ?

Comment ne pas admettre cette théorie, pratique pour qu’on puisse après, pour toujours, mettre sa conscience dans sa poche et vivre d’une vie bestiale, débauchée, en sentant sous soi la base scientifique inébranlable selon notre temps. Et voilà que sur cette nouvelle croyance s’édifie la justification de l’oisiveté et de la cruauté des hommes.