Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 285-292).
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XXVIII

En effet, à la base de la situation où se trouvent les hommes qui vivent du travail des autres, il y a non seulement une croyance, mais une doctrine religieuse tout entière, et non seulement une seule, mais trois doctrines qui s’entassèrent durant les siècles et se sont fondues en une tromperie monstrueuse, un humbug, comme disent les Anglais, qui cache aux hommes leur situation fausse.

La doctrine la plus ancienne, qui justifie la trahison des hommes envers ce devoir fondamental : travailler pour avoir le droit de vivre, est la doctrine religieuse chrétienne de l’Église selon laquelle les hommes, par la volonté de Dieu, différent les uns des autres, comme le soleil différe de la lune et des étoiles, et les étoiles entre elles. Aux uns Dieu a ordonné d’avoir le pouvoir sur tous ; aux autres sur plusieurs ; aux troisièmes sur quelques-uns ; aux quatrièmes, la volonté de Dieu ordonne d’obéir.

Cette doctrine, bien qu’ébranlée dans son fondement, continue cependant, par inertie, à agir sur les hommes, de sorte que plusieurs, sans reconnaître la doctrine elle-même, souvent même l’ignorant, se guident sur elle.

La deuxième doctrine justificatrice dans notre monde est celle que je ne puis appeler autrement que la doctrine gouvernementale philosophique. Selon cette doctrine, que l’on trouve exprimée complètement dans Hegel, tout ce qui existe est raisonnable et l’ordre de la vie, établi et soutenu par des hommes, n’est ni établi ni soutenu par les hommes, mais c’est l’unique forme possible de la manifestation de l’esprit, ou, en général, de la vie de l’humanité. En notre temps cette doctrine n’est déjà plus acceptée par les hommes qui dirigent l’opinion publique : elle se maintient seulement par inertie.

La dernière doctrine qui domine maintenant, celle sur quoi se base la justification des gouvernants, des industriels, des savants, des artistes et de tous les hommes avancés, c’est la doctrine scientifique, non dans le sens simple de ce mot qui signifie le savoir en général, mais dans le sens d’un savoir particulier par sa forme et son contenu.

À cette doctrine nouvelle, qu’on appelle la science se rattache principalement, en notre temps, la justification qui cache aux hommes oisifs leur trahison à leur vocation.

Cette nouvelle doctrine a paru en Europe à l’époque de l’apparition de la grande classe des hommes riches et oisifs qui ne servent ni l’Église, ni l’État et qui avaient besoin d’une justification correspondant à leur situation.

Récemment encore, avant la Révolution française en Europe, tous ceux qui ne travaillaient pas, pour avoir droit au travail des autres devaient avoir des occupations très définies : service dans l’Église, le gouvernement, l’armée. Les hommes qui servent le gouvernement dirigent le peuple ; ceux qui servent l’Église enseignent au peuple les vérités divines ; ceux qui servent dans l’armée défendent le peuple. Trois ordres seuls : clergé, gouvernement, armée se considéraient en droit de jouir du travail des ouvriers et pouvaient toujours objecter leur service au peuple. Les autres gens riches qui n’avaient pas cette justification étaient méprisés et, sentant leur tort, ils avaient honte de leur richesse et de leur oisiveté.

Mais avec le temps, cette classe de gens riches qui ne font partie ni du clergé ni du gouvernement ni de l’armée, grâce aux vices des trois ordres s’est accrue, est devenue la force ; et ces gens eurent besoin d’une justification. Elle parut.

Le siècle n’était pas écoulé que toutes ces gens qui ne servaient pas l’État et l’Église, qui ne prenaient aucune part aux affaires, non seulement reçurent le même droit que les trois premiers ordres de jouir du travail des autres, mais sans avoir honte de leur richesse et de leur oisiveté ils commencèrent à trouver leur situation tout à fait légitime. Et le nombre de ces gens atteint en notre temps d’énormes proportions et croît toujours. Et, chose étonnante : ces mêmes gens, les mêmes dont le droit d’être affranchi du travail, récemment encore n’était pas reconnu, se trouvent maintenant tout à fait justifiés et attaquent les trois ordres anciens : l’Église, l’État, l’Armée ; ils déclarent injuste leur affranchissement du travail et nuisible, leur activité.

Le plus charmant, c’est que les anciens serviteurs de l’État, de l’Église, de l’armée, ne s’appuient plus maintenant sur l’élection divine, ni même sur l’importance philosophique de l’État, nécessaire, soi-disant, à la manifestation de la personnalité, ils abandonnent ce qui les soutint si longtemps et cherchent ce même support sur quoi s’appuie le nouvel ordre qui domine maintenant, qui a trouvé une nouvelle justification et en tête duquel se placent les savants et les artistes.

Si maintenant un homme d’État, parfois de vieille date, défend encore sa situation en s’y disant destiné par Dieu, ou en disant que l’État est la forme du développement de la personne, il le fait parce qu’il est en retard sur son siècle, et il sent que personne ne le croit.

Pour se défendre solidement, il ne doit pas maintenant trouver des appuis théologiques, ou philosophiques, mais des appuis scientifiques ; il est nécessaire de mettre en avant le principe de la nationalité ou du développement organique ; il est nécessaire de flatter la classe régnante, comme au moyen âge il était nécessaire de flatter le clergé, et à la fin du siècle dernier, les philosophes (Frederick, Catherine).

Si un homme riche, par une vieille habitude, parle maintenant de la volonté divine qui l’a choisi pour être utile, ou de l’importance de l’aristocratie pour le bien de l’État, il le dit parce qu’il est en retard sur son siècle.

Pour se justifier tout à fait, il doit expliquer son concours au progrès de la civilisation par le perfectionnement des moyens de production, par la diminution du prix des objets de consommation, par l’installation des unions internationales. Un homme riche doit penser et parler une langue scientifique, et, comme autrefois le clergé, il doit maintenant sacrifier à la classe régnante.

Il doit publier des journaux, des livres, installer une galerie de tableaux, des sociétés musicales, des écoles primaires et techniques.

La classe régnante, c’est la classe des savants et des artistes d’une certaine opinion. Ils ont la pleine justification de leur affranchissement du travail, et sur elle, comme autrefois sur la théologie, puis sur la philosophie, se base maintenant toute justification, et maintenant ce sont eux qui distribuent aux autres classes les diplômes les justifiant.

La classe qui de nos jours est entièrement justifiée de l’affranchissement du travail, c’est celle des hommes de science et surtout de science expérimentale, positive, critique, évolutionniste, et celle des artistes qui agissent dans la même direction.

Si maintenant un savant ou un artiste parle, par mémoire, de philosophie, de révélation, de la manifestation de l’esprit, il le fait parce qu’il est en retard, et il ne se justifie pas. Pour être inattaquable il doit adjoindre son activité à la science expérimentale, positive, critique.

C’est seulement alors que la science ou l’art dont il s’occupe seront véritables ; seulement alors, il se trouvera sur une base inébranlable et il n’y aura plus aucun doute sur l’utilité qu’il apporte aux hommes.

Sur la science expérimentale, critique, positive, se base maintenant la justification de toutes les personnes affranchies du travail.

Les justifications théologiques et philosophiques ont déjà vécu et se manifestent timidement, comme si elles avaient honte ; elles tâchent d’être remplacées par la justification scientifique. Et celle-ci, hâtivement, renverse, détruit les restes des justifications d’autrefois, partout prend leur place, et, avec l’assurance de son infaillibilité, porte haut la tête.

La Justification théologique disait que les hommes, suivant leur destination, sont appelés, les uns à gouverner, les autres à obéir ; les uns, à vivre dans l’abondance, les autres dans la misère. C’est pourquoi, celui qui croit en la révélation de Dieu ne peut douter de la régularité de la situation de ces hommes qui, selon la volonté de Dieu, sont appelés à dominer et à être riches.

La justification philosophico-gouvernementale disait : l’État, avec toutes ses institutions et ses différentes classes, selon le droit et la fortune, est la forme historique nécessaire pour la manifestation équitable de l’esprit de l’humanité. C’est pourquoi la situation que chacun occupe dans l’État et la société, selon le droit et la fortune, doit demeurer telle qu’elle est pour assurer le fonctionnement régulier des sociétés humaines.

La Théorie scientifique dit : tout cela n’est que sottise et superstition, l’une est le résultat des pensées de la période théologique de la vie de l’humanité, l’autre de la période métaphysique. Pour étudier les lois de la vie, des sociétés humaines, il n’y a qu’une méthode indiscutable : la méthode de la science positive, expérimentale, critique.

Seule, la sociologie, basée sur la biologie qui se base à son tour sur toutes les autres sciences positives, peut nous donner les vraies lois de la vie de l’humanité.

L’humanité ou les sociétés humaines sont des organismes formés, ou encore en état de formation, et soumis à toutes les lois de l’évolution des organismes. Une de ces lois principales c’est la répartition du travail parmi les diverses parties de l’organisme. Si les uns ordonnent et les autres obéissent ; si les uns vivent dans l’abondance, d’autres dans la misère, cela provient non de la volonté de Dieu, non de ce que l’État est la forme de la manifestation de la personnalité, mais de ce que dans la société, c’est-à-dire dans les organismes, s’effectue la division du travail nécessaire à la vie de l’ensemble. Dans la société, les uns accomplissent le travail des muscles, d’autres, celui du cerveau.

C’est sur cette doctrine qu’est basée la justification qui règne de notre temps.