Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 273-284).
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XXVII

La formule par laquelle les hommes qui se sont affranchis du travail se justifieront dans le sens le plus simple et en même temps le plus clair sera la suivante :

Nous, les hommes qui avons la possibilité, en nous affranchissant du travail, de jouir par la violence du travail des autres hommes, grâce à notre situation, nous sommes utiles à ces hommes. En d’autres termes : certaines gens, pour le tort réel, compréhensible, qu’ils font au peuple en profitant par la force de son travail et en augmentant par cela même la difficulté de sa lutte contre la nature, lui rendent un service impalpable et incompréhensible. Cette formule est très étrange, mais les gens d’autrefois et ceux d’aujourd’hui qui vécurent sur le dos du peuple croient en elle, et par elle calment leur conscience.

Voyons de quelle façon cet état de choses se justifie en notre temps dans les diverses classes des hommes qui se sont affranchis du travail.

Je sers les hommes par mon activité gouvernementale ou ecclésiastique comme roi, ministre, archevêque. Je sers les hommes par mon œuvre : industrie, commerce ; je les sers par mon activité scientifique ou artistique. Nous tous, par notre activité, nous sommes aussi nécessaires au peuple que le peuple nous est nécessaire. Ainsi disent les diverses gens de notre temps qui se sont affranchis du travail.

Examinons par ordre les bases sur lesquelles ils appuient l’utilité de leur activité.

Deux indices de l’utilité de l’activité d’un homme pour un autre peuvent seulement exister ; un indice extérieur : l’approbation de l’utilité de l’activité par celui à qui elle est utile ; un indice intérieur : le désir d’être utile à un autre, désir qui est à la base de l’activité de celui qui accomplit l’acte d’utilité.

Les hommes d’État (j’y joins les hommes d’église institués par le gouvernement) sont-ils utiles aux hommes qu’ils dirigent ?

L’empereur, le roi, le président de la République, le premier ministre, les ministres de la Justice, de la Guerre, de l’Instruction publique, l’archevêque et tous leurs subalternes qui servent l’État, tous vivent affranchis de la lutte humaine pour l’existence et imposent aux autres tout le fardeau de la lutte, sous prétexte que leur activité compense cela.

Prenons le premier indice. Les ouvriers vers qui est dirigée l’activité des hommes d’État reconnaissent-ils l’utilité qui résulte pour eux de cette activité ?

Oui. La majorité des hommes croit que l’activité du gouvernement est nécessaire ; la majorité reconnaît, en principe, l’utilité de cette activité, mais dans toutes ses démonstrations, dans tous les cas privés que nous connaissons, chacun des établissements et des effets de cette activité rencontre parmi ces gens, pour l’utilité desquels elle se commet, non seulement la négation de l’utilité produite mais l’affirmation que cette activité est nuisible et pernicieuse.

Il n’y a pas d’activité gouvernementale et sociale qui ne soit considérée par beaucoup comme nuisible. Il n’y a pas d’institution qu’on ne trouve nuisible : les tribunaux, les banques, les zemstvo[1], la police, le clergé. Chaque activité gouvernementale, depuis le pouvoir suprême jusqu’à l’agent de police, de l’archevêque jusqu’au chantre, tout est reconnu par les uns utile, par les autres nuisible. Et cela se passe non seulement en Russie, mais dans le monde entier, en France et en Amérique.

Toute l’activité du parti conservateur est jugée nuisible par le parti radical et inversement. Au contraire, quand le pouvoir est entre les mains du parti radical, toute son activité est jugée mauvaise par les conservateurs et les autres partis. Mais c’est peu que toute activité des hommes d’État ne soit jamais trouvée utile par tous. Cette activité a encore cette propriété qu’elle doit toujours être soutenue par la force et que pour atteindre l’utilité en question, il faut des meurtres, des supplices, des prisons, des impôts, etc. La conclusion c’est que l’utilité de l’activité gouvernementale n’est pas reconnue par tous les hommes, et que de plus elle est toujours niée par une partie.

Cette utilité a encore la propriété de s’exprimer toujours par la violence ; il en résulte qu’elle ne peut être confirmée par le fait que les hommes à qui elle s’applique la reconnaissent.

Essayons le deuxième indice. Interrogeons les hommes d’État, depuis le tzar jusqu’à l’agent de police ; depuis le président de la République jusqu’aux secrétaires ; depuis le patriarche jusqu’au chantre, et demandons-leur une réponse franche. Tous, en occupant leurs fonctions, ont-ils en vue l’utilité qu’ils veulent apporter aux hommes ou d’autres buts ?

Dans leur désir d’occuper la position de tzar, de président, de ministre, de policier, de chantre, de maître d’école, sont-ils poussés par l’aspiration d’être utiles aux hommes ou par le soin de leurs avantages personnels ? La réponse des gens de bonne foi sera que le motif principal c’est l’intérêt personnel.

Ainsi, une série d’hommes qui jouissent du travail des autres, qui meurent à ce travail, rachètent ce tort indiscutable par une activité qui est toujours considérée par plusieurs, non comme une utilité mais comme un dommage, qui ne peut être acceptée par les hommes librement, mais par la contrainte, et dont le but n’est pas l’utilité des autres mais l’avantage de ceux qui la produisent.

Qu’est-ce qui confirme la supposition que l’activité gouvernementale est utile aux hommes ? Que les hommes qui la produisent croient fermement en son utilité et que cette activité existe toujours ! Mais il y eut toujours non seulement des institutions inutiles, mais des institutions nuisibles : par exemple, l’esclavage, la prostitution, les guerres.

Les industriels, en comprenant sous ce nom les commerçants, les fabricants, les propriétaires de chemins de fer, les banquiers, les propriétaires fonciers, croient faire une œuvre utile qui rachète absolument le tort qu’ils causent.

Sur quelles bases se fonde leur croyance ? Si l’on demande qui reconnaît l’utilité de l’activité des gouvernants, y compris les gens d’Église, on peut montrer des milliers et des millions d’ouvriers qui reconnaissent en principe l’utilité de l’activité gouvernementale et de l’Église. Mais les banquiers, les producteurs d’eau-de-vie, de velours, de bronzes, de glaces, sans parler des fabricants de canons, que désigneront-ils quand nous leur demanderons si l’opinion publique reconnaît leur utilité ?

S’il y a des gens qui trouvent utile la production des cotons, des rails, de la bière, etc., alors on en trouvera encore plus qui la trouveront nuisible.

L’activité des commerçants qui haussent le prix des objets, celle des propriétaires fonciers même n’est approuvée par personne. En outre cette activité est toujours unie à un dommage pour l’ouvrier et à la violence, bien que moins directe que la violence gouvernementale, mais aussi cruelle par ses résultats, parce que toute l’activité industrielle et commerciale est basée sur la jouissance de la misère sous toutes ses formes : jouissance par la contrainte des ouvriers à un travail lourd, désagréable ; jouissance de cette même misère pour acheter des marchandises à bas prix et vendre à des prix élevés les objets nécessaires au peuple ; jouissance de la même misère, en élevant le taux de l’argent.

De quelque côté que nous envisagions leur activité, nous verrons que l’utilité apportée par les industriels n’est pas reconnue par ceux à qui elle s’adresse, ni en principe, ni dans les cas particuliers, et que, dans la plupart des cas, cette activité est jugée préjudiciable.

Si nous prenons le deuxième indice et demandons quel est le motif de l’activité des industriels, nous aurons une réponse encore plus nette que pour l’activité des hommes d’État.

Si un homme d’État répond que, sauf l’avantage personnel, il a en vue l’utilité commune, on ne peut ne pas le croire ; chacun de nous connaît de telles gens.

Mais l’industriel, par l’essence même de sa profession, ne peut avoir en vue l’utilité générale ; il serait ridicule aux yeux de ses confrères s’il se proposait dans son métier un autre but que celui d’augmenter sa fortune ou de la maintenir.

Aussi les ouvriers ne jugent-ils pas utile pour eux l’activité des industriels.

Cette activité est accompagnée de violences contre les ouvriers ; son but n’est pas l’utilité des ouvriers, mais toujours l’avantage personnel. Et tout d’un coup — chose admirable ! — ces industriels sont si convaincus de l’utilité qu’ils apportent aux hommes par leur activité, qu’au nom de cette utilité imaginaire ils causent hardiment aux ouvriers un tort indiscutable, évident, en s’affranchissant du travail et en engloutissant le travail des ouvriers.

Les hommes de la science et de l’art se sont affranchis du travail et l’ont imposé aux autres, et ils vivent la conscience tranquille, fermement convaincus qu’ils leur apportent une utilité qui compense tout cela.

Sur quoi est basée leur assurance ? Demandons-le-leur comme nous l’avons demandé aux hommes d’État et aux industriels. Les ouvriers, sinon tous, du moins la majorité, reconnaissent-ils les services que leur apportent la science et l’art ? La réponse sera la plus triste.

L’activité des gouvernants, des hommes de l’Église est, en principe, reconnue utile par presque tous, et en pratique par la grande moitié des travailleurs, contre qui elle est dirigée. L’activité des industriels est jugée utile par un petit nombre de travailleurs, mais celle des savants et des artistes n’est reconnue utile par aucun des ouvriers.

L’utilité de cette activité n’est reconnue que par ceux qui la pratiquent ou désirent la pratiquer. Le peuple ouvrier, ce même peuple qui porte sur ses épaules tout le travail de la vie et qui nourrit et vêt les hommes de science et d’art, ne peut trouver utile pour lui l’activité de ces gens parce qu’il ne peut même avoir idée de l’utilité de cette activité. Elle se présente au peuple ouvrier comme inutile et même dépravante. C’est ainsi, sans aucune exception, que le peuple ouvrier envisage les universités, les bibliothèques, les conservatoires, les galeries de tableaux et de sculpture et les théâtres bâtis à son compte. L’ouvrier a son opinion sur cette activité si fortement établie ; il la trouve si nuisible qu’il n’envoie pas ses enfants à l’école, et que pour forcer le peuple à accepter cette activité, partout on dut promulguer des lois sur l’instruction obligatoire. L’ouvrier regarde toujours cette activité d’un œil hostile, il ne change d’opinion qu’en cessant d’être lui-même un ouvrier : quand, par le gain, et puis, au moyen de la soi-disant instruction, il passe du milieu ouvrier dans la classe des gens qui vivent sur le dos des autres.

Néanmoins, bien que l’activité des hommes de la science et de l’art ne soit pas reconnue et ne puisse l’être par aucun des ouvriers, ceux-ci sont forcés de faire des sacrifices à son profit. L’homme d’État envoie tout simplement un homme à l’échafaud ou en prison.

Un industriel, en profitant du travail des autres, leur prend tout et leur laisse le choix entre mourir de faim et faire un travail pernicieux.

Et l’homme de la science et de l’art paraît ne forcer à rien. Il ne fait que proposer sa marchandise à ceux qui la veulent prendre. Mais pour fabriquer sa marchandise que le peuple ouvrier ne désire pas, il prend au peuple, par force, par l’intermédiaire des hommes d’État, la plus grande partie de son travail pour construire et entretenir les académies, les universités, les lycées, les écoles, les musées, les bibliothèques, les conservatoires et payer le salaire des hommes de science et d’art.

Si nous demandons aux hommes de la science et de l’art quel est le but de leur activité, on reçoit les réponses les plus étonnantes.

L’homme d’État peut répondre que son but est l’utilité générale et sa réponse contient une partie de vérité, affirmée par l’opinion publique.

Quand l’industriel répond que son but est le bien public, ça paraît moins probable, mais cependant, on peut le soutenir. Quant à la réponse des hommes de science et d’art, elle frappe immédiatement par son manque de preuves et son audace.

Ils disent, sans apporter aucune preuve à l’appui, comme les pontifes de l’antiquité, que leur activité est la plus importante et nécessaire pour tous les hommes et que sans elle toute l’humanité périrait. Ils affirment que c’est ainsi, bien que personne, sauf eux-mêmes, ne comprenne ni n’approuve leur activité et bien que la vraie science et le vrai art, selon leur propre définition, ne doivent avoir l’utile pour but.

Ils s’adonnent à leur occupation favorite sans se soucier de son utilité pour les autres hommes, et ils sont toujours convaincus qu’ils accomplissent l’œuvre essentielle, nécessaire pour l’humanité. Ainsi, tandis qu’un homme d’État franc, qui reconnaît que le motif principal de son activité est d’ordre personnel, tâche d’être utile, autant que possible, à l’ouvrier ; pendant que l’industriel, qui reconnaît l’égoïsme de son activité, tâche de lui donner le caractère d’une œuvre commune, les hommes de la science et de l’art ne croient même pas nécessaire de se couvrir par le désir d’être utiles. Ils nient même l’utilité comme but tant ils sont convaincus, non seulement de l’utilité, mais même de la sainteté, de leurs occupations.

Il en résulte que la troisième catégorie d’hommes qui se sont affranchis du travail et l’ont imposé aux autres, s’occupent de choses tout à fait incompréhensibles pour le peuple ouvrier, qui les traite de bêtises et souvent de bêtises nuisibles. Et ils s’en occupent sans nulle considération à l’égard de leur utilité pour les hommes, mais seulement pour leur propre plaisir, tout à fait convaincus, on ne sait pourquoi, que leur activité est telle que les ouvriers ne peuvent s’en passer.

Ces gens se sont débarrassés du travail pour l’existence et cela, en l’imposant aux autres, qui meurent de travail.

Ils exploitent ce travail et affirment que leurs occupations, incompréhensibles pour tous les autres hommes, non dirigées en vue de leur utilité, rachètent tout le dommage qu’ils causent aux gens en s’affranchissant de la lutte pour la vie et en engloutissant le travail des autres.

Les hommes d’État, pour compenser ce dommage indiscutable, évident, qu’ils font aux hommes en s’affranchissant de la lutte naturelle, et en jouissant du travail des autres, leur causent un autre dommage évident et indiscutable : des violences de toutes sortes.

Les industriels, pour compenser le dommage indiscutable et évident qu’ils causent aux hommes en profitant de leur travail, tâchent d’acquérir — c’est-à-dire de prendre aux autres, — le plus de richesses possibles, en d’autres termes le plus possible du travail des autres.

Les hommes de la science et de l’art, au lieu de s’inquiéter du dommage indiscutable et évident qu’ils causent aux ouvriers, s’occupent de choses incompréhensibles pour ceux-ci, de choses qui, de leur propre aveu, pour être efficaces, ne doivent pas avoir en vue l’utile, mais sont simplement ce pour quoi ils ont du penchant. Aussi tous sont-ils parfaitement convaincus que leur droit à la jouissance du travail des autres est inébranlable.

Il paraît évident que toutes ces gens qui se sont affranchis du travail nécessaire pour la vie, l’ont fait sans droit ; mais, chose charmante, ces gens croient fermement qu’ils ont raison et leur conscience est tout à fait tranquille.

Il existe probablement une raison quelconque, il doit y avoir une fausse doctrine religieuse, base d’erreurs si terribles.

  1. Sorte de conseils généraux.