Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 259-272).
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XXVI

Comment un homme qui est considéré, je ne dis pas même comme chrétien, pas même comme instruit et humain, mais tout simplement comme un homme non privé de raison et de conscience, comment peut-il vivre ainsi, sans prendre part à la lutte pour la vie de toute l’humanité et seulement en engloutissant le travail de l’homme qui lutte pour la vie, et, par ses exigences, en augmentant le travail des lutteurs et le nombre de ceux qui périssent dans cette lutte ? Cependant notre monde soi-disant chrétien et civilisé est plein de pareils hommes. Non seulement notre monde est plein de gens pareils, mais l’idéal des gens de notre monde chrétien, instruit, c’est l’acquisition de la fortune la plus grosse, c’est-à-dire la possession des richesses qui procurent les commodités et l’oisiveté, l’affranchissement de la lutte pour la vie et donnent la jouissance la plus grande du travail des frères qui succombent dans cette lutte. Comment des hommes ont-ils pu tomber en une si étonnante erreur ?

Comment ont-ils pu venir à ce point de ne pas voir, de ne pas sentir, de ne pas comprendre par leur cœur, ce qui est si clair, si évident, si indiscutable ?

Il n’y a qu’à réfléchir un moment pour être terrifié de cette contradiction étonnante de notre vie avec ce que nous professons, nous, appelés, je ne dis pas chrétiens, mais nous, gens instruits et humains.

Dieu a-t-il bien ou mal fait, ou est-ce la loi de la nature selon laquelle existent le monde et les hommes, mais la situation des hommes dans le monde, depuis que nous la connaissons est telle que les hommes nus, sans poils sur le corps, sans cavernes pour se cacher, sans nourriture qu’ils puissent, comme Robinson dans son île, trouver dans les champs, tous sont placés dans la nécessité de lutter sans cesse contre la nature pour couvrir leur corps, se faire des vêtements, s’abriter sous un toit et gagner la nourriture nécessaire pour apaiser, deux ou trois fois par jour, leur faim, celle de leurs enfants et des vieillards qui ne peuvent travailler.

N’importe où, en n’importe quel temps et en si grand nombre que ce soit, si nous observons la vie des hommes, en Europe, en Chine, en Amérique, en Russie, si nous examinons toute l’humanité ou une petite partie : l’antiquité et l’état nomade, ou notre temps avec les moteurs à vapeur, les machines à coudre, la lumière électrique, l’agriculture perfectionnée, nous verrons la même chose. Nous verrons que les gens, malgré un travail incessant et excessif, ne peuvent acquérir, pour eux, pour leurs parents et leurs vieillards, l’habit, le toit, la nourriture, et qu’une grande partie de ces gens, maintenant, comme autrefois, périt faute de moyens de vivre et par l’excès du travail accompli pour les acquérir.

N’importe où nous vivions, si nous traçons autour de nous un cercle de cent mille, de mille, de dix verstes, d’une verste et si nous examinons la vie de ces hommes que notre cercle embrasse, nous y verrons des enfants rachitiques, des vieillards, des femmes en couches malades et faibles qui manquent de nourriture et de repos et par cela meurent prématurément. Nous verrons des gens dans la force de l’âge, tués par des travaux dangereux et nuisibles. Depuis que le monde existe, nous voyons que les hommes, avec un effort pénible, avec les privations, les souffrances, luttent contre la misère générale et ne peuvent la vaincre. Nous savons en outre que chacun de nous vit et, qu’il vive n’importe comment, volens nolens, chaque jour consomme une partie du travail produit par l’humanité. Où et de quelque façon qu’il vive, la maison, l’abri ne se sont pas faits tout seuls ; le bois de son poêle, l’eau ne sont pas venus d’eux-mêmes, le pain n’est pas tombé du ciel non plus que l’abri, la nourriture, les chaussures ; tout cela a été fait pour lui, non seulement par des gens déjà morts, mais tout cela est fait maintenant par des hommes, parmi lesquels des centaines et des milliers tombent malades et meurent des vains efforts faits pour trouver le toit, la nourriture et l’habit nécessaires à eux et à leurs enfants, — moyens d’échapper et de les faire échapper aux souffrances et à la mort prématurée. Tous les hommes luttent contre la misère. Ils luttent avec une telle tension de leur être qu’à chaque seconde des centaines d’entre eux périssent ainsi que leurs femmes, leurs pères, leurs mères, leurs enfants. Les hommes, dans ce monde, sont comme sur un vaisseau submergé par les ondes et qui possède une petite réserve de nourriture. Tous sont placés par Dieu ou la nature en une telle situation qu’ils doivent, en gardant cette nourriture, se défendre sans cesse de la misère. Chaque arrêt dans le travail de chacun de nous, chaque abstention de l’œuvre commune du travail sont dangereux pour nous et pour nos frères.

Comment donc est-il arrivé que la majorité des gens instruits de notre temps, tranquillement, sans travailler, absorbent le travail des autres hommes nécessaire pour la vie, et trouvent cette vie très naturelle et très raisonnable ?

Pour s’affranchir du travail propre et naturel à tous, le transporter sur le dos des autres et avec cela ne se pas considérer comme traître et voleur, deux suppositions seules sont possibles : la première est que nous, les gens qui ne prenons pas part au travail commun, nous sommes des êtres particuliers, distincts des ouvriers et que nous avons une destination particulière dans la société, de même que les mâles des abeilles ou leur reine ont une autre destination que les ouvrières ; la deuxième, que l’affaire que nous faisons, nous, les hommes affranchis de la lutte pour la vie, est si utile pour tous les hommes qu’elle rachète sûrement le tort que nous causons aux autres en aggravant leur situation.

Dans les temps anciens, les hommes qui profitaient du travail des autres, affirmaient : 1o qu’ils étaient d’une race particulière et 2o qu’ils étaient particulièrement chargés par Dieu de se soucier du bien des hommes, c’est-à-dire de les gouverner, de les instruire, c’est pourquoi ils affirmaient aux autres, et souvent croyaient eux-mêmes, que ce qu’ils faisaient était plus nécessaire et plus important pour le peuple que les travaux dont ils jouissaient.

Tant qu’il n’y avait pas de doute en l’intervention immédiate de la divinité dans les affaires humaines et en la diversité des races, cette explication était suffisante. Mais avec le christianisme et la conscience de l’égalité qui en découle, avec la conscience de l’égalité de tous les hommes, cette justification ne pouvait plus être présentée sous cette forme. On ne pouvait plus affirmer que les hommes appartiennent de naissance à diverses castes, ont différents attributs et des destinations différentes, et l’ancienne explication, bien que soutenue encore par quelques hommes, peu à peu se détruisait et disparaissait.

La justification de la particularité des races humaines s’est anéantie, mais le fait même de l’affranchissement du travail et de la jouissance du travail des autres par ceux qui ont le pouvoir de le faire restait le même, et pour l’expliquer on inventa toujours de nouvelles raisons qui, sans reconnaître la particularité des races humaines, légitimaient l’affranchissement des gens qui peuvent s’affranchir du travail. On a inventé beaucoup de justifications pareilles. Si étrange que cela puisse paraître, l’activité principale de tout ce qu’on appelait pendant un certain temps, la science, de ce qui était son but essentiel, consistait, et consiste encore dans la recherche de pareilles justifications. C’était le but de l’activité des sciences théologiques, des sciences juridiques, de la soi-disant philosophie et dans ces temps derniers, malgré tout l’étonnement qu’en puissent éprouver nos contemporains qui jouissent de cette justification, ce fut le but de l’activité des sciences expérimentales contemporaines.

Toutes les finesses théologiques qui tendent à prouver que telle Église est seule vraie héritière du Christ, et qu’ainsi, elle seule a le pouvoir entier, absolu, sur l’âme et le corps des hommes, tendent essentiellement à ce but.

Toutes les sciences juridiques : droits constitutionnel, criminel, civil, international, ont le même but. La plupart des systèmes philosophiques, surtout la théorie d’Hegel qui régna si longtemps, avec son principe de la raison d’être de tout ce qui est, et ce principe que l’État est la forme nécessaire du perfectionnement de l’individu, n’ont pas d’autre but.

Un très mauvais publiciste anglais, dont toutes les œuvres sont oubliées et sont jugées tout à fait médiocres, écrit un traité sur la population où il invente la loi imaginaire de l’augmentation de la population disproportionnée avec les moyens de nourriture. Cet écrivain décore sa loi imaginaire de formules mathématiques, basées sur rien du tout, et la met au jour. Vu le manque de fonds et de talent de cette œuvre, on pouvait penser qu’elle n’attirerait pas l’attention et serait oubliée comme toutes les œuvres postérieures de cet écrivain, mais il arriva tout autre chose. Le publiciste qui écrivit cette œuvre devint d’un coup une autorité scientifique et se tint à cette hauteur pendant près d’un demi-siècle : Malthus ! La théorie de Malthus : la population croît en progression géométrique quand les moyens de nourriture croissent en progression arithmétique ; la limitation de la population est un moyen naturel et raisonnable.

Tout cela est devenu vérités scientifiques indiscutables, qui n’ont pas été vérifiées et ont été employées comme axiomes pour la déduction des conclusions postérieures.

Ainsi agissaient les savants, les gens instruits, et la foule des oisifs eut une confiance béate aux grandes lois découvertes par Malthus.

Pourquoi est-ce arrivé ? Il semble que ces conclusions scientifiques n’avaient rien de commun avec les instincts de la foule.

Mais cela ne peut paraître ainsi que pour celui qui croit que la science est quelque chose d’original comme église infaillible et non simplement des inventions de gens faibles qui se trompent et qui seulement pour se donner de l’importance, mettent le mot imposant : la science, au lieu de la pensée et des paroles des hommes.

Il fallait tirer la conclusion pratique de la théorie de Malthus pour voir que cette théorie était simplement humaine avec le but le plus défini.

Les conclusions qui découlaient nettement de cette théorie étaient les suivantes : la situation misérable des ouvriers ne provient pas de la cruauté, de l’égoïsme, du manque de raison des riches et des puissants, mais elle est telle en vertu d’une loi immuable, indépendante des hommes et si quelqu’un est coupable, ce sont les ouvriers affamés eux-mêmes ; pourquoi, les imbéciles, viennent-ils au monde quand ils savent qu’ils n’auront pas de quoi manger ? C’est pourquoi les classes riches et puissantes ne sont en rien coupables et peuvent tranquillement continuer à vivre comme elles ont vécu.

Cette conclusion précieuse pour la foule des oisifs a fait que tous les savants n’ont pas remarqué le manque de preuves, l’irrégularité et l’arbitraire complet des conclusions, et la foule des gens instruits, c’est-à-dire oisifs, flairant où elles mèneraient, acclamèrent la théorie avec enthousiasme, y mirent le sceau de la vérité — c’est-à-dire de la science — et marchèrent avec elle pendant un demi siècle.

La philosophie positive de Comte et la doctrine qui en résulte, à savoir que l’humanité est un organisme, la doctrine de Darwin sur la loi de la lutte pour l’existence qui, soi-disant, guide la vie, et la distinction des races humaines qui en découle, l’anthropologie, la biologie et la sociologie, maintenant si en faveur, poursuivent le même but. Toutes ces sciences sont devenues des sciences favorites, parce que toutes servent de justification à cette partie des hommes qui s’affranchissent du devoir humain du travail et profitent du travail des autres.

Toutes ces théories, comme il arrive toujours, s’élaborent dans les temples mystérieux des pontifes, et dans des expressions imprécises, vagues, se répandent parmi les masses qui se les assimilent. Dans l’antiquité, toutes les finesses théologiques qui justifiaient la violence du pouvoir ecclésiastique et gouvernemental appartenaient spécialement aux Pontifes et dans la foule étaient répandues des conclusions toutes faites, acceptées de confiance, sur la noblesse et la sainteté du pouvoir des rois, du clergé et de la noblesse. De même, plus tard, les finesses philosophiques et juridiques de ce qu’on appelle la science étaient l’apanage des pontifes de cette science, et on ne répétait dans la foule que les conclusions acceptées de confiance, à savoir que la construction de la société est telle qu’elle doit être et ne peut être autrement.

De même, maintenant ce n’est que dans les temples des pontifes qu’on discute les lois de la vie et du développement organique, mais dans la foule circulent les conclusions acceptées de confiance, à savoir que la division du travail est une loi approuvée par la science, et qu’il en doit être ainsi : les uns doivent travailler et mourir de faim, les autres s’amuser sans cesse ; et que, précisément, cette déchéance des uns, cette bombance des autres, est la loi inéluctable de la vie à laquelle il faut se soumettre.

La justification courante de l’oisiveté des gens, dits instruits, avec leurs activités diverses, depuis le directeur de chemin de fer jusqu’à l’écrivain et l’artiste est maintenant la suivante : Nous qui nous sommes affranchis du devoir humain de participer à la lutte pour l’existence, nous suivons le progrès et par cela même nous sommes utiles à toute la société humaine. Notre utilité rachète tout le tort causé au peuple par la consommation de son travail.

Ce raisonnement semble aux hommes de notre temps tout à fait autre que celui par lequel se justifiaient les hommes d’autrefois qui ne travaillaient pas. De même que le raisonnement des empereurs et des citoyens romains : que sans eux le monde civilisé périrait, semblait tout différent de celui des Égpyptiens et des Perses, de même ce raisonnement semble tout à fait autre que celui des chevaliers du moyen âge et du clergé.

Mais cela semble seulement. Il suffit de pénétrer le sens de la justification d’aujourd’hui pour se convaincre qu’en elle il n’y a rien de nouveau.

Cette explication est seulement vêtue d’un autre habit, mais elle est la même, car elle a la même base.

Toute justification de l’homme qui ne travaille pas et consomme le travail des autres est celle de Pharaon, des pontifes, des empereurs romains et du moyen âge avec leurs citoyens, leurs chevaliers, les prêtres et le clergé. Cette justification comprend toujours deux propositions : 1o Nous prenons le travail du peuple parce que nous sommes des gens particuliers destinés par Dieu à gouverner le peuple et à lui apprendre les vérités divines ; 2o les gens du peuple ne peuvent pas être juges de la quantité du travail que nous leur prenons pour le bien que nous leur apportons parce que, comme disaient les Pharisiens :

« Mais cette populace qui n’entend point la loi est exécrable. »

(Jean, chapitre vii, v. 49.)

Le peuple ne comprend point en quoi consiste son bien, c’est pourquoi il ne peut être juge de ce qu’on lui fait d’utile.

La justification de notre temps, malgré sa différence apparente, se compose en réalité des deux mêmes propositions :

1o Nous, gens des classes intellectuelles, servons le progrès et la civilisation et, par suite, faisons au peuple le plus grand bien ;

2o Le peuple ignorant ne comprend pas l’utilité de ce que nous apportons, c’est pourquoi il n’en peut être juge.

Nous nous débarrassons du travail, nous jouissons du travail des autres, nous rendons pire encore la situation de nos frères et nous affirmons, qu’en revanche, nous leur sommes d’une grande utilité, dont ils ne peuvent juger par ignorance.

N’est-ce pas la même chose ? La seule différence c’est qu’auparavant ceux qui avaient droit au travail des autres, c’étaient les citoyens romains, les pontifes, les chevaliers, les nobles, et maintenant, une caste d’hommes qui s’appellent instruits. Le mensonge est le même parce que la situation fausse des hommes qui le justifient est la même. Le mensonge est en ceci : avant de raisonner sur les services qu’apportent au peuple les hommes affranchis du travail, certaines gens : les Pharaons, les pontifes, ou nous, les gens instruits, avant ce raisonnement, nous nous plaçons dans cette situation, nous la soutenons, et c’est seulement après que nous inventons cette justification.

Cette situation des uns qui spolient les autres, maintenant comme avant, est la base de tout. La différence entre la justification actuelle et la plus ancienne, c’est qu’elle est plus mensongère et moins fondée.

Les anciens empereurs et les papes, s’ils croyaient en leur destination et si le peuple y croyait aussi, pouvaient expliquer simplement pourquoi ils étaient précisément ceux qui devaient profiter du travail des autres. Ils disaient avoir été institués par Dieu lui-même, que Dieu lui-même leur prescrivait de transmettre au peuple sa vérité divine qu’il leur révélait et de gouverner le peuple.

Mais les gens instruits d’à-présent, qui ne font pas de travaux manuels et reconnaissent l’égalité des hommes, ne peuvent déjà expliquer pourquoi précisément eux et leurs enfants (parce que l’instruction s’acquiert aussi avec l’argent et le pouvoir) sont ces élus heureux destinés à être d’une certaine utilité, eux et non d’autres, pris parmi ces millions de gens qui périssent par cent et par mille en soutenant la possibilité de leur instruction.

Leur seule justification est que — tels qu’ils sont maintenant — en échange du mal qu’ils font au peuple en s’abstenant du travail, ils lui rendent un service incompréhensible pour lui, et qui compense le dommage qu’ils lui causent.