Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 246-258).
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XXV

Mais que faire ? Ce n’est pas nous qui avons établi tout cela. Si ce n’est pas nous, alors qui est-ce ? Nous disons que ce n’est pas nous qui avons fait cela, ça s’est fait tout seul, comme disent les enfants quand ils cassent quelque chose. Nous disons qu’une fois que les villes existent, en y vivant nous nourrissons des gens, en leur payant leurs services.

Mais ce n’est pas vrai. La preuve, c’est que nous n’avons qu’à regarder comment nous vivons à la campagne et comment nous y nourrissons des gens.

L’hiver passe, vient la semaine de Pâques, en ville continue toujours la même orgie des riches ; sur les boulevards, dans les parcs, les jardins, sur la rivière, la musique, les théâtres, les promenades, les illuminations, les feux d’artifice. Mais à la campagne, c’est bien mieux, l’air est meilleur, les arbres, les prairies, les fleurs sont plus fraîches. Il faut partir là où tout est épanoui, fleuri… Et voilà que la majorité des gens riches qui jouissent du travail des autres, part à la campagne, pour respirer cet air meilleur, regarder les prairies et les forêts plus éclatantes.

Mais voici qu’à la campagne, parmi les paysans qui se nourrissent de pain et d’oignons, qui travaillent dix-huit heures par jour, qui dorment à peine, qui sont déguenillés, des gens riches s’installent. Ici, rien ne séduit ces gens. Il n’y a ni fabriques, ni usines ! pas de mains oisives, si nombreuses en ville et que nous paraissons nourrir en leur donnant du travail. Ici tout le peuple, pendant tout l’été, n’a pas assez de temps pour satisfaire tous ses besoins. Non seulement il n’y a pas de mains oisives, mais beaucoup de choses se perdent à défaut de mains ouvrières, et une masse de gens : enfants, vieillards, femmes sont écrasés de travail. Comment les gens riches arrangent-ils ici leur vie ? Voici comment. S’il existe une ancienne maison bâtie du temps du servage, alors on la répare, on l’embellit ; s’il n’y en a pas, on construit une maison neuve de deux ou trois étages. Les chambres, dont il y a entre douze et vingt et plus, ont six archines de hauteur.

Il y a des parquets, de larges vitres, des tapis et des meubles très chers ; rien que le buffet vaut de deux cents à six cents roubles. L’entourage de la maison est pavé, on plante des jardins de fleurs, on installe le croquet-ground, les pas de géant, des miroirs sphériques, souvent une orangerie, des serres, toujours d’une architecture prétentieuse, de grandes écuries. On peint tout à l’huile, de cette huile qui manque dans le gruau des vieillards et des enfants. Si un homme a assez de moyens, il s’installe dans une maison pareille, sinon, il en loue une semblable. Mais quelque pauvre et libéral que soit un homme de notre monde qui s’installe à la campagne, il habite une maison dont la construction et l’entretien occupent des dizaines d’ouvriers qui n’ont pas le temps de récolter le blé pour se nourrir.

Ici on ne peut dire que les fabriques existent et qu’il est indifférent d’en profiter ou non. Ici on ne peut dire qu’on nourrit des mains oisives. Ici nous installons nous-mêmes des fabriques d’objets qui nous sont nécessaires, nous profitons directement de la misère de ceux qui nous entourent, nous les arrachons au travail nécessaire pour eux, pour nous et pour tous ; et ainsi nous dépravons les uns et perdons la vie et la santé des autres.

Par exemple, une famille intelligente, honnête de nobles ou de fonctionnaires vit à la campagne. Tous les membres de cette famille et les invités se réunissent à la mi-juin, parce que jusqu’à ce moment, il y a l’école et les examens, aussi ils s’y réunissent à l’époque de la fenaison et y restent jusqu’en septembre, jusqu’à la récolte et les semailles. Les membres de cette famille (comme presque tous les gens de ce cercle) ont vécu à la campagne depuis le commencement du dur travail (pas jusqu’à sa fin, car en septembre, il y a encore les semailles et la récolte des pommes de terre), mais jusqu’à ce qu’il diminue.

Tout le temps qu’ils habitent la campagne, autour d’eux, à côté d’eux, s’est accompli le travail d’été des paysans, dont on ne peut se figurer l’intensité par la lecture ou par la vue sans l’avoir expérimenté soi-même.

Les membres de cette famille, environ dix personnes, vivent ici de la même manière qu’à la ville, même pis encore si c’est possible, parce qu’il est convenu qu’à la campagne, ils doivent se reposer (de leur oisiveté) et n’ont même plus un semblant de travail pour masquer leur paresse.

Pendant le carême de la Saint-Pierre, quand le peuple ne se nourrit que de kvass, de pain et d’oignons, le fauchage commence. Les messieurs qui vivent à la campagne voient ce travail, le dirigent un peu, s’en amusent et se réjouissent de l’odeur du foin, des chansons des femmes, du bruit des faux, de la vue des faucheurs et des faneuses.

Ils voient cela autour de la maison et les jeunes gens et les enfants, qui ne font rien de la journée, vont sur des chevaux luisants se baigner à la distance d’une demi-verste.

Le travail du fauchage est un des plus importants au monde. Presque chaque année, faute de bras et de temps, des prairies ne sont pas fauchées, et aussi faute de temps et de bras, les foins peuvent subir une période de pluies, et la rapidité plus ou moins grande du travail tranche la question de savoir si, à la richesse des hommes s’ajouteront vingt ou plus pour cent de foin, ou si le foin pourrira et se perdra sur pied. S’il y a plus de foin il y aura aussi plus de viande pour les vieux et de lait pour les enfants. C’est ainsi en général, et en particulier, pour chacun des faucheurs, ici se décide la question du pain, du lait pour lui et ses enfants durant l’hiver. Chaque ouvrier le sait, même les enfants savent que c’est une affaire importante, qu’il faut travailler de toutes ses forces, porter la cruche de kvass au père, dans les prés, et en passant d’une main à l’autre la lourde cruche, faire en courant le plus vite possible, pieds nus, deux verstes au delà du village afin d’arriver à temps et n’être pas grondé par le père. Chacun sait que du fauchage à la récolte, le travail ne cessera pas, qu’on n’aura pas le temps de se reposer. Et il n’y a pas que le fauchage.

Outre cela, chacun a encore beaucoup à faire : il faut labourer la terre, herser ; les femmes doivent tisser la toile, faire le pain, laver le linge ; les paysans doivent aller au moulin, et en ville s’occuper des affaires du mir, aller chez le juge et à la police, soigner les chevaux, au pacage, pendant la nuit, et tous, vieux, jeunes, même les malades, y mettent leurs dernières forces. Les paysans travaillent tant que chaque fois les faucheurs, les faibles, les adolescents, les vieillards, avant la fin, font la dernière rangée en chancelant et se relèvent à peine après le repos ; souvent des femmes enceintes ou qui allaitent travaillent de même.

Le travail tendu est ininterrompu. Tous travaillent de toutes leurs forces, et pendant ce labeur ils mangent non seulement les réserves de leur maigre nourriture, mais aussi les réserves anciennes. Eux tous, qui ne sont pas gros, maigrissent encore après la période des travaux des champs.

Voici un petit artel qui fauche ; trois paysans : un vieux, un autre, son neveu, jeune marié, et un cordonnier, un homme sec, musclé ; pour eux tous ce fauchage décide du sort de l’hiver : pourra-t-on garder la vache, payer les impôts ? Sans trêve ni repos, ils travaillent déjà depuis une quinzaine. La pluie a interrompu leur travail. Après la pluie ils ont décidé de terminer et pour aller plus vite, ils adjoignent deux femmes à chaque faux. Du côté du vieux sont venues sa femme, une femme âgée de cinquante ans, usée par le travail et onze couches, — elle est sourde, mais quand même travaille très bien, — et une petite fille de treize ans, une fillette de petite taille, mais assez adroite et forte. Du côté du neveu sont venues sa femme, forte et grande comme un homme, et sa belle-sœur, une femme de soldat, enceinte. Du côté du cordonnier, il y a sa femme, une forte travailleuse, et la mère de celle-ci, une vieille de près de quatre-vingts ans qui, ordinairement, mendie. Tous rivalisent et travaillent du matin au soir sous le chaud soleil de juin.

Le temps est lourd et la pluie menace.

Chaque heure de travail est précieuse. Il est même fâcheux de se détacher du travail pour apporter de l’eau ou du kvass.

Un gamin, le petit-fils de la vieille, apporte l’eau. La vieille, visiblement anxieuse d’une seule chose, qu’on ne la chasse pas du travail, sans lâcher le râteau se meut visiblement à grand peine. Le petit gamin, presque courbé en deux, pieds nus, traîne en la changeant de main, la cruche d’eau plus lourde que lui. La fillette se met sur l’épaule une brassée de foin plus grosse qu’elle ; après quelques pas, elle s’arrête et le laisse tomber, n’ayant pas la force de le porter. La vieille de cinquante ans ratèle sans s’arrêter ; son fichu de côté, elle tire le foin en respirant lourdement et en chancelant. La vieille de quatre-vingts ans ne travaille qu’avec le râteau, et même ce travail est trop fort pour elle. Elle traîne lentement ses jambes chaussées de lapti ; les sourcils sévèrement froncés elle regarde devant soi, comme une malade ou une mourante.

Le vieux l’envoie exprès plus loin des autres faucheurs, arranger un tas, pour qu’elle ne rivalise pas avec les autres, mais elle, avec le même visage mort, sombre, travaille sans relâche et autant que les autres.

Le soleil s’abaisse déjà derrière la forêt et les tas ne sont pas encore tous arrangés, il en reste beaucoup.

Tous sentent qu’il faut s’arrêter, mais personne ne le dit, chacun attend que les autres le disent. Enfin, le cordonnier sentant les forces lui manquer, propose au vieux de laisser les tas jusqu’au lendemain. Le vieux consent et aussitôt les femmes courent chercher les habits, les cruches, les fourches, et aussitôt la vieille s’asseoit à la place où elle était debout, ensuite se couche, en regardant toujours devant soi avec le même regard mort. Mais les femmes s’en vont ; elle se lève en geignant et se traîne derrière elles.

Maintenant voici la maison des maîtres. Le même soir, quand, du côté du village on entend le bruit des faucheurs fatigués qui reviennent du travail, le son du marteau, les cris des femmes et des jeunes filles, qui, aussitôt les râteaux posés, courent faire entrer le bétail ; dans la cour des maîtres on entend d’autres sons : tra la la ! On joue du piano une chanson hongroise, et, à travers cette chanson, arrive de temps en temps, le bruit du coup de maillet du croquet sur les boules.

Près de l’écurie, attend une voiture élégante, attelée de quatre chevaux bien nourris.

Des invités sont venus et ont payé dix roubles pour quinze verstes. Les chevaux dételés font tinter leurs clochettes. On leur donne du foin qu’ils piétinent, ce même foin que là-bas, dans les champs, on récolte avec tant de peine. Dans la cour du maître, on s’agite. Un garçon, fort, gras, en blouse rose, cadeau d’un ancien patron, appelle les cochers pour atteler et seller les chevaux. Deux paysans, qui servent comme cochers, sortent du logis des palefreniers ; ils marchent les bras ballants, ils vont seller les chevaux des maîtres.

Plus près encore de la maison des maîtres, on entend les sons d’un autre piano : c’est une élève du conservatoire qui vit à la maison pour instruire les enfants et qui joue du Schumann.

Les sons d’un piano interrompent ceux de l’autre. Près de la maison, marchent deux bonnes, une jeune et une vieille. Elles emmènent et portent au lit des enfants de l’âge de ceux qui couraient au village avec les cruches. Une des bonnes est une Anglaise qui ne sait pas le russe ; on l’a fait venir d’Angleterre non parce qu’elle a des qualités particulières, mais précisément parce qu’elle ne sait pas parler le russe. Plus loin un paysan et deux femmes arrosent des fleurs, près de la maison ; un autre nettoie un fusil pour le fils de la maison.

Deux femmes portent un panier de linge propre ; elles ont lavé le linge des maîtres, des Anglaises et des Françaises. Dans la maison, deux femmes suffisent à peine à laver la vaisselle des maîtres qui viennent de manger, et deux paysans en habit noir vont et viennent dans l’escalier pour servir le café, le thé, le vin, l’eau de seltz. En haut la table est garnie. On vient de finir de manger, et bientôt on recommencera jusqu’au chant du coq, jusqu’à minuit, jusqu’à trois heures de la nuit, souvent jusqu’au jour.

Les uns sont assis et fument en jouant aux cartes. D’autres sont assis et fument, tout en menant une conversation libérale. Les troisièmes vont d’un endroit à l’autre, mangent, fument et ne sachant que faire, imaginent d’aller se promener. Ils sont quinze personnes, fortes, et près de trente ouvriers et ouvrières, forts aussi, travaillent pour eux.

Et cela se passe en cet endroit où chaque heure, chaque travail d’enfant est précieux.

Et ce sera encore de même en juillet, quand les paysans, sans dormir, couperont l’avoine la nuit pour qu’elle ne perde pas ses grains ; quand les femmes se lèveront en pleine nuit pour battre le blé et faire des liens, quand cette vieille, déjà tout à fait écrasée par le travail de la moisson, et des femmes enceintes, et des jeunes gens se surmèneront, quand il n’y aura ni assez de bras, ni assez de chevaux, ni assez de charrettes pour ramener le blé dont se nourrissent toutes les gens, et dont il faut, chaque jour, en Russie, des millions de pouds pour que les gens ne meurent pas. Pendant ce temps, la vie des maîtres que nous avons décrite, continue : il y aura des théâtres, des pique-niques, des chasses, des ripailles, des beuveries, de la musique, des chants, des danses, des orgies perpétuelles.

Ici on ne peut justifier cela en disant que c’est établi. Rien de pareil n’était établi ; mais nous-mêmes établissons soigneusement cette vie en prenant le pain et le labeur des gens harassés de travail.

Nous vivons comme s’il n’y avait aucun lien entre notre vie et la blanchisseuse mourante, la prostituée de quatorze ans, les femmes anémiées par la fabrication des cigarettes, le travail excessif, et le manque de nourriture, des vieilles femmes et des enfants. Nous vivons gaîment, dans le luxe, comme s’il n’y avait aucun lien entre cette vie et la nôtre. Nous ne voulons pas voir que sans notre vie oisive, luxueuse et dépravée, ce travail excessif n’existerait pas. Et si ce travail n’existait pas, notre vie ne serait pas ce qu’elle est.

Il nous semble que les souffrances sont une chose et notre vie autre chose, et qu’en vivant comme nous le faisons, nous sommes innocents et purs comme des colombes.

Nous lisons les descriptions de la vie des Romains et nous nous étonnons des cruautés, des richesses de ces Lucullus sans âme qui se rassasiaient de mets et de boissons quand le peuple mourait de faim. Nous hochons la tête et nous nous étonnons de la sauvagerie de nos aïeux, propriétaires d’esclaves, qui installaient chez eux des orchestres, des théâtres et qui consacraient des villages entiers à entretenir des jardins, et, du haut de notre grandeur, nous nous étonnons de leur inhumanité.

Nous lisons les paroles d’Isaïe :

« Malheur à ceux qui joignent maison à maison, qui ajoutent un champ à l’autre, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de lieu et que vous vous rendiez les seuls habitants du pays !

Malheur à ceux qui se lèvent de bon matin, qui boivent la cervoise, qui demeurent jusqu’au soir, jusqu’à ce que le vin les échauffe !

La harpe, le luth, le tambour, la flûte et le vin sont dans leurs festins, et ils ne regardent point l’œuvre de l’Éternel, et ne considèrent point l’ouvrage de ses mains.

Malheur à ceux qui tirent l’iniquité avec des cordes de mensonge, et le péché comme avec des cordages de chariot.

Malheur à ceux qui appellent le mal bien et le bien mal ; qui font les ténèbres lumière, et la lumière ténèbres ; qui font l’amer doux et le doux amer ! Malheur à ceux qui sont sages dans leur propre opinion et prudents en se considérant eux-mêmes ! Malheur à ceux qui sont puissants à boire le vin et vaillants à avaler la cervoise ; qui justifient le méchant pour des présents, et ravissent aux justes leur droit ! » (Ésaie, chap. v, ver. 8, 11, 12, 18, 20, 21, 22, 23.)

Nous lisons ces paroles et il nous semble qu’elles ne se rapportent pas à nous. Nous lisons l’évangile de Matthieu :

« Et la cognée est déjà mise à la racine des arbres ; tout arbre qui ne produit point de bon fruit va être coupé et jeté au feu. » (Matthieu, chap. iii, v. 10.) Et nous sommes tout à fait convaincus que nous-mêmes nous sommes le bon arbre qui produit les fruits et que ces paroles ne se rapportent point à nous mais à quelques mauvaises gens.

Nous lisons les paroles d’Ésaïe :

« Engraisse le cœur de ce peuple-ci, et rends ses oreilles pesantes, et bouche ses yeux ; en sorte qu’il ne voie pas de ses yeux, et qu’il n’entende pas de ses oreilles, et que son cœur ne comprenne pas, et qu’il ne se convertisse pas, et qu’il ne recouvre pas la santé.

» Et je dis : Jusqu’à quand, Seigneur ?

» Et il répondit : Jusqu’à ce que les villes et les maisons aient été tellement désolées qu’il n’y ait aucun homme et que le pays soit mis dans une entière désolation ». (Ésaïe, chapitre vi, v. 10-11.)

Nous lisons et nous sommes tout à fait convaincus que ces actes étonnants ne se sont pas produits chez nous, mais chez un autre peuple.

C’est pourquoi nous ne voyons rien, car cette œuvre étonnante s’est faite et se fait sur nous : nous n’entendons, ne voyons et ne comprenons pas par notre cœur. Comment est-ce arrivé ?