Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 226-245).
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XXIV

L’année dernière, au mois de mars, tard le soir, je rentrai à la maison. En tournant du boulevard Zoubov à la petite rue Khamovnitcheskï, j’aperçus sur la neige de la place des Vierges, des taches noires. Quelque chose se remuait sur la place. Je n’y aurais pas fait attention si l’agent qui était au commencement de la ruelle n’eût pas crié dans la direction des taches noires :

— Vassili ! Pourquoi n’emmènes-tu pas ?

— Mais elles ne marchent pas ! répondit de là une voix. Après, les taches s’avancèrent vers l’agent.

Je m’arrêtai et demandai à l’agent :

— « Qu’est-ce que c’est ? » Il me dit :

— « On a arrêté des filles de la maison Rjanov, on les emmène au poste, et voilà, l’une d’elles est en retard et ne veut pas avancer.

Le portier en touloupe l’amenait. Elle marchait devant, lui la poussait derrière.

Tous : moi, le portier, l’agent, étions habillés avec des vêtements d’hiver, elle seule était en simple robe. Dans l’obscurité je ne pouvais voir que sa robe brune, son fichu sur la tête et sur le cou. Elle était de petite taille, comme les enfants mal nourris ; ses jambes étaient courtes et toute sa personne relativement large et mal bâtie.

À cause de toi, canaille, nous sommes là ! Allons, marche, hein ! J’ vas te faire voir !… criait l’agent. Évidemment il était fatigué et elle l’ennuyait déjà. Elle fit quelques pas et s’arrêta de nouveau.

Le vieux portier, un bon homme (je le connaissais), la tirait par la main.

Je t’apprendrai à t’arrêter ! Va !

Il feignait de se fâcher. Elle buta et se mit à parler d’une voix éraillée. Dans chaque son il y avait une note fausse, rauque et un cri aigu.

— Eh toi ! pousse encore ! j’avancerai moi-même !…

— Tu gèleras ! — disait le portier.

— Nous autres, nous ne gelons pas. Je suis chaude.

Elle voulait plaisanter, mais ses paroles sonnaient l’injure. Près du réverbère, qui n’était pas loin de la porte de notre maison, elle s’arrêta de nouveau, s’appuya et tomba presque sur le mur, puis se mit à chercher dans sa robe avec sa main engourdie. De nouveau, ils crièrent après elle, mais elle grogna quelque chose et fit ce qu’elle voulait.

D’une main elle tenait une cigarette courbée, de l’autre des allumettes. Je m’arrêtai derrière. J’avais honte de passer devant et honte aussi de m’arrêter à la regarder. Cependant je m’y décidai et m’approchai. Elle s’appuyait l’épaule contre la claie et, sur elle, raclait des allumettes qui ne s’enflammaient pas, et les jetait. J’examinai son visage. Elle était chétive, mais il me sembla que c’était une femme d’un certain âge. Je lui donnais environ trente ans. Son visage était de couleur sale, ses yeux petits, vagues, avinés, le nez camard ; de la salive se montrait au coin de ses lèvres ; une mèche de cheveux secs sortait du fichu. Sa taille était longue et plate, ses jambes et ses bras courts. Je m’arrêtai en face d’elle. Elle me regarda et sourit comme si elle devinait mes pensées.

Je sentis qu’il fallait lui dire quelque chose ; je voulais lui montrer que je la plaignais.

— Avez-vous des parents ? — lui demandai-je.

Elle eut un rire rauque qu’elle interrompit brusquement, puis souleva les sourcils et me fixa.

— Avez-vous des parents ? — répétai-je.

Elle sourit d’un air de dire : « En voilà des histoires qu’il invente. »

— J’ai une mère, dit-elle. Et, qu’est-ce que ça te fait ?

— Quel âge avez-vous ?

— Quinze ans passés, — dit-elle, répondant immédiatement à une question sans doute habituelle.

— Eh bien ! avance. On gèle avec toi, que le diable t’emporte ! — cria l’agent.

Elle quitta la claie, et en se balançant descendit au poste par la ruelle Khamovnitcheskï. Moi je tournai dans la porte cochère, entrai à la maison et demandai si mes filles étaient rentrées. On me dit qu’elles avaient été en soirée, s’étaient beaucoup amusées, qu’elles étaient de retour et dormaient déjà.

Le lendemain matin, je voulus aller au poste savoir ce qu’on avait fait de cette malheureuse. Je me préparais à sortir d’assez bonne heure, quand arriva chez moi un de ces gentilshommes malheureux qui, par faiblesse, se sont égarés hors de la vie à laquelle ils étaient habitués et, tantôt se relèvent, tantôt retombent.

Je connaissais celui-ci depuis trois ans. Pendant ces trois années, cet homme, plusieurs fois déjà, avait vendu tout ce qu’il possédait, même ses vêtements. Il lui était arrivé de passer la nuit dans la maison Rjanov, à l’asile de nuit, et, le jour, il venait chez moi. Il me rencontra comme je sortais et, sans m’écouter, se mit à me raconter ce qui était arrivé cette nuit à la maison Rjanov ; il commença son récit, mais ne le conduisit pas jusqu’à moitié ; tout-à-coup, cet homme âgé, qui avait déjà tant vu, se tut et sanglota en se retournant vers le mur. Voici ce qu’il m’a raconté. Tout était vrai, j’ai contrôlé son récit sur place et j’ai appris encore de nouveaux détails que je raconterai en même temps.

Dans ce logement de nuit, au rez-de-chaussée, au no 32, où mon ami passait la nuit parmi divers passants, hommes et femmes qui, pour cinq kopeks, s’entassaient ensemble, se trouvait une blanchisseuse, une femme de trente ans, blonde, douce, le visage propre, l’air maladif. La propriétaire du logis était la maîtresse d’un batelier. Pendant l’été son amant tient un bateau et l’hiver, ils vivent en hospitalisant les passants : trois kopeks sans oreiller, cinq kopeks avec oreiller. La blanchisseuse vivait là depuis quelques mois. C’était une femme douce, mais, dans les derniers temps, on ne l’aimait pas parce qu’elle toussait et empêchait les locataires de dormir.

Une vieille femme de quatre-vingts ans, à demi folle, et une autre locataire détestaient particulièrement la blanchisseuse et l’injuriaient sans cesse parce qu’elle les empêchait de dormir en toussant toute la nuit comme une brebis.

La blanchisseuse se taisait ; elle devait pour le loyer et pour cette raison, se sentant coupable, elle devait être douce. Elle ne pouvait pas aller travailler aussi souvent, elle n’avait pas de forces ; c’est pourquoi elle ne pouvait payer la logeuse ; de toute la semaine précédente, elle n’avait pas travaillé et avait gêné tout le monde par sa toux, surtout la vieille qui ne sortait pas non plus. Depuis quatre jours la logeuse avait donné congé à la blanchisseuse. Elle devait déjà soixante kopeks, elle ne les payait pas, il n’y avait guère d’espoir de les recevoir ; de plus, toutes les planches étaient occupées et les locataires se plaignaient de sa toux. Quand la logeuse signifia le congé de la blanchisseuse, lui disant de partir puisqu’elle ne payait pas, la vieille, tout heureuse, poussa la blanchisseuse dans la cour. La femme partit, mais une heure après, elle revint et la propriétaire n’eut pas le courage de la chasser de nouveau. Deux, trois jours se passèrent, la maîtresse ne la chassait pas. « Où irais-je ? » disait la blanchisseuse. Mais le troisième jour l’amant de la logeuse, un homme de Moscou qui connaissait tous les règlements, alla chercher l’agent. Celui-ci, avec sabre et pistolet sur un cordon rouge, vint au logis, et poliment conduisit la blanchisseuse dans la rue.

C’était en mars, par un jour ensoleillé mais froid. Les ruisseaux coulaient, les portiers cassaient la glace, les traîneaux de place sautaient sur la neige durcie et grinçaient sur les pierres. La blanchisseuse, se dirigeant du côté du soleil, arriva à l’Église ; elle s’assit sur les marches du péristyle, au soleil. Mais quand le soleil commença à disparaître derrière les maisons, que les flaques d’eau se couvrirent d’un miroir glacé, la blanchisseuse eut froid et devint triste. Elle se leva et se traîna… Où ? À la maison, à cette maison où elle avait vécu les derniers temps. Pendant qu’elle marchait en se reposant sur la route, la nuit vint, elle s’approcha de la porte cochère, s’y engagea, glissa, cria oh ! et tomba.

Un homme passe, puis un autre : « C’est probablement une femme ivre. » Un monsieur passe, il trébuche contre la blanchisseuse et dit au portier : « Une femme ivre de chez vous, ici, dans la porte : j’ai failli me casser la tête à cause d’elle. Ramassez-la, hein ? » Le portier s’approche… la blanchisseuse était morte.

Voilà ce que me raconta mon ami. On pourrait penser que j’ai rapproché exprès ma rencontre avec une prostituée de quinze ans et l’histoire de la blanchisseuse ; mais qu’on ne le pense pas. Ces faits se passèrent vraiment ainsi, une nuit, à Moscou, je ne me rappelle pas la date exacte, c’était en mars 1884.

Après avoir écouté le récit de mon ami, j’allai au poste, me proposant de me rendre ensuite à la maison Rjanov, afin d’apprendre avec plus de détails l’histoire de cette blanchisseuse. Le temps était beau, ensoleillé. De nouveau, entre les étoiles de glace de la nuit, à l’ombre, l’eau commençait à couler et, du côté du soleil, sur la place Khamovnitcheskï, toute dégelée, l’eau courait en tous sens. Du côté du fleuve, quelque chose faisait du bruit et au delà les arbres du jardin Nieskoutchnï montraient leur teinte bleue. Les moineaux, devenus roux et qu’on ne remarquait pas l’hiver, frappaient par leur gaîté. Les hommes aussi voulaient être gais, mais tous avaient trop de soucis. On entendait les sons des cloches, et à travers ces sons qui se confondaient, arrivaient, de la caserne, les sons du tir, le sifflement des balles et leur choc contre les cibles.

J’étais arrivé au poste. Là quelques hommes armés, des agents, me conduisirent à leur chef. Lui aussi était armé du sabre et d’un pistolet, et donnait un ordre à propos d’un vieillard déguenillé, tremblant qui était devant lui, et qui, de faiblesse, ne pouvait répondre nettement à ce qu’on lui demandait. Quand il eut fini avec le vieux il s’adressa à moi. Je m’informai de la fille de la veille. D’abord il m’écouta attentivement, ensuite il sourit parce que je ne connaissais ni les règlements, ni pourquoi on l’avait emmenée au poste, et surtout parce que j’étais étonné de sa jeunesse.

— Mais permettez, il y en a souvent de douze, treize, quatorze ans, dit-il gaîment.

À ma question sur celle de la veille, il m’expliqua que probablement toutes étaient expédiées au comité des mœurs (je crois que ça s’appelle ainsi) ; et quand je demandai où elles passaient la nuit, il répondit vaguement, et de celle dont je parlais il ne se rappelait pas. Il y en a tant chaque jour ! À la maison Rjanov, au no 32, je trouvai déjà le chantre qui récitait les prières sur la défunte. On l’avait placée sur son ancienne planche, et les locataires, tous des miséreux, avaient recueilli de l’argent pour le service, pour le cercueil et le suaire, et les vieilles femmes l’avaient arrangée et mise en bière. Dans l’obscurité, le chantre récitait quelque chose. Une femme en manteau tenait un cierge ; un homme (il faudrait dire un monsieur) en pardessus à col d’astrakan, très propre, en galoches neuves et chemise empesée, tenait un cierge pareil. C’était le frère de la défunte, on l’avait trouvé.

Je passai devant le corps, et allai dans le coin de la logeuse que j’interrogeai.

Elle s’effraya de mes questions ; évidemment elle avait peur d’être inquiétée ; mais, ensuite, elle se mit à causer et me raconta tout. En repassant, j’ai regardé la défunte. Tous les morts sont beaux, mais celle-ci surtout était belle et touchante dans son cercueil : le visage propre, pâle, les yeux obliques fermés, les joues enfoncées, les cheveux blonds souples sur le front haut, le visage fatigué, bon, pas triste mais étonné. Et, en effet, si les vivants ne voient pas, les morts s’étonnent.

Le jour où j’inscrivis cela il y avait un grand bal à Moscou.

Ce soir-là, je sortis de la maison après huit heures. J’habite un quartier entouré de fabriques ; je sortis de la maison au sifflet des fabriques qui, après le labeur ininterrompu d’une semaine, laissent une journée libre aux travailleurs.

Des ouvriers de la fabrique me dépassaient ; j’en dépassais d’autres. Ils se dirigeaient vers les débits et les cabarets. Beaucoup étaient déjà ivres, plusieurs étaient avec des femmes.

J’habite près des fabriques. Chaque matin, à cinq heures, on entend un sifflet, deux, trois, dix, et encore plus ; cela signifie que commence le travail des femmes, des enfants, des vieillards. À huit heures, un autre sifflet, c’est le repos d’une demi-heure. À midi, un troisième, c’est une heure pour le déjeuner ; à huit heures, le quatrième, c’est la fin.

Par un hasard étrange, les trois fabriques qui se trouvent près de chez moi ne produisent que des objets nécessaires pour les bals.

La fabrique la plus proche ne fait que des bas ; l’autre, des étoffes de soie ; la troisième, de la parfumerie.

On peut entendre ces sifflets et n’y pas attacher d’autre idée que l’indication du temps. « Ah ! voilà le sifflet, il est temps d’aller à la promenade ». Mais on peut aussi unir à ce sifflet ce qui existe en réalité : le premier sifflet, à cinq heures du matin, signifie que les gens qui dorment dans les sous-sols humides, souvent hommes et femmes pêle-mêle, se lèvent dans l’obscurité, se hâtent d’aller à l’usine, dont les machines hurlent, s’installent devant le travail dont ils ne voient ni le but, ni l’utilité pour eux, et souvent travaillent, dans la chaleur, l’étouffement, la boue, avec les repos les plus courts, une heure, deux, trois… douze et plus, consécutivement. Ils s’endorment, de nouveau se lèvent, et, de nouveau, continuent le même travail insensé pour eux et auquel ils sont contraints uniquement par la misère.

Ainsi se passent les semaines avec les interruptions des fêtes. Et voilà, je vois des ouvriers qui sortent à l’une de ces fêtes. Ils sortent dans la rue : partout les cabarets, les débits du trésor, les filles publiques. Les voilà ivres, ils tirent par le bras des filles publiques, comme celle qu’on menait au poste. Ils les entraînent vers eux ; l’un prend un cocher et va en voiture ; d’autres vont à pied d’un cabaret à l’autre, crient des injures, titubent, parlent sans savoir eux-mêmes ce qu’ils disent. Auparavant, quand je voyais ce tohu-bohu d’ouvriers, je m’écartais d’eux avec dégoût, et j’étais prêt à les blâmer ; mais depuis que j’entends chaque jour les sifflets et que je sais ce qu’ils signifient, je m’étonne seulement que tous ne deviennent pas de ces va-nu-pieds si nombreux à Moscou, que les femmes ne deviennent pas comme cette prostituée que j’avais rencontrée près de ma maison.

Je regardais aussi ces derniers pendant qu’ils se promenaient dans les rues jusqu’à onze heures. Ensuite, le mouvement commençait à se calmer. Par ci par là restaient des ivrognes, et, par endroits, on rencontrait des hommes et des femmes qu’on emmenait au poste.

Et voilà, des voitures se montraient de tous côtés, et toutes prenaient la même direction.

Sur le siège, le cocher, parfois en touloupe, le valet élégant avec une cocarde, les trotteurs gras, qui ont une couverture, volent sur le sol gelé à une vitesse de vingt verstes à l’heure. Dans la voiture, des dames, enveloppées de manteaux, veillent à leurs fleurs et à leur coiffure. Tout, depuis les harnais, la voiture, les roues caoutchoutées, le drap du cafetan du cocher, jusqu’aux bas, souliers, fleurs, velours, gants, parfums, tout est fait par ces hommes qui, tantôt ivres sont allongés sur leurs planches, tantôt sont dans les asiles de nuit, avec les prostituées, tantôt sont amenés au poste. Voilà, devant eux, avec tout ce qu’ils ont fabriqué, passent les gens du bal, et à ceux-ci il ne vient pas en tête qu’il y a un lien entre ce bal où ils se réunissent et ces ivrognes que leurs cochers interpellent sévèrement.

Ces gens, avec l’humeur la plus calme et l’assurance qu’ils ne font rien de mal, mais quelque chose de bien, se divertissent au bal. Ils s’amusent ! Ils s’amusent depuis onze heures du soir jusqu’à six heures du matin, durant la nuit profonde, pendant que, l’estomac vide, des hommes restent dans les asiles de nuit et que quelques-uns meurent comme la blanchisseuse.

Leur amusement consiste en ceci : les femmes et les filles, la poitrine nue et s’ajustant de faux derrières, s’attifent d’une façon si inconvenante qu’une femme ou une fille non dépravée ne voudrait pour rien au monde se montrer ainsi à un homme. Et demi-nues, exhibant leurs poitrines nues et leurs bras nus jusqu’aux épaules avec de faux derrières et les robes moulées sur les hanches, à la lumière la plus claire, les femmes et les filles, dont la première vertu fut toujours la pudeur, paraissent parmi des hommes étrangers qui sont aussi en habits collants jusqu’à l’inconvenance, et ensemble, aux sons d’une musique étourdissante, s’enlacent et tournoient. Des vieilles femmes, souvent aussi nues que les jeunes, sont assises, regardent, mangent, boivent ce qui est bon. Les hommes âgés font de même. Il n’est pas étonnant que cela se fasse pendant la nuit, quand le peuple dort, pour que personne ne le voie. Mais ce n’est pas pour se cacher : il leur semble qu’il n’y a rien à cacher, que c’est très bien et que par cette gaîté où se perd le travail pénible de milliers d’hommes, non seulement ils ne blessent personne, mais que par cela même ils nourrissent de pauvres gens.

Les bals sont peut-être très gais. Mais comment cela s’est-il fait ? Quand nous voyons dans la société et parmi nous qu’il y a un homme qui n’a pas mangé ou qui a froid, nous avons honte d’être gais et nous ne pouvons être gais avant qu’il ne se soit rassasié et réchauffé ; on ne peut s’imaginer des hommes qui puissent s’amuser d’une gaîté qui fait souffrir les autres. La gaîté des méchants gamins qui torturent un chien et s’en amusent nous dégoûte, et nous ne pouvons la comprendre. Comment donc ici, dans nos amusements, un tel aveuglement est-il tombé sur nous que nous ne voyons pas cet instrument de torture avec quoi nous martyrisons tous ces gens qui souffrent pour notre plaisir ?

Toute femme qui est venue à ce bal en robe de cent cinquante roubles n’est pas née au bal ou chez madame Minangoit[1], mais elle a vécu à la campagne, elle a vu des paysans, elle connaît sa vieille bonne et sa femme de chambre qui ont des pères et des frères pauvres, pour qui gagner cent cinquante roubles afin de construire une izba est le but d’une longue vie de travail. Elle le sait, comment donc peut-elle s’amuser, lorsqu’à ce bal elle porte sur son corps dénudé le prix de cette izba qui est le rêve du père ou du frère de sa bonne ? Supposons qu’elle ne puisse pas faire cette considération, elle doit au moins savoir que le velours et la soie, les bonbons et les fleurs, les dentelles et les robes ne poussent pas d’eux-mêmes, qu’il y a des hommes qui les font. Il semble impossible qu’elle ne sache pas quels hommes font tout cela, dans quelles conditions et pourquoi ils le font. Elle ne peut ignorer que la couturière, qu’elle a même grondée, ne lui a pas fait cette robe par amour pour elle ; elle ne peut donc ignorer que tout cela se fait par nécessité, tant sa robe que le velours, les fleurs, les dentelles.

Peut-être sont-elles si étourdies qu’elles ne réfléchissent pas à cela… Mais ce fait que cinq ou six personnes âgées, respectables, souvent maladives, valets et femmes de chambre, n’ont pas dormi et ont peiné pour elle, cela elle ne peut pas l’ignorer. Elle voit leurs visages mornes et fatigués. Elle ne peut non plus ignorer que cette nuit-là, il a gelé à 28°, que le vieux cocher est resté toute la nuit sous ce froid assis sur son siège. Je sais qu’en effet elles ne voient pas cela, et si elles toutes, jeunes femmes et jeunes filles que le bal hypnotise, ne voient pas tout cela, on ne peut les en blâmer : elles font, les malheureuses, ce qui est jugé bon par les plus âgés. Mais ceux-ci, comment expliquent-ils leur cruauté envers des êtres humains ?

Les plus âgés donnent toujours la même explication : « Je ne force personne, les objets je les achète ; je loue les valets, les femmes de chambre et le cocher : acheter et louer, il n’y a rien de mal à cela ; je ne force personne : je loue ; où est le mal ? »

Dernièrement, je suis venu chez une de mes connaissances. En traversant la première chambre je fus surpris d’y voir deux femmes devant la table, mon ami étant célibataire. Une femme, vieillotte, d’une trentaine d’années, maigre, jaune, un fichu jeté sur les épaules, faisait rapidement un travail quelconque ; ses mains et ses doigts tremblaient nerveusement sur la table, elle était dans une sorte d’accès. Une fillette était assise en face ; elle aussi faisait quelque chose en tremblant de la même façon. Toutes deux semblaient atteintes de la danse de Saint-Guy. Je m’approchai et regardai attentivement ce qu’elles faisaient. Elles jetèrent un regard sur moi et continuèrent leur besogne avec la même attention. Devant elles, étaient parsemés du tabac et des capsules. Elles préparaient des cigarettes. La femme émiettait du tabac entre les paumes de ses mains, le mettait dans une petite machine, ajustait la capsule, poussait dedans et jetait à la fillette. Celle-ci roulait du carton, l’ajustait dans les capsules, les rejetait et reprenait une autre cigarette. Tout cela se faisait si rapidement, avec tant de tension, que quelqu’un qui ne l’a pas vu ne peut l’imaginer.

J’exprimai mon étonnement de la rapidité du travail.

— Depuis quatorze ans je ne fais que cela, dit la femme.

— Eh bien, est-ce pénible ?

— Oui, ça fait mal à la poitrine, et l’odeur fatigue.

D’ailleurs, elle n’avait pas besoin de le dire. Il suffisait de les regarder, elle et la fillette. Celle-ci fait ce métier depuis trois ans, mais quiconque la verrait à ce travail dirait que sa forte constitution commence à se détruire.

Mon ami, un homme bon, libéral, avait loué ces femmes pour préparer ses cigarettes à raison de deux roubles cinquante kopeks le mille. Il a de l’argent, il le donne pour le travail ; qu’y a-t-il de mal ? Mon ami se lève vers midi ; de six heures du soir à deux heures de la nuit, il joue aux cartes ou au piano, il se nourrit d’une nourriture saine et succulente. Tout son ouvrage est fait par les autres. Il s’est inventé le nouveau plaisir de fumer. Je me rappelle quand il a commencé à fumer.

Il y a une femme et une fillette qui gagnent à peine de quoi manger en se transformant en machines, elles passent toute leur vie à respirer le tabac et ruinent leur santé. Lui, il a de l’argent qu’il n’a pas gagné et il préfère jouer au whist que de préparer ses cigarettes. Il donne de l’argent à ces femmes sous condition seulement qu’elles continuent de vivre dans la situation malheureuse où elles se trouvent, c’est-à-dire en faisant pour lui des cigarettes. J’aime la propreté et je donne de l’argent, seulement à condition que la blanchisseuse me lave cette chemise, que je change deux fois par jour, et grâce à cette chemise, la blanchisseuse a épuisé ses dernières forces et elle est morte.

Qu’y a-t-il de mal à cela ? Les hommes qui achètent et louent, même si je m’abstiens de les imiter, forceront les autres à préparer le velours, les bonbons, et les achèteront ; ils loueront quelqu’un pour faire des cigarettes et laver des chemises. Alors pourquoi me priverais-je de velours, de bonbons, de cigarettes, de chemises propres, une fois que c’est établi ? Souvent, presque toujours, j’entends ce raisonnement. C’est le même que celui de la foule affolée qui détruit quelque chose. C’est ce même raisonnement dont se guident les chiens quand l’un d’eux s’élance et renverse un autre : alors les autres s’élancent aussi et le mettent en pièces. On a déjà commencé, on a tout gâté : alors, pourquoi n’en pas profiter ? Qu’adviendra-t-il si je porte une chemise sale et prépare moi-même mes cigarettes ? quelqu’un s’en trouvera-t-il mieux ? demandent les gens qui veulent se justifier. Si nous n’étions pas si détournés de la vérité, nous aurions honte de répondre à pareille question. Mais nous sommes si embrouillés que cette question nous semble très naturelle, c’est pourquoi, si honteux que ce soit, il faut y répondre.

Quelle sera la différence si je porte la même chemise une semaine au lieu d’un jour, et si je fais des cigarettes moi-même, ou si je ne fume pas du tout ? Cette différence sera en ceci : qu’une blanchisseuse et une cigarière dépenseront moins de forces ; et je puis donner ce que je donne pour le lavage et la fabrication des cigarettes à cette blanchisseuse ou même à toutes les autres blanchisseuses ou ouvrières qui sont fatiguées par le travail, et qui, au lieu de travailler au-dessus de leurs forces, pourront se reposer et prendre du thé. Mais j’ai entendu à cela des objections : (les riches, les gens luxueux ont si grande honte de comprendre leur situation !) On objecte : « Si je porte du linge sale, si je ne fume pas et si je donne cet argent aux pauvres, alors on prendra quand même tout aux pauvres, et votre goutte dans la mer ne changera rien ».

Répondre à cette objection fait encore plus de honte. Mais il faut y répondre.

C’est une objection si habituelle, et la réponse est si simple !

Je viens chez les sauvages, ils me régalent de côtelettes que je trouve très bonnes ; le lendemain j’apprends (je vois peut-être de mes yeux) que ces excellentes côtelettes sont faites de la chair d’un homme captif qu’on a tué pour les préparer. Or si je ne trouve pas bien de manger des hommes, malgré tout le bon goût des côtelettes, malgré toute démonstration sur la coutume de mes amphitryons de manger de la chair humaine, si peu utile que soit, pour le captif destiné à être mangé, mon refus de manger des côtelettes, je n’en mangerais pas et n’en pourrais manger. Peut-être mangerais-je de la chair humaine si la famine m’y forçait ; mais je ne le ferais pas comme régal, je ne participerais pas au régal de chair humaine. Je ne le rechercherais pas et ne serais point orgueilleux d’y participer.

  1. Couturière très connue de Moscou (N. d. T.).