Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 221-225).
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XXIII

J’ai vu que la cause des souffrances et de la débauche des hommes c’est que les uns sont les esclaves des autres, et j’en avais tiré cette conclusion simple : que si je veux aider les hommes, alors, avant tout, il ne faut pas créer ce malheur que je veux secourir, c’est-à-dire qu’il ne faut pas participer à l’asservissement des hommes. Or j’étais entraîné à l’asservissement des hommes par ce fait que depuis l’enfance, j’étais habitué à ne pas travailler mais à jouir des travaux des autres et j’avais vécu et vivais dans une société non seulement habituée à cet asservissement mais qui le justifie par des sophismes de toutes sortes, adroits et peu adroits. J’en ai tiré cette conclusion simple que pour ne pas produire la souffrance et la débauche, je devais profiter le moins possible du travail des autres et travailler moi-même le plus possible. Par un long chemin j’étais venu à cette conclusion inévitable, exprimée ainsi par les Chinois mille ans avant : s’il y a un homme oisif, il y en a un qui meurt de faim.

J’étais amené à cette conclusion simple, naturelle : si je plains le cheval harassé que je monte, la première chose que j’aie à faire, si je le plains sincèrement, c’est de descendre et d’aller à pied.

Cette conclusion qui satisfaisait pleinement au sentiment moral me crevait les yeux, comme à tout le monde, et nous ne la voyons pas, parce que nous détournons nos regards.

Quand nous cherchons à guérir les maux sociaux, nous cherchons de tous côtés : dans les superstitions gouvernementales, antigouvernementales, scientifiques et philosophiques, et nous ne voyons pas ce qui crève les yeux de chacun.

Nous faisons nos ordures dans la chambre et nous voulons que les autres les emportent et nous feignons de souffrir pour eux ; nous voulons faciliter leur sort, et nous inventons le plus de ruses possibles, sauf une seule, la plus simple : emporter soi-même ses ordures, si l’on veut satisfaire ses besoins dans la chambre au lieu d’aller dans la cour.

Pour celui qui souffre sincèrement de la misère des hommes qui l’entourent, il y a un remède radical, simple et facile, le seul qui puisse guérir les maux qui nous entourent et donne conscience de l’illégitimité de notre vie. C’est le remède donné par Jean-Baptiste à la question : Que devons-nous faire ? et que confirma Christ : Ne pas avoir plus d’un vêtement et ne pas avoir d’argent ; c’est-à-dire ne pas jouir du travail des autres, et c’est pourquoi, avant tout, faire de ses propres mains tout ce qu’on peut faire.

C’est si simple et si clair. Mais c’est simple et clair quand les besoins sont simples et clairs, quand on est encore frais et pas gâté jusqu’aux moelles par la paresse et l’oisiveté. Je vis à la campagne, je passe des journées à la maison sans rien faire et j’ordonne à un voisin, mon débiteur, de couper le bois et de chauffer le poêle. Il est clair que je suis paresseux, que j’arrache mon voisin de sa besogne et j’en aurai honte ; et puis c’est ennuyeux d’être toujours couché, et si mes muscles sont forts, si je suis habitué à travailler, j’irai moi-même couper le bois. Mais la séduction de l’esclavage sous toutes les formes existe depuis si longtemps, tant de besoins artificiels ont paru autour de lui, tant de gens sont liés par divers degrés d’habitude à ces besoins, les hommes sont si gâtés, si amollis depuis des générations, ils ont inventé une telle séduction compliquée et une telle justification du luxe et de l’oisiveté que pour celui qui se trouve en haut de l’échelle des hommes oisifs, il est moins facile de comprendre son péché qu’au paysan qui force son voisin à chauffer le poêle.

Il est excessivement difficile aux hommes qui se trouvent à l’échelon supérieur de comprendre ce qu’ils devraient faire. La tête leur tourne à cause de la hauteur de l’échelle de mensonge où ils se trouvent, quand ils se représentent cet endroit du sol où ils doivent descendre pour vivre non tout à fait bien, mais pas tout à fait en brigands. C’est pourquoi cette vérité simple et claire semble étrange à ces hommes.

Pour l’homme qui a dix domestiques, des valets, des cochers, des cuisiniers, des tableaux, des pianos, il semble sans doute étrange et même ridicule cet acte des plus simples pour chacun, — je ne dis pas même de la part d’un homme bon, mais tout simplement de la part d’un homme, pas d’un animal, — de couper lui-même le bois avec lequel il se chauffe et cuit sa nourriture, de nettoyer lui-même ses galoches ou les bottes avec lesquelles il marche sans précaution dans la boue, de porter lui-même cette eau avec quoi il garde sa propreté et d’emporter l’eau sale après qu’il s’est lavé.

Mais, outre l’éloignement des hommes de la vérité, il y a encore une autre cause qui les empêche de voir l’obligation du travail le plus simple et le plus naturel pour eux-mêmes — du travail personnel physique : c’est la complexité, l’embrouillement des conditions, des avantages de tous les hommes liés entre eux, dans lesquels vit un homme riche.

Ce matin, je suis sorti dans le corridor où l’on allumait le poêle. Un paysan allumait le poêle qui chauffe la chambre de mon fils. J’allai chez lui, il dormait. Il était onze heures du matin. Aujourd’hui c’est fête, il a une excuse, il n’y a pas de leçons.

Un garçon de dix-huit ans, bien nourri, qui a de la barbe, après avoir bien mangé le soir, dort jusqu’à onze heures du matin. Le paysan, qui a son âge, se lève de bonne heure ; il a fait déjà quantité de choses, il allume son dixième poêle, lui, mon fils, dort. (Si au moins le paysan n’allumait pas le poêle pour chauffer ce corps gras, paresseux !) Mais aussitôt je me rappelai que ce poêle chauffe aussi la chambre de l’économe, une femme de quarante ans qui travaille jusqu’à trois heures de la nuit, prépare tout pour le souper que mange mon fils, nettoie la vaisselle et se lève quand même à sept heures. Elle ne peut pas allumer elle-même, elle n’a pas le temps. Le paysan chauffe pour elle aussi, et le paresseux en profite.

Il est vrai que les avantages de tous sont ainsi liés ; mais, même sans grands calculs, la conscience de chacun dit de quel côté est le travail, et duquel est l’oisiveté. Mais c’est peu que la conscience dise cela, le livre de comptes le dit encore plus nettement. Plus quelqu’un dépense d’argent, plus il force les autres à travailler pour lui ; moins il dépense, plus il travaille lui-même.

Et l’industrie, les entreprises sociales et enfin, cette chose plus terrible : la civilisation, le développement des sciences et des arts ?