Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 213-220).
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XXII

Je m’étonne toujours de ces paroles si souvent répétées : Oui, c’est bien en théorie, mais comment sera-ce en pratique ? comme si la théorie consistait en belles paroles nécessaires pour la conversation mais pas du tout pour y conformer la pratique, c’est-à dire toute l’activité. Il y avait sans doute beaucoup de théories très sottes au monde pour que ce raisonnement étrange fût devenu courant. La théorie, c’est ce que l’homme pense d’un certain sujet, et la pratique, ce qu’il fait. Comment peut-il arriver que l’homme pense qu’il faut agir d’une façon et agisse de l’autre ? Si la théorie de la préparation du pain est telle qu’il faut d’abord pétrir puis mettre au four, personne, à moins d’être fou, sachant cette théorie, ne fera le contraire. Mais chez nous il est de mode de dire : C’est la théorie, mais comment sera-ce en pratique ?

Dans le sujet qui m’occupe, se confirme ce que j’ai toujours cru : que la pratique découle inévitablement de la théorie — et ce n’est pas pour justifier cette théorie, — mais que la pratique ne peut être autre : si j’ai compris une affaire à laquelle j’ai réfléchi, alors je ne la peux faire autrement que je l’ai comprise.

Je voulais venir en aide aux malheureux parce que j’avais de l’argent et j’ai partagé la superstition générale que l’argent représente le travail, ou en général, quelque chose de légal et de bon. Mais quand je commençai à donner cet argent, je m’aperçus que je donnais des billets à ordre que j’avais tirés contre de pauvres gens, que je faisais comme beaucoup de propriétaires qui forçaient certains serfs à servir les autres. Je m’aperçus que chaque emploi d’argent, l’achat de quelque chose, sa transmission gratuite à un autre, c’est l’exigence de billets à ordre contre les pauvres, ou leur endossement au préjudice de ces mêmes pauvres. Et je vis clairement l’insanité de ce que je voulais faire : aider aux pauvres en exigeant des pauvres. J’ai vu que l’argent, en soi-même, non seulement n’est pas le bien, mais est le mal évident qui prive l’homme du bien essentiel : du travail et de la jouissance du travail et que je ne puis transmettre ce bien à personne, vu que j’en suis moi-même privé : je n’ai pas de travail et n’ai pas le bonheur de jouir de mon travail.

On pense : qu’y a-t-il de particulier dans ce raisonnement abstrait sur la signification de l’argent ? Mais ce raisonnement, je ne le faisais pas pour faire un raisonnement, mais pour résoudre la question de ma vie, de mes souffrances ; c’était pour moi la réponse à la question : que faire ?

Aussitôt que je compris ce qu’est la richesse, ce qu’est l’argent, alors, non seulement ce que je dois faire m’est devenu clair, mais aussi ce que doivent faire les autres et ce qu’inévitablement ils feront.

En réalité, j’ai compris ce que je savais depuis longtemps, cette vérité transmise aux hommes depuis les temps les plus reculés par Bouddha, Isaïe, Lao-Tsé, Socrate, et que Jésus-Christ et son précurseur Jean-Baptiste ont enseignée avec une clarté particulière.

Quand les hommes demandèrent à Jean-Baptiste ce qu’ils devaient faire… il leur répondit simplement, brièvement et clairement :

« Que celui qui a deux habits en donne un à celui qui n’en a point ; et que celui qui a de quoi manger en fasse de même. » (Luc., iii, 10-11.)

Christ a dit plusieurs fois la même chose avec encore plus de clarté et de force. Il disait : Les mendiants sont bienheureux et malheur aux riches. Il disait qu’on ne peut servir Dieu et Mammon. Il défendait à ses disciples non seulement de prendre de l’argent mais d’avoir deux vêtements. Il a dit à un riche adolescent qu’il ne pouvait entrer dans le royaume de Dieu parce qu’il était riche ; qu’il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’au riche d’entrer au royaume de Dieu. Il a dit que celui qui ne quitterait pas tout : maison, enfants, champs, pour le suivre, n’était pas son disciple. Il a raconté la parabole du riche qui ne faisait rien de mal, comme nos riches, qui seulement s’habillait, mangeait et buvait très bien et laissait périr son âme, et du mendiant Lazare qui n’a rien fait de bon, mais fut sauvé seulement parce qu’il était mendiant.

Cette vérité, m’était assez connue, mais les doctrines mensongères du monde l’avaient tant obscurcie que, pour moi, elle était devenue précisément une théorie au sens qu’on aime attribuer à ce mot, c’est-à-dire, paroles vides. Mais dès que j’eus réussi à détruire, dans ma conscience, le sophisme de la doctrine mondaine, la théorie se confondit tellement avec la pratique et la réalité de ma vie et de celle de tous les hommes qu’elle en devint son résultat forcé.

J’ai compris que l’homme, outre la vie pour son bien personnel, doit inévitablement contribuer au bien des autres, que si l’on prend la comparaison du monde animal, comme quelques-uns aiment à le faire, en justifiant la violence et la lutte, par la lutte pour l’existence, alors il faut faire la comparaison avec les animaux sociaux, comme les abeilles, et c’est pourquoi l’homme, sans parler déjà de l’amour du prochain, inné en lui, est appelé, par sa raison et sa nature même, à servir les autres hommes et l’humanité en général. J’ai compris que cette loi naturelle de l’homme est la seule par quoi il peut remplir sa destinée, et par cela, être heureux. J’ai compris que cette loi est violée et se viole parce que les hommes, par la violence, comme les abeilles spoliatrices, s’affranchissent du travail, jouissent de celui des autres, et, dirigeant ce travail non vers le but général, mais vers la satisfaction personnelle de passions croissantes (la luxure), et comme les abeilles spoliatrices, périssent par ce fait. J’ai compris que les divers malheurs des hommes proviennent de l’esclavage dans lequel les uns tiennent les autres. J’ai compris que l’esclavage de notre temps se pratique au moyen de la violence du service militaire, de l’accaparement de la terre, de la prise de l’argent. Après avoir compris la signification de ces trois armes du nouvel esclavage, je ne pouvais que désirer de n’y plus participer.

Quand j’étais propriétaire d’esclaves, et que j’eus compris l’immoralité de cette situation, alors avec les autres personnes ayant compris la même chose, je tâchai de me débarrasser de cette situation.

Mon affranchissement consistait à réduire au minimum ce que je considérais comme immoral et, puisque je ne pouvais tout-à-fait me débarrasser de cette situation, à user le moins possible d’un droit de propriétaire d’esclaves, mais à vivre et laisser vivre des hommes comme si ce droit n’existait pas ; et en même temps, par tous les moyens possibles, convaincre les autres propriétaires d’esclaves de l’illégalité et de l’inhumanité de leurs droits imaginaires. Je ne puis pas ne pas agir de même envers l’esclavage d’aujourd’hui : réaliser le moins possible mes droits jusqu’à ce que je puisse renoncer tout à fait aux droits qui me sont donnés par la propriété foncière et l’argent soutenus par la force armée, et, en même temps, par tous les moyens, inspirer aux autres hommes l’illégitimité et l’inhumanité de ces droits imaginaires. La participation du propriétaire d’esclaves à l’esclavage consiste dans la jouissance du travail d’un autre, que ce soit fondé sur son droit à l’esclavage ou sur une possession de terre et d’argent.

C’est pourquoi, si l’homme n’aime vraiment pas l’esclavage et n’y veut pas participer, la première chose à faire, c’est de ne pas jouir du travail d’un autre, ni en possédant la terre, ni en servant le gouvernement, ni par l’argent.

Le refus de tous les moyens employés pour jouir du travail des autres amènerait inévitablement un homme pareil à la nécessité, d’une part, de limiter ses besoins, d’autre part de faire pour soi-même ce qu’auparavant il exigeait des autres.

Cette conclusion si simple et si inévitable, entre dans tous les détails de ma vie, la change toute, et d’un coup me délivre de ces souffrances morales que j’ai éprouvées en vue de la misère et de la dépravation des hommes, et d’un coup détruit les trois causes d’impossibilité d’aider les malheureux, auxquelles j’étais arrivé en cherchant les causes de mon insuccès.

La première cause était l’entassement des hommes dans les villes et l’engloutissement par les villes des richesses de la campagne. Il faut seulement que l’homme ne désire pas jouir du travail d’un autre en servant le gouvernement, en possédant de la terre et de l’argent, et par suite, selon ses capacités satisfasse lui-même à ses propres besoins, qu’il ne lui vienne jamais en tête de quitter la campagne (où il est plus facile de satisfaire ses besoins) et de partir en ville où tout ce qu’il y a est le produit du travail des autres, où il faut tout acheter. Alors, à la campagne, l’homme pourra secourir les besogneux et n’éprouvera pas ce sentiment d’abandon que j’avais éprouvé en ville en désirant aider les hommes non par mon travail, mais par celui des autres.

La deuxième cause était la désunion des riches et des pauvres. Il faut seulement que l’homme ne désire pas profiter du travail d’un autre par le service, par la possession de la terre et de l’argent et il sera placé dans la nécessité de satisfaire lui-même à ses propres besoins et, aussitôt, de soi-même, tombera ce mur qui le sépare du peuple travailleur, il se confondra avec lui et à ses côtés aura la possibilité de lui venir en aide.

La troisième cause c’était la honte, basée sur la conscience de l’immoralité de la possession de cet argent avec lequel je voulais aider les hommes. Il faut seulement que l’homme ne désire pas profiter du travail des autres par les services, par la possession de la terre, par l’argent, et nous n’aurons jamais cet argent fou dont la possession provoquait, chez ceux qui n’avaient pas d’argent, les exigences que je ne pouvais pas satisfaire, et en moi, la conscience de n’avoir pas raison.