Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 195-212).
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XXI

N’est-il pas étonnant que les esclaves eux-mêmes qui, depuis l’antiquité, sont soumis à la servitude ne se rendent pas compte de leur situation et non seulement considèrent cet esclavage où ils vécurent toujours comme une condition naturelle de la vie humaine, mais voient en outre un soulagement de leur état dans les simples changements de forme qu’il subit ? N’est-il pas étonnant aussi que les propriétaires d’esclaves croient parfois très sincèrement les affranchir en desserrant une seule vis, tandis que les autres restent fortement enfoncées ? Les uns et les autres sont habitués à leur sort : d’un côté les esclaves — sans connaître la liberté — ne cherchent qu’un allègement à leur assujettissement, ou bien ils se bornent à espérer que l’on en changera la manière d’être ; d’autre part, les propriétaires d’esclaves, pour cacher leur duplicité, tâchent d’attribuer une importance particulière à ces nouveaux modes d’asservissement qu’ils imposent aux hommes, à la place de ceux qui avaient existé jusqu’alors. Ce qui est encore plus surprenant, c’est que la science, la prétendue science libre, puisse, en étudiant les conditions économiques de la vie des peuples, ne pas voir le fait même qu’elles ont pour base. Il semble que ce soit l’affaire de la science de rechercher les liens des phénomènes et la cause générale d’une série d’entre eux. Or, l’économie politique fait tout juste le contraire : elle cache soigneusement ces liens des phénomènes et leur importance, elle évite prudemment les réponses aux questions les plus simples et les plus essentielles ; comme un cheval paresseux qui s’arrête souvent, qui descend bien la côte mais seulement quand le char va tout seul, dès qu’il y a quelque chose à tirer, elle se jette immédiatement de côté, en feignant le besoin d’aller par là. Que la science ait à résoudre un problème sérieux et capital, aussitôt elle entame des raisonnements scientifiques sur des sujets qui n’ont rien à voir à la question et dans le but d’en détourner l’attention.

Vous demandez par exemple d’où vient ce fait irrationnel, monstrueux, et non seulement inutile mais nuisible aux hommes : qu’ils ne puissent manger et travailler que par la volonté d’autrui ? Et la science, de l’air le plus sérieux, vous répond : C’est parce que les uns disposent du travail et de la nourriture des autres, et que telle est la loi de production.

Vous demandez : qu’est-ce donc que ce droit de propriété, selon lequel les uns s’arrogent la terre, la nourriture et les instruments de travail des autres ? La science, de l’air le plus sérieux, répond : Ce droit est basé sur la protection du travail, c’est-à-dire que la protection du travail des uns s’exprime par l’accaparement du travail des autres.

Vous demandez : qu’est-ce que cet argent que le gouvernement, c’est-à-dire le pouvoir, fabrique et émet partout, et qui, en quantité énorme, est pris par force aux ouvriers, et, comme dette de l’État s’impose aux futures générations de travailleurs ? Vous demandez si cet argent n’a pas, dans une mesure poussée jusqu’aux dernières limites, fourni la possibilité de faire face aux impôts et s’il n’a pas d’influence sur les relations économiques entre les hommes qui paient et ceux qui reçoivent ? Et la science, de l’air le plus sérieux, répond : L’argent est une marchandise absolument comme le sucre et le calicot Elle ne se distingue des autres marchandises qu’en ce qu’elle est plus commode pour l’échange. Et quant aux impôts, ils n’ont aucune influence sur les conditions économiques du peuple : les lois de la production, de l’échange et de la distribution des richesses sont une chose et les impôts une autre chose.

Vous demandez : le fait que le gouvernement peut, de son plein gré, élever et abaisser les prix, et en augmentant les impôts réduire en esclavage tous les hommes qui n’ont pas de terre, n’a-t-il pas d’influence sur les conditions économiques ? La science, de l’air le plus sérieux, répond : Nullement. Les lois de la production, de l’échange, de la distribution, sont une science, et les impôts, et en général la gestion de l’État, une autre science : le droit financier.

Vous faites remarquer enfin que le peuple se trouve sous le joug du gouvernement ; que celui-ci peut, quand il lui plaît, ruiner tous les hommes, s’emparer de tous les produits de leur travail, et même les y arracher en les incorporant dans ses régiments pour en faire des esclaves militaires. Et vous demandez s’il n’en résulte pas une influence quelconque sur les conditions économiques ? À cela la science ne se donne pas même la peine de répondre, c’est une affaire tout à fait à part : le droit constitutionnel. La science étudie très sérieusement les lois de la vie économique des peuples dont toute l’activité dépend de la volonté des conquérants, en reconnaissant l’arbitraire de ces derniers comme une condition naturelle de la vie du peuple. La science fait ce que ferait celui qui étudierait les conditions économiques de la vie des esclaves soumis à divers maîtres sans prendre en considération l’influence exercée sur cette vie par la volonté du maître, volonté qui leur fait faire tel ou tel travail, suivant son caprice, les chasse d’un endroit à l’autre, en vertu de son pouvoir, les nourrit ou ne les nourrit pas, les tue ou les laisse vivre.

On est tenté de croire que la science n’agit de la sorte que par sottise, mais il suffit d’en pénétrer les secrets, d’étudier les agissements de la science, pour se convaincre que, loin d’être sotte et bête, elle procède au contraire avec finesse et artifice.

La science a un but très net et elle l’atteint : Ce but, c’est de maintenir parmi les hommes la superstition, la tromperie et par là d’entraver l’humanité dans sa marche vers la vérité et le bien. Depuis longtemps déjà il existe une affreuse superstition qui, peut-être a fait aux hommes plus de mal que les plus terribles superstitions religieuses. Cette superstition que la prétendue science seconde de toutes ses forces, de tout son zèle, est tout à fait analogue aux superstitions religieuses : elle consiste à affirmer que l’homme n’a pas seulement des devoirs envers l’homme, mais qu’il en a de plus importants envers un être imaginaire. Pour la théologie, cet être imaginaire, c’est Dieu, et pour la science politique, cet être imaginaire, c’est l’État. Voici en quoi consiste la superstition religieuse : les sacrifices — parfois des vies humaines qu’on immole à cet être imaginaire, sont nécessaires, et les hommes peuvent et doivent être contraints à ces sacrifices par tous les moyens, même par la violence. La superstition politique consiste en ceci : outre les devoirs de l’homme envers l’homme, il y a des devoirs plus importants envers l’être imaginaire, les sacrifices, — très souvent des vies humaines, — qu’on offre à cet être imaginaire, à l’État sont tout aussi nécessaires, et les hommes peuvent et doivent être contraints à ces sacrifices par tous les moyens possibles, même par la force.

Et cette superstition qui avait autrefois pour champions les pontifes des diverses religions, a maintenant pour apôtre la prétendue science. Les hommes sont réduits à l’esclavage le plus horrible, le plus cruel qui ait jamais existé, mais la science tâche de leur faire croire qu’il faut qu’il en soit ainsi, et qu’il n’en peut être autrement.

L’État doit exister pour le bien du peuple et pour son devoir : diriger le peuple, le défendre contre les ennemis. Pour cela l’État a besoin d’argent, d’armée. Tous les citoyens de l’État doivent fournir l’argent.

C’est pourquoi tous les rapports des hommes entre eux doivent être subordonnés à leurs devoirs envers l’État.

Je veux aider mon père dans son travail de paysan, — dit un homme simple, non savant ; je veux me marier et l’on me prend et l’on m’envoie au régiment à Kazan pour six ans. Je finis mon service, je veux cultiver la terre et nourrir ma famille, mais aussi loin que je puisse aller, pour que j’aie le droit de labourer un petit champ, on m’oblige à payer de l’argent que je n’ai pas à des hommes qui ne savent pas labourer et qui exigent, pour me laisser labourer moi-même, tant d’argent que je dois leur donner tout mon travail. Malgré tout, je gagne quelque chose et je veux donner à mes enfants tout mon superflu. Mais la police arrive chez moi, et me prend ce superflu comme impôt. Je gagne de nouveau et de nouveau on me prend tout. Toute mon activité économique, tout sans exception est soumis au gré des exigences de l’État, et j’en viens à croire que mon sort et celui de mes frères ne peut changer qu’en nous affranchissant des exigences de l’État. Mais la science intervient et dit : Vos raisonnements sont dictés par votre ignorance. Étudiez les lois de la production, de l’échange et de la distribution des richesses et ne confondez pas les questions économiques avec celles de l’État. Les faits que vous désignez ne sont pas des entraves à votre liberté, mais des sacrifices nécessaires que vous et les autres vous faites au profit de votre liberté et pour votre bien.

Mais on m’a pris mon fils et on menace de prendre tous mes fils dès qu’ils seront grands — dit encore l’homme simple. On l’a pris par force, on l’a envoyé se battre dans un pays dont nous n’avons jamais entendu parler, et pour un but que nous ne pouvons comprendre. Mais la terre qu’on ne nous permet pas de labourer et sans laquelle nous mourrons de faim est possédée, au nom du droit de la force, par un homme que nous n’avons jamais vu et dont nous ne comprenons pas que nous ayons besoin. Mais les impôts pour le paiement desquels la police a saisi de force la vache de mes enfants iront, je le sais, à cette même administration de la police qui m’a pris ma vache, et aux divers membres des commissions et ministères que je ne connais pas et en l’utilité desquels je ne crois pas. Comment donc toutes ces violences peuvent-elles garantir ma liberté, et tout ce mal me donner le bien ?

On peut forcer un homme à être esclave, à faire tout ce qu’il juge mauvais pour lui, mais on ne peut l’obliger à penser qu’en subissant la violence il est libre, et que ce mal évident qu’il endure est un bien. Cela semble impossible, et c’est précisément ce qu’on fait maintenant avec l’aide de la science.

Ce qu’on appelle le gouvernement, ce sont des hommes armés qui emploient leurs armes pour commettre la violence et qui décrètent ce qu’il leur faut exiger de ceux qu’ils oppriment. Comme les Anglais à l’égard des Fidjiens, ils décident combien il leur faut de travail de leurs esclaves et d’aides pour effectuer ce travail : ils organisent leurs aides en corps d’armée, en receveurs d’impôts, en propriétaires fonciers. Et les esclaves leur donnent leur travail, et en même temps croient qu’ils le donnent non parce que leurs maîtres le veulent, mais parce que les sacrifices sanglants payés à la divinité, appelée « l’État » sont nécessaires pour assurer leur liberté et leurs biens ; et ils se figurent que, moyennant ce tribut à la divinité, ils sont libres. Ils le croient parce qu’autrefois la religion — les pontifes — parlaient ainsi, et que maintenant la science — les savants — disent la même chose. Mais il n’y a qu’à cesser de croire aveuglément aux paroles des hommes qui s’intitulent pontifes ou savants pour que l’inanité d’une telle affirmation devienne évidente.

Les hommes qui oppriment les autres leur affirment que cette violence est nécessaire pour l’État ; que l’État est nécessaire pour la liberté et pour le bien de tous. Il en résulte que, dans la pensée générale, les hommes qui oppriment d’autres hommes font cela pour la liberté, c’est-à-dire qu’ils leur font le mal pour leur bien. Mais les hommes sont des êtres raisonnables et la raison leur est donnée précisément pour comprendre en quoi consiste leur bien et pour agir librement en vue de ce bien. Or, les actes dont la bonté est incompréhensible aux hommes et auxquels ils sont contraints par la force ne peuvent être pour eux le bien parce que l’être raisonnable ne peut considérer comme bien que ce qui paraît tel à sa raison. Si les hommes, par passion ou déraison, sont entraînés vers le mal, tout ce que peuvent faire les hommes qui n’agissent pas ainsi, c’est d’exhorter les autres à faire ce qui fait leur vrai bien. On a beau persuader les hommes que leur bien sera plus grand si tous entrent au régiment, sont privés de terre, donnent tout leur travail pour les impôts ; mais tant que les hommes ne considéreront pas cela comme leur bien et par suite ne le feront pas librement, on ne peut appeler ces actes le bien général des hommes. Ce qui est conforme au bien de l’humanité, c’est ce que les hommes accomplissent librement. Et c’est là le seul critérium du bien. Or, la vie des hommes est pleine de tels actes.

Dix ouvriers installent une tonnellerie pour travailler ensemble et, en s’entendant ainsi, ils font indiscutablement une œuvre commune bonne pour eux. Mais on ne saurait prétendre que ces dix ouvriers, s’ils forçaient un onzième à s’associer à leur artel, seraient en droit d’affirmer que leur bien général sera aussi celui de ce onzième.

Il en est de même des gens qui donnent à dîner à leurs amis ; on ne saurait affirmer que si l’on exige par force dix roubles de chaque invité pour ce dîner, ce dîner soit pour chacun une bonne chose. Il en est de même des paysans qui décident de creuser pour leurs besoins un étang. Pour ceux qui considèrent cet étang comme un bien supérieur au travail dépensé pour le creuser, avoir cet étang sera le bien général ; mais pour celui qui considère cet étang comme un bien moindre que la récolte d’un champ dont la moisson est déjà retardée, le creusement de cet étang ne peut être le bien. Il en est aussi de même des routes que les hommes construisent, des églises, des musées et de toutes les diverses œuvres sociales et gouvernementales. Toutes ces œuvres ne peuvent être le bien que pour ceux qui le jugent tel et par suite en acceptent librement, volontairement les charges, comme l’achat du bois pour l’artel et les outils du tonnelier, le dîner qu’offre l’amphitryon, l’étang que creusent les paysans. Mais les œuvres que les hommes doivent accomplir par force, précisément à cause de cette contrainte, cessent d’être communes et bienfaisantes.

Tout cela est si clair et si simple que si les hommes n’étaient pas trompés depuis si longtemps, il ne faudrait rien expliquer. Supposons que nous vivions tous à la campagne et que nous, c’est-à-dire tous les habitants, nous ayons décidé de construire un pont sur la mare où tous nous courons risque de nous noyer. D’un commun accord nous avons promis de donner tant d’argent par tête ou tant de bois, ou tant de journées de travail. Nous avons consenti à cela parce que ce pont est pour nous plus avantageux que les dépenses qu’il occasionnera.

Mais parmi nous, il y a des gens pour qui il est plus avantageux de n’avoir point de pont et qui préfèrent ne rien dépenser pour sa construction, ou qui, du moins, pensent ainsi.

L’obligation imposée à ces gens de participer à la construction de ce pont peut-elle faire que le pont devienne pour eux un bien ? Évidemment non. Ces gens qui jugent désavantageux de participer librement à la construction de ce pont trouveront cette dépense encore plus désavantageuse quand elle deviendra pour eux obligatoire. Supposons même que tous, sans exception, nous soyons tombés d’accord pour construire le pont et que nous ayons promis tant d’argent, ou tant de travail par tête. Mais il arrive que quelques-uns de ceux qui avaient promis ne donnent pas ce qui était convenu, parce que, entre temps, les circonstances ont changé et sont devenues telles que maintenant, il est en effet plus avantageux d'être sans pont que de dépenser de l’argent, ou, tout simplement, ils ont réfléchi et ne veulent plus de pont, ou même, ils calculent tout bonnement que les autres se passeront de leur contribution, construiront le pont et qu’ils n’en profiteront pas moins eux aussi. Or, si l’on contraint ces gens à participer à la construction du pont, peut-il en résulter que les sacrifices qu’on leur impose de force deviennent pour eux le bien ? Évidemment non. Si ces gens n’ont pas rempli leur promesse par suite d’un changement de circonstances, si le sacrifice à faire pour le pont leur est devenu plus pénible que le manque de pont, leur sacrifice forcé ne sera qu’un mal plus grand. Et si ceux qui ont refusé ont eu en vue de profiter du travail des autres, leur contrainte ne sera qu’un châtiment de leur intention, et leur intention, qui n’est pas du tout prouvée, sera punie avant d’être réalisée. Mais en aucun cas, dans cette contrainte à participer à la construction du pont, ils ne pourront voir un bien.

Il en est ainsi quand les sacrifices sont faits pour une œuvre compréhensible par tous, d’une utilité évidente, indiscutable, comme le pont sur la mare, sur lequel tout le monde passe. Combien donc plus injuste, plus insensée, sera une pareille contrainte imposée à des millions de gens, pour des sacrifices dont le but est incompréhensible, intangible, et souvent tout à fait nuisible, comme il arrive pour le recrutement et les impôts. Or, selon la science, ce qui se présente à tout le monde comme un mal est un bien général. Il en résulte qu’il y a certaines gens, la petite minorité des hommes, qui seuls, savent en quoi consiste le bien général, et quoique les autres considèrent ce bien général comme un mal, cette minorité, en contraignant toutes les autres gens, à subir le mal peut considérer ce même mal comme un bien général.

C’est en cela que consiste la superstition principale, la principale tromperie qui empêche la marche de l’humanité vers la vérité et le bien. Faire prévaloir cette superstition, cette tromperie, est le but de toutes les sciences politiques en général, et en particulier de la science dite : économie politique. Elle s’applique à cacher aux hommes leur situation d’opprimés, d’esclaves. Le moyen qu’elle emploie à cet effet consiste à vouloir prouver sérieusement, par l’étude des violences, conditions de toute la vie économique des opprimés, que ces violences sont naturelles et inéluctables ; elle trompe ainsi les hommes et détourne leurs yeux de la vraie cause de leurs maux.

L’esclavage est aboli depuis longtemps. Il a été aboli à Rome, en Amérique et en Russie, mais il n’est aboli qu’en paroles et non en fait.

Il y a esclavage là où les uns ne sont affranchis du travail nécessaire à la satisfaction de leurs besoins que pour imposer par la violence ce même travail aux autres ; là où existe un homme qui ne travaille pas, non parce que les autres travaillent pour lui par amour, mais parce qu’il a la possibilité de ne pas travailler lui-même et de forcer les autres à travailler pour lui, il y a esclavage ; là où, comme dans toutes les sociétés européennes, il y a des gens qui profitent par la force du travail de milliers d’hommes et considèrent cela comme leur droit, et d’autres gens qui se soumettent à la force et reconnaissent cela comme leur devoir, là règne l’esclavage en d’effrayantes proportions.

L’esclavage existe. En quoi consiste-t-il ? En ce qu’il a été toujours, et sans quoi il ne peut être : l’oppression de l’homme faible, sans armes, par le fort, par l’homme armé.

L’esclavage, avec ses trois procédés principaux de violence à l’égard des personnes : l’armée, l’impôt foncier ayant pour soutien l’armée, et les tributs imposés à tous les habitants : impôts directs et indirects s’appuyant de même sur l’armée, existe absolument comme autrefois, seulement nous ne le voyons pas parce que chacune de ces trois formes de l’esclavage a reçu une nouvelle justification qui nous voile son importance. La violence des hommes armés à l’égard de ceux qui sont dépourvus d’armes se déguise sous l’appellation de défense de la patrie contre ses ennemis imaginaires, et, en réalité, elle n’a qu’une seule et unique importance : la sujétion des vaincus par le spoliateur. La violence qui dépouille de la terre ceux qui la travaillent se justifie en prenant la dénomination de récompense des services rendus au bien général imaginaire et elle se légalise sous le nom de droit de succession. Et ce n’est, en réalité, qu’une spoliation, un esclavage identique à celui imposé par l’armée (le pouvoir). Le troisième et dernier mode de violence s’exerce par l’argent — sous forme d’impôts — c’est la violence la plus forte et la principale en notre temps — et la manière dont on la justifie est encore plus étonnante : les hommes sont privés de tous leurs biens et de leur liberté au nom de la liberté même et de l’intérêt général. Et, en réalité, c’est toujours le même esclavage, seulement il est impersonnel.

Là où existe la violence transformée en loi, là subsiste aussi l’esclavage. La violence revêtira plusieurs aspects : ou bien les princes viendront avec leurs hordes, massacrer les femmes et les enfants, incendier les villages, ou bien les propriétaires d’esclaves prendront pour la terre le travail ou l’argent des esclaves et, au cas de refus de paiement, appelleront à leur aide des gens armés ; ou bien les uns imposeront aux autres des tributs et marcheront armés à travers les villages : ou bien le ministère de l’Intérieur percevra de l’argent par l’entremise des gouverneurs et de la police et, s’il y a refus de payer, il enverra des troupes ; en un mot, tant que la violence sera soutenue par les baïonnettes, les richesses ne seront point réparties entre les hommes, mais elles resteront à ceux qui pratiquent la violence.

Ce qui prouve, d’une façon remarquable, la vérité de cette proposition, c’est le projet de George sur la nationalisation de la terre. George propose de transformer toute la terre en propriété nationale et de remplacer tous les impôts directs et indirects par la rente foncière, c’est-à-dire que quiconque a la jouissance de la terre payera à l’État la valeur de sa rente.

Qu’arriverait-il alors ? L’esclavage foncier serait aussitôt pratiqué par l’État ; en d’autres termes, la terre appartiendrait toute à l’État ; à l’Angleterre, sa terre, à l’Amérique, la sienne, etc. ; c’est-à-dire que ce serait l’esclavage défini par la quantité de terre en jouissance.

La situation de quelques travailleurs (qui possèdent la terre) s’améliorera peut-être, mais tant que subsistera la perception, par la force, des impôts de la rente, l’esclavage subsistera aussi. Le laboureur, n’ayant pas, après une disette, la possibilité de payer la rente qu’on exige de lui par la force, devra, pour ne pas perdre tout, pour garder la propriété de la terre, accepter la servitude chez celui qui aura de l’argent.

Quand un seau coule, c’est assurément qu’il a un trou. En regardant le fond du seau il peut nous sembler que l’eau coule de divers trous, mais nous aurons beau boucher du dehors ces trous imaginaires, l’eau coulera toujours. Pour arrêter l’écoulement il faut trouver l’endroit par où l’eau coule et boucher le trou à l’intérieur. Il en est de même des mesures proposées pour faire cesser la répartition irrégulière des richesses, pour boucher ces trous par lesquels s’en va la richesse des peuples. On dit : faites des corporations ouvrières ; faites du capital la propriété sociale ; faites de la terre une propriété sociale ! Tout cela n’est que la fermeture extérieure de ces endroits d’où l’eau semble couler. Pour arrêter l’écoulement des richesses ouvrières qui passent aux mains des non-travailleurs, il faut trouver, à l’intérieur, ce trou par lequel se fait cet écoulement.

Ce trou, c’est la force d’un homme armé contre un homme non armé ; c’est la violence exercée par l’armée qui arrache les hommes à leur travail, ou qui les dépouille de la terre et des produits de leur travail. Tant qu’il existera un seul homme armé qui s’arrogera le droit de tuer n’importe qui, il y aura la distribution irrégulière des richesses, c’est-à-dire l’esclavage.