Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 175-194).
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XX

Tout asservissement d’un homme par un autre n’est basé que sur ce fait qu’un homme peut priver l’autre de la vie, et, restant dans cette situation menaçante, forcer l’autre à accomplir sa volonté. On peut dire sans erreur que, s’il y a l’asservissement d’un homme — c’est-à-dire que cet homme accomplit, non par sa volonté mais par celle d’un autre, des actes qui ne sont pas avantageux pour lui — la cause n’en est que dans la violence qui porte à sa base la menace de priver de la vie. Si un homme donne tout son travail aux autres, se nourrit insuffisamment, envoie à de durs travaux ses petits enfants, se détache de la terre, consacre toute sa vie à un travail détesté et inutile, comme cela se passe sous nos yeux, dans notre monde (que nous appelons civilisé parce que nous y vivons), alors on peut affirmer qu’il le fait seulement pour s’émanciper de la menace de privation de la vie. C’est pourquoi, dans notre monde civilisé où la majorité des hommes, avec des privations terribles, accomplissent des travaux haïs et inutiles pour eux, cette majorité se trouve dans l’asservissement basé sur les menaces de la privation de la vie. En quoi consiste donc cet asservissement ? En quoi les menaces de la privation de la vie ?

Dans l’antiquité, le moyen d’asservissement et les menaces de la privation de la vie étaient évidents. On employait le moyen primitif d’asservissement : les menaces directes de l’asservissement par l’épée. L’homme armé disait à celui qui n’avait pas d’armes : « Je puis te tuer, comme tu sais que je viens de le faire avec ton frère, mais je ne le veux pas. Je te gracie : 1o parce que, pour moi et pour toi, il sera plus avantageux que tu travailles pour moi, plutôt que d’être tué. Ainsi, fais tout ce que je t’ordonne. Si tu refuses, je te tue ». L’homme sans armes se soumettait et faisait tout ce que lui ordonnait l’homme armé. Celui qui n’avait pas d’armes travaillait ; celui qui en avait menaçait.

C’était l’esclavage personnel qui parut le premier chez tous les peuples, et se rencontre encore maintenant chez quelques peuples primitifs. Ce moyen d’asservissement est le premier, mais avec les complications de la vie, il se transforme. Avec les complications de la vie ce moyen présentait de graves incommodités pour le spoliateur. Le spoliateur, pour profiter du travail des faibles, doit les nourrir et les vêtir, c’est-à dire les entretenir pour qu’ils soient capables de travailler, et cela limite le nombre des asservis.

En outre, ce moyen oblige le spoliateur d’être prêt sans cesse à la menace de meurtre. Mais on a inventé un autre moyen d’asservissement.

Il y a cinq mille ans, comme nous raconte la Bible, un nouveau moyen d’asservissement plus commode et plus large, fut inauguré par le beau Joseph. C’est le même que celui employé maintenant pour dompter les chevaux sauvages et les bêtes fauves dans les ménageries. C’est la faim.

Voici comment cette invention est exposée dans la Bible :

« Et Joseph amassa tous les vivres de ces années, qui furent au pays d’Égypte, et il resserra les vivres dans les villes ; savoir, en chaque ville, les vivres du territoire d’alentour.

» Joseph, donc, amassa une grande quantité de blé, comme le sable de la mer, tellement qu’on cessa de le mesurer parce qu’il était sans nombre.

» Alors finirent les sept années d’abondance qui avaient été au pays d’Égypte.

» Et les sept années de la famine commencèrent comme Joseph l’avait prédit. Et la famine fut dans tout le pays ; mais il y avait du pain dans tout le pays d’Égypte.

» Ensuite tout le pays d’Égypte fut affamé ; et le peuple cria à Pharaon pour avoir du pain. Et Pharaon répondit à tous les Égyptiens : allez à Joseph et faites ce qu’il vous dira.

» La famine, donc, était dans tout le pays. Joseph ouvrit tous les greniers qui étaient chez les Égyptiens et il leur distribua du blé. Et la famine augmenta au pays d’Égypte.

» On venait aussi de tous pays en Égypte vers Joseph pour acheter du blé ; car la famine était fort grande par toute la terre ».

(Genèse. Chapitre xli, v. 48, 49, 53, 54, 55, 56, 57.)

Joseph, profitant du droit primitif de l’asservissement, — la menace par l’épée, — durant les années d’abondance accapare le blé en attendant les années mauvaises qui, généralement, suivent les bonnes, ce que sait chacun sans les rêves de Pharaon, et par la famine il asservit plus fortement et plus commodément pour le Pharaon, les Égyptiens et tous les habitants des pays voisins. Quand le peuple commence à sentir la faim, Joseph s’arrange de façon à toujours tenir le peuple en son pouvoir par la famine. Cela est décrit au chapitre xlvii.

« Or il n’y avait point de pain dans tout le pays, car la famine était très grande ; et le pays d’Égypte et le pays de Canaan ne savaient que faire à cause de la famine.

» Et Joseph amassa tout l’argent qu’on trouva dans le pays d’Égypte et au pays de Canaan pour le blé qu’on achetait ; et il porta cet argent à l’hôtel de Pharaon.

» Et l’argent du pays d’Égypte et du pays de Canaan manqua. Et tous les Égyptiens vinrent à Joseph, disant : Donne-nous du pain ; et pourquoi mourrions-nous devant tes yeux parce que l’argent a manqué ?

» Joseph répondit : Donnez votre bétail et je vous en donnerai pour votre bétail, puisque l’argent a manqué.

» Alors ils amenèrent à Joseph leur bétail ; et Joseph leur donna du pain pour des chevaux, pour des troupeaux de brebis, pour des troupeaux de bœufs et pour des ânes. Ainsi, il leur fournit du pain pour tous leurs troupeaux cette année-là.

» Cette année finie, ils revinrent l’année suivante et lui dirent : Nous ne cacherons point à mon seigneur que l’argent et les troupeaux de bêtes ont manqué ; tout est entre les mains de mon seigneur ; il ne reste rien à prendre à mon seigneur que nos corps et nos terres.

» Pourquoi mourrions-nous devant tes yeux ? Quant à nous et à nos terres, achète-nous, et nous et nos terres, pour du pain, et nous serons serviteurs de Pharaon, et nos terres seront à lui. Donne-nous aussi de quoi semer, afin que nous vivions et ne mourrions point, et que la terre ne soit point désolée.

» Ainsi, Joseph acquit à Pharaon toutes les terres de l’Égypte ; car les Égyptiens vendirent chacun son champ, à cause de la famine qui avait augmenté ; et la terre fut à Pharaon.

« Et il fit passer le peuple dans les villes, depuis une extrémité des confins de l’Égypte jusqu’à l’autre.

» Il n’y eut que les terres des sacrificateurs que Joseph n’acquit point ; car Pharaon avait fait un établissement pour les sacrificateurs, et ils mangeaient la portion que Pharaon leur avait donnée. C’est pourquoi ils ne vendirent point leurs terres.

» Et Joseph dit au peuple : Je vous ai achetés aujourd’hui, vous et vos terres, à Pharaon. Voici : Je vous donne de la semence, afin que vous semiez la terre.

» Et quand le temps de la récolte viendra vous en donnerez la cinquième partie à Pharaon, et les quatre autres seront à vous, pour semer les champs, et pour votre nourriture et pour celle de ceux qui sont dans vos maisons, et de vos petits enfants.

» Et ils dirent : Tu nous as sauvé la vie ; que nous trouvions seulement grâce devant toi, mon seigneur, et nous serons esclaves de Pharaon.

» Et Joseph fit une loi qui dure jusqu’à ce jour, sur les terres d’Égyple, de payer à Pharaon la cinquième partie. Il n’y eut que les terres des sacrificateurs qui ne furent point à Pharaon ».

(Genèse, v. 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26.)

Auparavant, Pharaon, pour jouir du travail des hommes, avait besoin de les obliger par force de travailler pour lui ; ensuite, quand les réserves et les terres furent à Pharaon, il lui fallait seulement garder les réserves par la force, et au moyen de la famine il pouvait forcer à travailler pour lui.

Toute la terre est à Pharaon et les réserves aussi (la dîme perçue). C’est pourquoi, au lieu de pousser chacun, par l’épée, au travail, il faut seulement garder par force les réserves, et les hommes ne seront plus asservis par l’épée mais par la famine.

Dans l’année de disette tous peuvent mourir de faim si le Pharaon le désire, dans l’année d’abondance, il peut tuer tous ceux qui, par un hasard malheureux, n’ont pas de dépôt de blé.

Ainsi s’établit le deuxième moyen d’asservissement, non avec l’épée, c’est-à-dire : le fort ne pousse pas le faible au travail par les menaces de mort mais il accapare les réserves et les garde avec l’épée, en forçant le faible à travailler pour se nourrir. Joseph dit aux affamés : Je puis vous laisser mourir de faim parce que le pain est à moi, mais je vous gracie à cette condition, qu’en échange du pain que je vous donnerai, vous ferez tout ce que je vous ordonnerai.

Pour le premier moyen d’asservissement, les forts n’ont besoin que d’avoir des soldats qui aillent sans cesse chez les habitants, et, sous menace de mort, fassent exécuter les exigences des forts. Et pour ce premier moyen, il n’a qu’à salarier les soldats. Pour le deuxième moyen, outre les soldats nécessaires pour confisquer aux affamés les réserves de blé et la terre, il leur faut d’autres aides — des grands Joseph et des petits, des gérants et des distributeurs de blé, — et le spoliateur doit partager sa proie avec eux et donner à Joseph de beaux habits, des anneaux d’or, des valets, et à ses père et parents, du pain et de l’argent. De plus, par l’essence même de la chose, non seulement les administrateurs et leurs parents, mais tous ceux qui ont des réserves de blé deviennent les participants de la violence.

Avec le premier moyen, basé sur la force brutale, quiconque avait des armes devenait l’auteur de violence et dominait ceux qui n’en avaient pas ; de même avec le second moyen, basé sur la famine, ceux qui ont des réserves participent à la violence et commandent à ceux qui n’en ont pas.

L’avantage du second moyen sur le premier consiste en ceci : 1o et principalement le spoliateurn’est plus obligé d’employer la violence pour forcer l’ouvrier à remplir sa volonté ; les ouvriers d’eux-mêmes viennent et se vendent à lui ; 2o moins d’hommes échappent à sa violence, et le seul désavantage du spoliateur c’est qu’avec ce moyen il doit partager son bénéfice avec un plus grand nombre d’hommes. Avec ce moyen, les avantages pour l’opprimé sont de n’être plus soumis à la force brutale, mais abandonné à lui-même, et de pouvoir toujours espérer, — parfois, en effet, il y arrive, — une circonstance heureuse pour le faire passer du rang d’opprimé à celui d’oppresseur. Les désavantages, c’est qu’il ne peut plus jamais se soustraire à une certaine somme de violence.

Ce nouveau moyen d’asservissement se combine d’ordinaire avec l’ancien ; et le spoliateur, suivant la nécessité, diminue l’un et étend l’autre.

Mais ce moyen d’asservissement ne satisfait plus entièrement le désir du fort — prendre le plus possible des produits du travail du plus grand nombre des ouvriers et asservir le plus grand nombre possible d’hommes, — et il ne correspond plus aux conditions multiples de la vie. Alors, s’élabore un nouveau moyen d’asservissement. Ce troisième moyen est celui du tribut. Il est basé, comme le deuxième, sur la famine. Au moyen d’asservissement des hommes par la privation de pain s’adjoint encore la privation des autres besoins nécessaires.

Le fort exige des esclaves une telle quantité d’argent, que pour l’obtenir, les esclaves sont forcés de vendre non seulement leurs réserves de blé, en quantité plus grande que cette cinquième partie fixée par Joseph, mais aussi les objets de première nécessité : viande, peaux, habits, même les bâtiments. C’est pourquoi l’oppresseur tient toujours les esclaves sous sa dépendance, non seulement par la faim, mais aussi par la soif, par la misère, par le froid, par toutes sortes de privations.

La troisième forme de l’esclavage, celle de l’argent, s’établit. Voici en quoi elle consiste. Le fort dit au faible : Avec chacun de vous à part, je puis faire ce que je veux ; je peux tout simplement tuer chacun à coups de fusil, je peux vous tuer en prenant la terre qui vous nourrit. Pour l’argent que vous devez me fournir, je puis acheter votre pain et le vendre aux étrangers et n’importe à quel moment vous tuer tous par la famine. Je puis prendre tout ce que vous possédez : bétail, habitations, habits, mais ce serait incommode et désagréable, c’est pourquoi je vous laisse disposer à votre guise de votre travail ; seulement donnez-moi de l’argent dont je fixerai la quantité par tête ou d’après la terre où vous vivez, ou d’après la quantité de votre nourriture, ou de votre boisson, ou de vos habits, ou de vos bâtiments. Donnez-moi ces espèces, et entre vous, arrangez-vous comme vous l’entendrez, mais sachez que je ne défendrai ni veuves, ni orphelins, ni vieillards, ni infirmes, ni malades, ni incendiés ; je défendrai seulement la régularité de la circulation de cet argent. Seul celui qui me donnera régulièrement l’argent exigé aura raison devant moi, seul je le défendrai ; quant à la façon dont l’argent sera acquis, je m’en moque.

Et le fort donne seulement ce numéraire comme le reçu certifiant que ses exigences sont satisfaites.

Le deuxième moyen d’asservissement consiste en ceci : en prenant le cinquième de la récolte et en faisant des réserves de blé, Pharaon, outre l’asservissement personnel par l’épée, vit la possibilité de dominer sur les ouvriers pendant la famine et sur quelques-uns d’entre eux au moyen de la misère qui les atteignait.

Par le troisième moyen, Pharaon exige des ouvriers plus d’argent que ne vaut la partie de blé qu’il leur a pris et lui et ses aides reçoivent le nouveau moyen de dominer les ouvriers non seulement pendant la famine ou pendant les misères de hasard, mais pour toujours.

Avec le deuxième moyen, il reste aux hommes des dépôts de blé, qui les aident à supporter les petites disettes et les misères accidentelles, sans se donner en esclavage. Avec le troisième moyen, quand on exige plus, alors on prend les réserves de blé et toutes les réserves d’objets nécessaires et au moindre malheur, le travailleur n’ayant ni réserve de blé, ni aucune autre qu’il puisse échanger pour du pain se donne en esclavage à ceux qui ont de l’argent.

Pour le premier moyen, le violateur n’a besoin que d’avoir des guerriers et partager avec eux ; pour le deuxième, il lui faut avoir, outre des gardiens de la terre et des dépôts de pain, des receveurs et des employés pour distribuer le pain. Par le troisième moyen, il ne peut lui-même posséder toute la terre, et il lui faut avoir, outre les soldats pour garder la terre et les richesses, des propriétaires et des percepteurs de tribut, des employés du fisc, des douaniers, des payeurs, et des monnayeurs.

L’organisation du troisième moyen est beaucoup plus compliquée que celle du second. Par le deuxième moyen l’accaparement du blé peut se pratiquer à l’adjudication, ce qui se faisait dans l’antiquité et se fait encore en Turquie. Avec l’esclavage des impôts il faut une administration plus compliquée, il faut des gens qui veillent à ce que les hommes ou les choses taxés d’impôts ne leur échappent pas. Aussi, pour le troisième moyen, le spoliateur doit-il partager avec un plus grand nombre de personnes que pour le deuxième. En outre, par l’essence même de la chose, tous ceux qui ont de l’argent participent au troisième moyen.

Les avantages de ce moyen pour les spoliateurs, vis-à-vis des deux premiers moyens, consistent en ceci : 1o Ce moyen est le plus commode pour prendre la plus grande quantité de travail, car le tribut d’argent est semblable à la vis : on peut hardiment l’enfoncer jusqu’à la dernière limite, à laquelle on tue la poule d’or, de sorte qu’il n’est pas nécessaire d’attendre comme Joseph la mauvaise année ; la mauvaise année est assurée à jamais.

2o Par ce moyen, la violence se répand sur les hommes qui n’ont pas de terre et qui jadis échappaient à l’impôt et ne donnaient qu’une partie de leur travail contre du pain ; maintenant ils sont obligés de donner, en outre, une partie de leur travail pour l’impôt au violateur.

Le désavantage pour le spoliateur est en ceci, qu’il est obligé, avec ce moyen, de partager avec un plus grand nombre d’aides, non seulement avec ses aides immédiats, mais : 1o avec tous les propriétaires fonciers qui, ordinairement, contribuent à ce troisième moyen ; 2o avec tous les compatriotes ou étrangers qui ont le numéraire en argent qu’on demande aux esclaves.

L’avantage pour l’opprimé, en comparaison avec le deuxième moyen, est unique : c’est qu’il obtient une plus grande indépendance personnelle vis-à-vis de ses oppresseurs. Il peut vivre où il veut, faire ce qu’il veut, semer ou non le blé, il n’est pas obligé de rendre compte de son travail, et, s’il a de l’argent, il peut se croire tout à fait libre et espérer toujours d’arriver au moment où il aura de l’argent de trop ou de la terre achetée avec cet argent, situation non seulement indépendante, mais situation d’oppresseur.

Son désavantage est celui-ci : en général, avec ce troisième moyen, la situation des opprimés devient beaucoup plus pénible, et ils sont privés de la plus grande partie des produits de leur travail, puisque par ce moyen, le nombre de ceux qui profitent des travaux des autres devient encore plus grand, et que par suite, le fardeau de leur entretien pèse sur un nombre moindre. Le troisième moyen d’asservissement des hommes est aussi très vieux et s’emploie en même temps que les deux premiers qu’il n’exclut point complètement.

Les trois moyens d’asservissement des hommes ne cessent jamais d’exister. On peut les comparer à trois vis qui serrent une planche posée sur les ouvriers et qui les presse. La vis principale, celle du milieu, sans laquelle ne peuvent se tenir les autres, est celle qui se visse la première, et qui ne cède jamais : c’est celle de l’esclavage personnel, de l’asservissement des uns par les autres au moyen de la menace du meurtre, au moyen de l’épée. La deuxième vis, qui se place après la première, est celle de l’asservissement des hommes par la privation de la terre et des réserves de nourriture, la privation soutenue par les menaces personnelles du meurtre ; et la troisième vis c’est l’asservissement des hommes par l’extorsion d’argent qu’ils n’ont pas ; ce procédé est aussi soutenu par les menaces de meurtre.

Les trois vis sont vissées ; quand l’une est plus serrée, les autres ont plus de jeu. Pour l’asservissement complet d’un travailleur, les trois vis sont nécessaires, et dans notre société on emploie toujours les trois moyens : les trois vis sont toujours vissées.

Le premier moyen, l’asservissement par la violence personnelle et la menace de meurtre par l’épée ne cessera jamais tant qu’il existera un asservissement quelconque des hommes par les autres hommes ; car tout asservissement est basé sur ce moyen. Nous sommes tous naïvement persuadés que l’esclavage personnel est anéanti dans notre monde civilisé, que les derniers vestiges en ont disparu en Amérique et en Russie, et qu’il n’existe plus que chez les barbares. Nous oublions seulement une petite circonstance : ces armées de centaines de millions de soldats sans lesquelles il n’y a pas un seul État, et dont la disparition entraînerait celle de l’état économique de chaque pays. Or que sont ces millions de soldats sinon les esclaves personnels de ceux qui les dirigent ? Ne sont-ils pas forcés de remplir toute la volonté de leurs possesseurs sous menaces de torture et de mort, menaces souvent mises à exécution ?

Il n’y a qu’une différence : la soumission de ces esclaves ne s’appelle pas l’esclavage, mais la discipline, et les uns étaient esclaves de la naissance à la mort, ceux-ci le sont pour un temps plus ou moins court, appelé service.

Non seulement l’esclavage personnel n’est pas anéanti dans nos sociétés civilisées, mais avec le service militaire obligatoire, il a augmenté dans les derniers temps, et maintenant comme toujours, il reste, mais sous une forme un peu modifiée. Et il ne peut pas ne point exister parce que tant que subsistera l’asservissement d’un homme par un autre, cet esclavage personnel, qui par la menace de l’épée soutient l’asservissement foncier et l’impôt, existera.

Peut-être cet esclavage — c’est-à-dire l’armée — est-il très nécessaire, comme on dit, pour la défense et la gloire de la patrie, mais cette utilité est plus que douteuse, car nous voyons souvent, dans les guerres malheureuses, qu’il sert à l’asservissement et à la honte de la patrie. Mais l’utilité de cet esclavage pour le soutien de l’asservissement foncier et de l’impôt est absolument indiscutable. Que les Irlandais ou les paysans russes prennent les terres des propriétaires, des troupes viendront et les reprendront. Qu’on bâtisse une distillerie ou une brasserie, et qu’on ne paie pas les droits, aussitôt des soldats viendront et fermeront l’usine : qu’on refuse de payer les impôts, ce sera la même chose.

La deuxième vis, c’est le moyen d’asservir les hommes en prenant leurs terres et réserves de nourriture.

Ce moyen d’asservissement existe toujours où les hommes sont asservis, et quelque forme qu’il ait, il existe partout. Tantôt toute la terre appartient à l’empereur, comme en Turquie, et l’on prend un dixième des récoltes pour le trésor. Tantôt une partie de la terre appartient à l’empereur et on en perçoit l’impôt. Parfois toute la terre appartient à un petit nombre de personnes, et on grève une partie du travail de cette terre, comme en Angleterre. Parfois une partie plus ou moins grande appartient à de gros propriétaires, comme en Russie, en Allemagne, en France. Mais où il y a asservissement il y a appropriation de la terre par asservissement. Cette vis d’asservissement des hommes s’enfonce ou se relâche selon le gré de serrage des autres vis. Par exemple en Russie, quand l’asservissement personnel frappait la majorité des travailleurs, l’asservissement foncier était superflu, mais la vis de l’esclavage personnel s’est affaiblie seulement quand furent serrées celles de l’esclavage foncier et de l’impôt. On a inscrit tout le monde dans les communes, on a fait obstacle à l’émigration et à tout changement de résidence, on a accaparé la terre, puis on l’a distribuée aux personnes qui en étaient privées et enfin on a donné « la liberté ». En Angleterre, par exemple, fonctionne surtout l’asservissement foncier, et la question de la nationalisation de la terre consiste seulement à serrer la vis de l’impôt pour que celle de l’esclavage foncier se relâche.

Le troisième moyen d’asservissement, — le tribut, l’impôt — existait jadis ; de notre temps, avec le développement de diverses sortes de monnaies en divers États, l’augmentation du pouvoir gouvernemental n’a fait que le fortifier. Ce moyen est, en notre temps, si perfectionné qu’il tend à remplacer le moyen d’asservissement foncier. C’est surtout quand cette vis se serre que se relâche celle de l’asservissement foncier, comme il est évident d’après la situation économique de toute l’Europe.

À notre mémoire nous avons vu en Russie deux passages de l’esclavage d’une forme à l’autre : quand on a affranchi les serfs et laissé aux propriétaires le droit sur une plus grande partie de terre. Les propriétaires craignaient que leur pouvoir sur les esclaves ne leur échappât, mais l’expérience montra qu’ils n’avaient qu’à laisser tomber des mains les vieilles chaînes de l’esclavage personnel et à prendre celles de l’esclavage foncier. Les paysans n’avaient pas assez de blé pour se nourrir, le propriétaire avait la terre et les réserves de blé, c’est pourquoi les paysans restaient quand même esclaves.

L’autre passage se fit quand le gouvernement, avec les impôts, a serré très fort l’autre vis, celle de l’impôt, et la majorité des ouvriers furent forcés de se vendre comme esclaves aux propriétaires et aux fabriques. Et cette nouvelle forme de l’esclavage a engrené encore plus les gens, de sorte que les neuf dixièmes du peuple russe travaillent chez les propriétaires et les fabricants parce que l’exigence des impôts gouvernementaux et fonciers les y forcent. C’est tellement évident que si le gouvernement essayait pendant une année de ne pas exiger d’impôts directs, indirects et fonciers, tous les travaux des champs et des fabriques s’arrêteraient. Les neuf dixièmes du peuple russe se louent pendant la perception des impôts et au prix des impôts.

Les trois moyens d’asservissement des hommes n’ont jamais cessé d’être et existent encore mais les hommes sont enclins à ne les pas remarquer dès qu’on leur donne de nouvelles justifications. Et, chose étrange, ce moyen, sur lequel, en ce moment donné, tout est basé — cette vis qui tient tout — est précisément celui qu’on ne remarque pas.

Dans l’antiquité, quand tout l’état économique s’appuyait sur l’esclavage personnel, les plus grands esprits ne pouvaient l’apercevoir. Il semblait à Xénophon, à Platon, à Aristote, et aux Romains que ce ne pouvait être autrement et que l’esclavage était le résultat inévitable et naturel des guerres sans quoi ne peut exister l’humanité. De même au moyen âge et jusqu’aux temps modernes, les hommes n’ont pas vu l’importance de la propriété foncière et l’esclavage qui en découle et sur quoi se basait tout l’état économique du moyen âge. De même maintenant, personne ne voit ni ne veut voir que l’asservissement de la majorité des hommes repose sur l’impôt en argent ; impôts gouvernemental et foncier que les gouvernements prennent à leurs sujets ; impôts perçus par l’administration et par l’armée, cette même administration et cette même armée entretenues par les impôts.