Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 165-174).
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XIX

Si cette science imaginaire — l’économie politique — ne s’occupait pas de la même chose dont s’occupent toutes les sciences juridiques, c’est-à-dire de l’apologie de la violence, elle ne pourrait pas ne point voir ce phénomène étrange que la distribution des richesses, la privation de certains hommes de terre et de capital, l’asservissement des uns par les autres, que tout cela dépend de l’argent et que c’est uniquement grâce à l’argent que les uns profitent du travail des autres, c’est-à-dire les asservissent.

Je le repète, l’homme qui a de l’argent peut acheter tout le pain, faire souffrir un autre de la famine et, par le pain, l’asservir absolument. Cela s’est fait sous nos yeux sur une grande échelle. On est tenté de chercher le lien entre ces phénomènes et l’asservissement à l’aide de l’argent. Mais la science, avec une assurance complète, affirme que l’argent n’a rien à voir avec l’asservissement des hommes.

La science dit : l’argent est une marchandise comme toute autre, qui a la valeur de sa production, avec cette seule différence que cette marchandise a été choisie comme la plus commode pour établir les prix, pour l’épargne et pour les paiements ; c’est le moyen d’échange. L’un a fait des souliers, l’autre a cultivé du blé, un troisième a élevé une brebis ; alors, pour un échange plus commode, il faut des monnaies qui représentent la partie correspondante du travail, et par cet argent, ils échangent des semelles contre de la poitrine de mouton ou dix livres de farine.

Les hommes de cette science imaginaire aiment beaucoup à se représenter une telle situation, mais elle ne fut jamais au monde. Une telle représentation de la société est analogue à la représentation d’une société humaine, primitive, non gâtée, parfaite, qu’affectionnaient les philosophes anciens. Mais cet état n’exista jamais. Dans toutes les sociétés humaines où existait l’argent, il y eut toujours la violence d’un homme fort et armé contre le faible sans armes, et là ou était la violence, le signe de la valeur, n’importe lequel (l’argent, le bétail, les pommes, les métaux) devait toujours perdre sa signification et recevoir celle du rachat de la violence.

L’argent a indiscutablement ces qualités inoffensives, que la science énumère ; mais en réalité il n’aurait ces qualités que dans une société où n’existerait pas la violence d’un homme à l’égard d’un autre, dans une société idéale. Mais dans une telle société il n’y aurait pas du tout d’argent comme monnaie, comme mesure générale de la valeur, ce qui n’était et ne pouvait être dans les sociétés qui ne subissaient pas la violence générale du gouvernement. Dans toutes les sociétés que nous connaissons, il reçoit la signification d’échange parce qu’il est le seul moyen de violence ; et sa principale signification n’est pas de servir de moyen d’échange, mais de moyen de violence. Où règne la violence, l’argent ne peut servir de moyen régulier d’échange parce qu’il ne peut être le prix de la valeur. Il ne peut être le prix de la valeur parce que, dès que dans une société un homme peut ravir à un autre le produit de son travail, cette mesure est aussitôt dépassée. Si à une foire on amène ensemble un cheval et une vache élevés par un maître et pris par force, il est évident, qu’à la foire, le prix du cheval et de la vache ne correspondra pas au travail de l’élevage de ce bétail, et que le prix de tous les autres objets donnés en échange, l’argent, ne définira pas la valeur de ces objets. En outre, si l’on peut, par la violence, acquérir une vache, un cheval, une maison, alors on peut, par la même violence, acquérir aussi l’argent, et, avec cet argent, acquérir tous les produits. Si l’argent s’acquiert par la violence et s’emploie à l’achat des objets, alors il perd toute ressemblance avec le moyen d’échange. Le spoliateur qui a pris l’argent et le donne pour le produit du travail, n’échange pas mais prend seulement, avec de l’argent, tout ce qu’il lui faut.

Si même existait cette société imaginaire, impossible, dans laquelle, sans la violence générale de l’État contre les hommes, l’argent — argent ou or — aurait la signification de mesure de valeur et de moyen d’échange, alors dans une telle société, avec l’apparition de la violence, l’argent perdrait aussitôt sa signification.

Un spoliateur vient en conquérant dans cette société ; par exemple il accapare les vaches, les chevaux, les vêtements, et les maisons des habitants. Mais il ne lui est pas commode de posséder tout cela, c’est pourquoi il lui vient naturellement à l’esprit de prendre, chez ces hommes, ce qui chez eux représente les valeurs de toutes sortes et peut s’échanger contre n’importe quel objet, c’est-à-dire l’argent. Aussitôt le sens de l’argent, comme mesure de valeur, cessera dans une telle société, parce que la mesure de valeur de tous les objets dépend toujours de la bonne volonté du spoliateur. L’objet dont le spoliateur aura le plus besoin et pour lequel il donnerait le plus d’argent, recevra la plus grande valeur, et vice versa. De sorte que dans la société qui a subi la violence, l’argent reçoit aussitôt la signification prépondérante d’un moyen de violence, et il ne garde la signification de moyen d’échange pour les opprimés qu’autant qu’il est avantageux pour les spoliateurs. Imaginons-nous les choses en petit. Des serfs présentent à leur maître de la toile, des poulets, des moutons et le travail quotidien. Le propriétaire remplace le tribut en nature par l’argent et fixe le prix des divers objets donnés en tribut. Celui qui n’a pas de toile, pas de pain, pas de bétail, pas de mains ouvrières peut apporter une certaine quantité d’argent. Évidemment dans la société des paysans de ce propriétaire, la valeur des objets dépendra toujours du bon gré du propriétaire. Le propriétaire emploie les objets recueillis ; les uns lui sont plus nécessaires, d’autres le lui sont moins, et d’après cela, il évalue ces objets à des prix différents. C’est évidemment le bon plaisir ou le besoin du propriétaire qui fixe le prix des objets pour les tributaires. Si le propriétaire a besoin de pain, il fixe un prix élevé pour le droit de ne pas apporter une certaine quantité de pain et un prix minime pour le droit de ne pas apporter de toile, de bétail, de ne pas donner de main-d’œuvre. Il en résulte que ceux qui n’ont pas de pain vendent aux autres leur travail, la toile et le bétail pour acheter du pain et le donner au propriétaire. Si le propriétaire voulait transformer le tribut en argent, de nouveau le prix des objets ne dépendrait pas de la valeur du travail, mais dépendrait : 1o de la quantité d’argent exigé par le propriétaire, 2o de l’utilité pour le propriétaire des objets faits par les paysans : pour les uns il paie plus, pour les autres il paie moins. Le paiement d’argent au propriétaire n’aurait pas d’influence sur la valeur des objets parmi les paysans, sauf dans ce cas : 1o quand les paysans de ce propriétaire vivraient à part des autres gens et n’auraient de relations qu’entre eux et leur propriétaire, et 2o quand le propriétaire emploierait l’argent non pour acheter des objets à sa campagne, mais en dehors. Dans ces deux cas seulement la valeur des objets, bien que changée nominalement, resterait relativement régulière et l’argent aurait la signification de mesure de valeur et d’échange.

Mais si les paysans avaient des relations économiques avec les autres gens, alors : 1o de l’exigence d’argent plus ou moins grande du propriétaire dépendrait la valeur plus ou moins grande des objets de production envers les voisins (si l’exigence d’argent du voisin est moindre que chez eux, leurs produits se vendront moins cher que les produits de leurs voisins et inversement). 2o Le paiement d’argent au propriétaire pourrait ne pas avoir d’influence sur la valeur des produits seulement dans le cas où le propriétaire n’emploierait pas l’argent recueilli à l’achat des produits de ses paysans. S’il emploie l’argent à l’achat des produits de ses paysans, évidemment que le rapport même des prix des divers objets entre les paysans variera toujours suivant l’achat par le propriétaire de tel ou tel objet. Supposons qu’un propriétaire ait fixé un impôt très grand et son voisin un impôt très bas ; il est évident que dans le domaine du premier les objets seront beaucoup meilleur marché que chez le second et que le prix, chez l’un ou chez l’autre, ne dépendra que de la hausse ou de la baisse de la redevance.

Telle est l’influence de la violence sur les prix.

L’autre influence qui découle de la première se fait sentir dans la valeur relative de tous les objets. Supposons qu’un propriétaire aime les chevaux et les paie cher, qu’un autre aime les serviettes et les paie cher ; il est évident que dans les domaines des deux propriétaires les chevaux et les serviettes seront à un prix élevé et que le prix de ces objets ne correspondra pas à celui des vaches ou du blé. Si demain meurt l’amateur de serviettes et que son héritier aime les poules, alors le prix des serviettes tombera, celui des poules augmentera. Dans une société où existe la violence d’un homme envers un autre, la signification de l’argent comme mesure de valeur dépend aussitôt du bon gré des spoliateurs et sa signification comme moyen d’échange des produits du travail se remplace par la signification du moyen le plus commode de jouir du travail d’un autre. L’argent est nécessaire aux spoliateurs, non pour l’échange, non pour établir la mesure des valeurs, il les établit lui-même, mais seulement pour la commodité de la violence qui consiste en ce que l’argent se garde aisément et qu’avec l’argent il est facile de tenir asservis le plus grand nombre d’hommes. Prendre tout le bétail pour avoir toujours sous la main des chevaux, des vaches, des brebis, ce n’est pas commode parce qu’il faut les nourrir ; de même pour le blé, il peut se gâter ; de même pour le travail, pour la corvée : parfois mille ouvriers sont nécessaires, parfois il n’en faut pas un seul. L’argent exigé de celui qui n’en a pas donne la possibilité au spoliateur de se débarrasser de toutes ces incommodités et d’avoir toujours tout ce qui lui plaît, et il ne lui est nécessaire que pour cela. L’argent est encore nécessaire aux violateurs pour que leur droit de jouir du travail d’un autre ne se borne pas à certaines gens, mais s’étende à tous ceux qui ont besoin d’argent. Quand il n’y avait pas d’argent, un propriétaire ne pouvait profiter que du travail de ses serfs, et quand deux propriétaires s’entendaient pour leur prendre de l’argent qu’ils ne possédaient pas, tous deux commençaient à jouir indifféremment des forces disponibles dans les deux domaines.

C’est pourquoi les spoliateurs trouvent plus commode de transformer en argent tout ce qu’ils exigent du travail d’autrui, et l’argent ne leur est nécessaire que pour cela. Quant à l’opprimé, celui à qui l’on prend le travail, l’argent ne peut être nécessaire ni pour l’échange, car il peut faire l’échange sans argent comme le firent les peuples qui n’avaient pas de gouvernement, ni pour fixer la mesure de la valeur, car cette fixation se fait en dehors de lui, ni pour l’économie parce que celui à qui l’on prend le produit de son travail ne peut économiser, ni pour le paiement parce que l’opprimé a plus à payer qu’à recevoir et les paiements lui sont faits non en argent mais en marchandise. Soit qu’un ouvrier prenne pour son travail quelque chose de la boutique du patron ou qu’il achète avec tout son salaire les objets de première nécessité dans une boutique étrangère, on lui demande de l’argent et on lui dit que s’il ne paie pas, il ne recevra ni terre, ni pain ; ou bien on lui prendra sa vache, sa maison, on le forcera à travailler, sinon, on le mettra en prison.

Il ne peut se délivrer qu’ainsi : il vendra les produits de son travail aux prix établis, non par l’échange régulier, mais par le pouvoir qui demande de lui de l’argent.

Dans ces conditions de l’influence des tributs ou impôts sur des valeurs qui se répètent toujours et partout — chez le propriétaire, sur une petite échelle, et dans les États, en de grandes proportions, — dans ces conditions où les causes de la variation des valeurs sont aussi évidentes qu’est évident pour celui qui regarde dans les coulisses le mécanisme de la poupée qui se soulève et retombe sur ses jambes ; dire dans de pareilles conditions que l’argent représente le moyen d’échange et la mesure de la valeur, c’est au moins étonnant.