Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 144-164).
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XVIII

D’où vient l’argent ? Dans quelles conditions les peuples ont-ils toujours de l’argent et dans quelles conditions, quelques peuples, comme nous le savons, ne s’en servent-ils pas ? Quelque part en Afrique, en Australie, un petit peuple vit comme vivaient dans l’antiquité les Scythes et les Drevelanes. Ce petit peuple vit, laboure, élève du bétail, cultive des jardins. Nous apprenons son existence quand commence l’histoire ; et l’histoire commence toujours par l’arrivée des conquérants. Or les conquérants font toujours la même chose : ils prennent au petit peuple tout ce qu’ils peuvent lui prendre : bétail, blé, tissus, même des captifs et des captives et les emmènent avec eux. Quelques années plus tard les conquérants reviennent, mais le petit peuple n’est pas encore relevé de la ruine, il n’y a presque rien à lui prendre ; alors les conquérants inventent d’autres moyens meilleurs de profiter des forces de ce petit peuple. Ces moyens sont très simples et viennent naturellement à l’esprit de chaque homme.

Le premier moyen, c’est l’esclavage personnel. Ce moyen a un défaut, il oblige à diriger toutes les forces ouvrières du petit peuple et à les nourrir tous. Alors se présente naturellement le deuxième moyen : laisser le peuple sur sa terre, reconnaître cette terre pour la sienne et la partager à la troupe, et, par son intermédiaire, profiter du travail du peuple. Mais ce moyen a aussi ses inconvénients. La troupe a besoin de disposer de tous les produits du petit peuple, et on invente un troisième moyen, aussi primitif que les deux premiers : exiger des vaincus un certain tribut. Le but du conquérant est de prendre aux vaincus le plus possible des produits de leur travail.

Évidemment, pour prendre le plus possible, le conquérant doit prendre les objets qui ont le plus de prix parmi ce peuple, et qui en même temps ne sont pas trop volumineux et peuvent se conserver : les peaux, l’or. En général les conquérants imposent aux familles ou à toute la populace un tribut à terme de peaux et d’or, et profitent ainsi de la façon la plus commode pour eux, des instruments de travail du peuple. Voici qu’on a pris au peuple presque toutes les peaux et tout l’or, alors les vaincus doivent vendre l’un à l’autre, au conquérant et à la troupe, pour de l’or, tout ce qu’ils ont : biens et travail. C’est ce qui se passa autrefois dans l’antiquité, au moyen âge, et se passe maintenant. Dans l’antiquité, avec les conquêtes fréquentes des peuples les uns par les autres, avec l’absence de conscience de l’égalité humaine, l’esclavage personnel était le moyen d’asservissement le plus répandu. L’esclavage personnel était le centre de gravité de cet asservissement. Au moyen âge, le régime féodal, c’est-à-dire la propriété foncière et le servage lié à elle remplacèrent en partie l’esclavage personnel, et le centre de gravité de l’asservissement se transporta de la personne à la terre. Plus tard, avec la découverte de l’Amérique et le développement du commerce et l’envahissement de l’or, pris partout comme monnaie, avec l’augmentation du pouvoir gouvernemental, le tribut d’argent devint l’arme principale de l’asservissement des hommes, et sur lui sont basés tous les rapports économiques des gens entre eux.

Dans un recueil littéraire se trouve un article du professeur Ianjoul qui raconte l’histoire récente des îles Fidji. Si je voulais inventer l’illustration la plus frappante de ce fait que de notre temps le versement obligatoire d’argent est devenu l’arme principale d’asservissement, je ne pourrais trouver rien de plus clair et de plus convaincant que cette histoire véridique appuyée de documents, qui s’est passée de nos jours.

Dans les îles du Pacifique, en Polynésie, il y a un petit peuple, les Fidjiens.

Tout ce groupe de petites îles, dit le professeur Ianjoul, occupe approximativement quarante mille milles anglais carrés. La moitié des îles seulement est peuplée par cent cinquante mille indigènes et quinze cents blancs. Les indigènes sont depuis longtemps sortis de l’état sauvage. Ils se distinguent des autres indigènes de la Polynésie par leurs capacités et forment un peuple apte au travail et au progrès, ce qu’ils ont prouvé en devenant en peu de temps de bons agriculteurs et éleveurs. Les habitants prospéraient ; mais en 1859, le nouveau royaume se trouva en une situation désespérée. Le peuple fidjien et son représentant Kakabo avaient besoin d’argent. Le roi de Fidji avait besoin de quarante-cinq mille dollars pour payer une indemnité exigée par les États-Unis pour des violences qu’auraient soi-disant exercées des Fidjiens sur quelques citoyens de la république américaine. Dans ce but, les Américains envoyèrent une escadre qui, tout à fait à l’improviste, s’empara des quelques meilleures îles, comme garantie, et même, menaça le pays du bombardement et de la destruction si, dans un certain délai, l’indemnité n’était pas remise aux Américains. Les Américains étaient parmi les premiers colons venus à Fidji avec les missionnaires. Ayant choisi et accaparé, sous tel ou tel prétexte, les meilleurs morceaux de terre où ils faisaient des plantations de coton et de café, les Américains louaient des foules entières d’indigènes en les liant par des contrats tout à fait incompréhensibles pour des sauvages, ou en agissant par des entrepreneurs spéciaux ou des fournisseurs de chair humaine.

Les conflits entre ces patrons planteurs et les indigènes, qu’ils considéraient comme leurs esclaves, étaient inévitables.

Quelques-uns de ces conflits servirent de prétexte à la revendication américaine. Malgré leur bien-être, jusqu’à présent, les Fidjiens avaient conservé les formes de l’économie appelée naturelle qui existait en Europe au moyen âge : l’argent ne circulait pas parmi les indigènes ; tout le commerce avait exclusivement le caractère d’échange. La marchandise s’échangeait contre la marchandise ; les impôts, peu nombreux, étaient prélevés directement en produits agricoles.

Que pouvaient faire les Fidjiens et leur roi Kakabo quand les Américains exigèrent catégoriquement quarante-cinq mille dollars, sous les menaces les plus dures en cas de non-paiement ? Pour les Fidjiens ce chiffre était même incompréhensible, sans compter qu’ils n’avaient jamais vu d’argent en telle quantité. Kakabo, après avoir consulté les autres chefs, décida de s’adresser à la reine d’Angleterre. D’abord il la pria de prendre les îles sous son protectorat et ensuite, tout nettement, de les prendre pour sujets. Mais l’Angleterre prudente devant une telle demande, ne se hâtait pas de tirer d’embarras le monarque à demi-sauvage. Au lieu d’une réponse nette, en 1860, on envoya une expédition spéciale pour étudier les îles Fidji afin de décider si elles valaient de les adjoindre aux possessions britanniques et de dépenser de l’argent pour satisfaire les créanciers américains.

Pendant ce temps, le gouvernement américain continuait à insister pour ce paiement et gardait pour garantie, en sa possession réelle, quelques-uns des meilleurs points et, ayant bien étudié les richesses du peuple, il élevait l’indemnité de quarante-cinq mille à quatre-vingt-dix mille dollars et menaçait de l’élever encore si Kakabo ne payait pas promptement. Pressé de tous côtés, le pauvre Kakabo qui ne connaissait pas les moyens de crédit en usage en Europe, sur le conseil de colons européens se mit à chercher de l’argent, chez les marchands de Melbourne, à n’importe quelles conditions, même s’il fallait céder, aux particuliers, tout le royaume.

À l’appel de Kakabo une société se forma à Melbourne. Cette société en actions, qui prit le nom de Société polynésienne, fit avec les chefs de Fidji une charte sur les bases les plus avantageuses pour elle.

Elle s’engageait à payer à diverses échéances, l’indemnité demandée ; en échange elle recevait, d’après le premier traité, cent, puis deux cent mille acres du meilleur terrain à son choix.

Elle était libérée pour toujours des impôts, pour toutes ses factories, opérations et colonies, et recevait le droit exclusif à long délai, d’installer à Fidji des banques avec le privilège de l’émission illimitée de billets de banque. Depuis ce traité, définitivement ratifié en 1868, aux îles Fidji, à côté du gouvernement indigène, Kakabo en tête, se trouva un autre pouvoir, une puissante factorerie commerciale possédant d’énormes terrains dans les différentes parties de l’île et une influence décisive dans le gouvernement. Jusqu’alors le gouvernement de Kababo se contentait, pour ses besoins, des ressources matérielles fournies par divers impôts naturels et d’une légère douane des marchandises importées ; après la signature de ce traité et la fondation de la puissante Société polynésienne, son état financier se modifia. Une partie importante des meilleures terres étant allée à la Société, les recettes diminuèrent. D’autre part, la Société, comme nous le savons, s’était garanti la franchise de l’importation et de l’exportation de toutes les marchandises, de sorte que les recettes douanières tombèrent aussi.

Les indigènes, c’est-à-dire les 99 pour 100 de la population avaient toujours été de mauvais payeurs d’impôts douaniers parce qu’ils n’emplovaient presque pas de marchandises, sauf quelques tissus et objets métalliques, et maintenant, à cause de l’affranchissement de la douane pour les plus riches Européens, à cause de la Société polynésienne, le revenu du roi Kakabo était devenu très minime, et il devait songer à l’augmenter. Alors Kakabo se mit à consulter ses amis blancs sur les moyens de parer au malheur et il reçut d’eux le conseil d’introduire le premier impôt direct dans le pays, et, probablement pour se donner moins de peine, sous forme d’impôt d’argent. L’impôt fut établi sous forme de capitation générale à raison d’une livre sterling par homme et quatre schellings par femme, dans toutes les îles.

Comme nous l’avons déjà dit, même jusqu’ici, l’économie politique naturelle et l’échange existent aux îles Fidji. Parmi les indigènes, très peu ont de l’argent. Leur richesse consiste exclusivement en divers produits bruts et en troupeaux, mais pas en argent. Cependant le nouvel impôt, coûte que coûte, exigeait de l’argent à une certaine époque ; et pour l’indigène ayant de la famille, c’était une somme très considérable. Jusqu’alors l’indigène n’était habitué à aucune charge individuelle au profit du gouvernement, sauf la corvée. Tous les impôts étaient payés par les communes et les villages auxquels ils appartenaient, et des champs communs dont il recevait son revenu principal.

Il ne leur restait qu’une seule issue : chercher de l’argent chez les colons blancs, c’est-à-dire s’adresser à un marchand ou à un planteur ayant ce qu’on demandait d’eux, c’est-à-dire l’argent. Au premier ils devaient vendre leurs produits à n’importe quel prix, puisque les percepteurs exigeaient l’argent pour un certain délai fixé, ou même emprunter de l’argent sur les produits futurs, et naturellement le marchand en profitait pour prendre un intérêt inouï ; ou ils devaient s’adresser au planteur et lui vendre leur travail, c’est-à-dire devenir ouvriers.

Mais le salaire aux îles Fidji, probablement à cause d’une très grande offre simultanée, se trouvait très bas, au dire de l’administrateur, pas plus d’un schelling par semaine par adulte ou 2 livres 12 schellings par année ; et ainsi, rien que pour avoir l’argent nécessaire à l’impôt personnel, sans parler de la famille, le Fidjien devait quitter sa demeure, sa famille, sa terre, son exploitation et souvent s’installer loin dans une autre île, s’attacher à un planteur au moins pour six mois, afin de gagner la livre sterling nécessaire pour payer le nouvel impôt ; et pour payer l’impôt du reste de la famille, il devait chercher d’autres moyens. Le résultat de cet ordre de choses est compréhensible. Des 150.000 sujets, Kakabo ramassa en tout 6.000 livres sterling, et alors commença le paiement des impôts par la force et une série de mesures violentes jusqu’alors inconnues. L’administration locale, auparavant intègre, s’entendit très vite avec les planteurs blancs qui commençaient à gouverner le pays. Faute de paiement, les Fidjiens sont traînés devant les tribunaux et sont condamnés, sauf les dépens, à l’emprisonnement pour une durée minimum de six mois. La plantation d’un blanc qui veut bien payer l’impôt et les dépens du condamné remplace sa prison.

Ainsi les blancs ont en abondance, autant qu’ils veulent, du travail à bon marché. Au commencement on permit ce louage forcé aux travaux, pour six mois, mais ensuite les juges vendus trouvèrent la possibilité de condamner aux travaux pour dix-huit mois et ensuite de renouveler leur arrêt. Très vite, en quelques années, le tableau de la situation économique des Fidjiens changea de fond en comble. Des régions entières, florissantes, riches, étaient à moitié dépeuplées et beaucoup étaient extrêmement appauvries.

Toute la population masculine, sauf les vieillards et les malades, travaille chez les planteurs blancs, afin d’avoir l’argent nécessaire pour payer les impôts ou pour satisfaire aux arrêts de la cour. À Fidji, les femmes s’adonnent peu aux travaux agricoles ; c’est pourquoi, en l’absence des hommes, les exploitations sont ou négligées ou tout à fait abandonnées. En quelques années, la moitié de la population de Fidji s’est transformée en esclaves des colons blancs.

Pour améliorer leur situation, les Fidjiens s’adressèrent de nouveau à l’Angleterre ; dans une nouvelle supplique couverte d’un grand nombre des signatures des indigènes les plus éminents, ils demandèrent à l’Angleterre de les prendre pour sujets. Cette supplique fut remise au Consul britannique. Vers la même époque, l’Angleterre, grâce à des expéditions scientifiques, avait réussi non seulement à étudier, mais même à mesurer les îles et à évaluer les richesses naturelles de ce beau coin du monde. Pour toutes ces raisons, cette fois, les pourparlers furent couronnés d’un plein succès et, en 1874, au plus grand mécontentement des planteurs américains, l’Angleterre entra officiellement en possession des îles Fidji, qu’elle joignit à ses colonies. Kakabo est mort et ses héritiers ont reçu une petite pension. L’administration des îles fut confiée à Sir Robinson, gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud. La première année de leur annexion à l’Angleterre, les îles Fidji n’avaient pas d’autonomie et se trouvaient sous le pouvoir de Sir Robinson qui nomma un administrateur. En prenant possession des îles, le gouvernement anglais avait à résoudre un problème difficile, celui de satisfaire aux espérances les plus diverses qu’on fondait sur lui. Les indigènes, qui avaient tant compté sur l’abolition de la capitation, odieuse pour eux, et les colons blancs (en partie américains) qui se montraient méfiants envers les autorités britanniques et une partie de ces colons (ceux d’origine anglaise), qui comptaient sur divers avantages : par exemple la reconnaissance de leur pouvoir sur les indigènes, la consécration de leur droit sur les terres accaparées, etc. Cependant la gestion anglaise fut à la hauteur de sa tâche et son premier acte fut l’abolition pour toujours de la capitation qui avait créé l’esclavage des indigènes à l’avantage de peu nombreux colons. Mais aussitôt un dilemme embarrassant se présentait à Sir Robinson. Il était nécessaire d’abolir la capitation, car c’était pour y échapper que les Fidjiens s’étaient adressés aux Anglais, et en même temps, selon les principes de la politique coloniale anglaise, la colonie devait se pourvoir à elle-même, c’est-à-dire trouver les ressources pour les dépenses de son administration. Or, avec la suppression de la capitation, toutes les recettes des îles Fidji (douanes) ne dépassaient pas 6.000 livres alors que les dépenses administratives en atteignaient au moins 70.000 par an. Alors Robinson, ayant aboli l’impôt en argent, inventa le labourtaxe, c’est-à-dire la corvée, que devaient faire les Fidjiens. Mais la corvée ne donnait point les 70.000 livres nécessaires à l’entretien de Robinson et de ses aides. Les affaires ne marchèrent pas jusqu’à la venue d’un nouveau gouverneur, Gordon, qui résolut de ne pas exiger d’argent pour l’entretien des fonctionnaires avant que cet argent ne circulât en quantité suffisante dans l’île, mais de prendre aux indigènes certains produits et de les vendre soi-même.

Cet épisode tragique de la vie des Fidjiens est l’indication la plus claire et la meilleure de ce qu’est l’argent et de ce qu’est son importance. Tout y est exprimé : la première condition nécessaire d’asservissement : le canon, les menaces, le meurtre, l’occupation de la terre, et le moyen principal, l’argent qui a remplacé tous les autres. Ce qu’il faut suivre pendant des siècles dans l’histoire du développement économique des peuples, ici se déroule dans l’espace d’une dizaine d’années, parce que toutes les formes de violences par l’argent ont déjà été expérimentées. Le drame commence par ceci : le gouvernement américain envoie un bateau armé de canons sur les côtes d’îles habitées qu’il veut asservir. L’argent est le prétexte de cette menace ; mais le commencement du drame, c’est le canon dirigé contre tous les habitants : femmes, enfants, vieillards, même des hommes, qui ne sont en rien coupables ; c’est le phénomène qui se répète actuellement en Amérique, en Chine, en Asie Centrale. C’est le commencement du drame : la bourse ou la vie, répété dans l’histoire de tous les peuples vaincus. Quarante-cinq mille dollars, ensuite quatre-vingt-dix mille ou le massacre ! Mais ils n’ont pas ces quatre-vingt-dix mille dollars ; les Américains les ont. Et le deuxième acte du drame commence. Il faut ajourner, échanger le carnage sanglant, terrible, à brève échéance, contre des souffrances moins évidentes bien que plus lentes, et le petit peuple et son représentant cherchent le moyen de remplacer le carnage par l’esclavage de l’argent. On emprunte et voici que sont élaborées les formes d’asservissement des hommes par l’argent.

Ce moyen commence aussitôt à agir comme une armée disciplinée et, en cinq ans, l’affaire est faite.

Non seulement les hommes se sont privés du droit de jouir de la terre, de leurs biens, mais de la liberté. Ils sont devenus esclaves. Le troisième acte commence. La situation est trop pénible, mais le bruit vient aux oreilles de ces malheureux qu’ils peuvent changer de maître, se donner en esclavage à un autre (car on ne pense jamais s’émanciper de l’esclavage par l’argent) et le petit peuple appelle à soi un autre maître à qui il se donne en lui demandant d’améliorer son sort. Les Anglais estiment, voient que la possession de ces îles leur donnera la possibilité de nourrir les fainéants qui sont devenus trop nombreux, et le gouvernement anglais prend ces îles avec leurs habitants. Mais il ne les prend pas sous forme d’esclaves personnels, il ne prend même pas la terre pour la distribuer à ses auxiliaires, — ces vieux procédés ne sont plus nécessaires ; une chose est nécessaire : qu’ils paient le tribut et un tribut assez grand pour que, d’une part, les ouvriers ne puissent sortir de l’esclavage, et que, d’autre part, ils puissent nourrir beaucoup de fainéants.

Les habitants doivent payer 70.000 livres sterling. C’est la condition essentielle que met l’Angleterre pour sauver les Fidjiens de l’esclavage américain, et c’est en même temps juste ce qu’il faut pour l’asservissement complet des habitants. Or il arrive que les Fidjiens ne peuvent aucunement, dans leur état actuel, payer 70.000 livres sterling. Cette exigence est trop forte. Les Anglais transforment provisoirement cette exigence et prennent une partie en nature, afin qu’en temps opportun, avec l’augmentation de l’argent, la perception du tribut atteigne le chiffre suffisant.

L’Angleterre n’agit plus comme l’ancienne compagnie dont les actes peuvent être comparés à la première occupation de conquérants sauvages chez des habitants sauvages, lesquels conquérants ne veulent qu’une seule chose, arracher le plus possible et s’en aller, l’Angleterre agit comme un asservisseur plus perspicace. Elle ne tue pas d’un coup la poule aux œufs d’or, même elle la nourrit un peu, sentant que la poule rapporte bien. Au commencement, elle lâche un peu la guide pour son propre avantage, afin de la tenir ensuite pour toujours, afin d’amener les Fidjiens jusqu’à l’esclavage de l’argent dans lequel se trouvent les peuples européens civilisés, et dont on ne prévoit plus l’affranchissement.

L’argent c’est le moyen inoffensif de l’échange, excepté toutefois quand des canons dressés aux frontières des pays, sont dirigés contre les habitants. Aussitôt qu’on prendra de l’argent par force, à l’aide de canons, alors se répétera inévitablement ce qui s’est passé aux îles Fidji et partout et toujours, chez les princes avec les Drevelans et chez tous les gouvernements avec leur peuple. Les hommes qui ont le pouvoir d’user de violence envers les autres le feront en exigeant par la violence une telle quantité d’argent que les opprimés deviendront les esclaves des oppresseurs. En outre, il se passera toujours ce qui s’est passé entre les Anglais et les Fidjiens, à savoir que les violateurs, dans leurs exigences d’argent, dépasseront toujours plus facilement les extrêmes limites de la quantité d’argent exigée et qui entraîne l’asservissement, que de ne pas les atteindre. Ils arriveront jusqu’à cette limite et ne la dépasseront pas par respect moral, mais ils y arriveront toujours, même quand ce sentiment existera, lorsqu’ils y seront poussés par le besoin. Tous les gouvernements dépassent toujours ces limites : 1o parce que le sentiment moral n’existe pas pour les gouvernements ; 2o parce que, comme nous le savons, les gouvernements eux-mêmes se trouvent dans un extrême besoin causé par les guerres, par la nécessité de faire des dons à leurs auxiliaires. Tous les gouvernements sont toujours endettés, et même le voudraient-ils, qu’ils ne pourraient pas ne pas réaliser ce principe exprimé par un homme d’État russe du dix-septième siècle : qu’il faut tondre un paysan et ne pas laisser trop pousser la laine.

Tous les gouvernements sont endettés et cette dette, en général, (sauf une régression due au hasard, en Angleterre et en Amérique) croît chaque année en progression effrayante. De même croissent les budgets, c’est-à-dire la nécessité de lutter avec les autres violateurs et de donner des cadeaux, en terre ou en argent, aux auxiliaires de la violence. La rente foncière croît par la même raison. Si le salaire ne croît pas, ce n’est pas à cause de la loi de la rente, mais parce qu’existent le tribut à l’État et l’impôt foncier exigés par la violence et dont le but est de prendre aux hommes tout leur superflu, si bien que pour satisfaire à cette exigence, ils doivent vendre leur travail, parce que la jouissance de ce travail est le but des impôts. Mais la jouissance du travail n’est possible que quand la masse demande plus d’argent que n’en peuvent donner les ouvriers sans se priver de nourriture. L’élévation du salaire détruirait la possibilité de l’esclavage, c’est pourquoi, tant qu’il y a la violence, il ne peut augmenter. Les économistes appellent la loi de fer, cette action simple et compréhensible des uns sur les autres ; et moyen d’échange, l’instrument par lequel elle s’opère.

L’argent — ce moyen inoffensif d’échange — est nécessaire aux hommes dans leurs relations. Alors pourquoi, là où l’on n’exige pas les impôts d’argent n’y eut-il jamais et ne pourrait-il y avoir d’argent, au vrai sens du mot ? C’était et ce sera comme chez les Fidjiens, les Kirgis, les Africains, les Phéniciens et, en général chez les hommes qui ne paient pas d’impôts, tantôt un simple échange d’objets, tantôt les signes arbitraires de valeur : des moutons, des fourrures, des peaux, des coquillages.

L’argent ne rentre en circulation parmi les hommes que quand on l’exige par force de tous. Seulement alors il devient nécessaire à chacun pour se racheter de la violence, seulement alors il reçoit la valeur d’échange immuable. Le prix appartient non à ce qui est le plus commode pour l’échange, mais à ce qu’exige le gouvernement. Exige-t-on de l’or ? c’est l’or qui aura de la valeur ; si l’on exigeait des osselets, les osselets auraient de la valeur. Si ce n’était ainsi, pourquoi donc l’émission de ce moyen d’échange aurait-elle toujours été la prérogative du pouvoir ? Des hommes, les Fidjiens, par exemple, ont établi leur moyen d’échange ; eh bien, laissez-les échanger avec qui il leur plaît, et vous, les hommes qui avez le pouvoir, c’est-à-dire le moyen de violence, ne vous en mêlez pas.

Mais non, vous émettez les monnaies, ne permettant à personne de fabriquer les pareilles, ou, comme chez nous, vous imprimez de petits papiers, y insérez les portraits des tzars, les paraphez d’une signature particulière, menacez de supplicier le contrefacteur de ce papier ; vous distribuez cet argent à vos aides et vous exigez, sous forme d’impôts d’État ou fonciers, telle monnaie ou tel papier avec la même signature, en telle quantité, que l’ouvrier doit vous céder tout son travail pour acquérir ces mêmes papiers ou monnaie ; et vous affirmez que cet argent vous est nécessaire comme moyen d’échange. Tous les hommes sont libres, les uns n’oppriment pas les autres, ne les tiennent pas en esclavage ; mais il y a seulement, dans la société, l’argent et la loi de fer selon laquelle la rente augmente et le salaire diminue jusqu’au minimum ! Ce fait que la moitié (plus de la moitié) des paysans russes, par les impôts directs, indirects et fonciers, s’asservissent dans les travaux des propriétaires fonciers et des fabricants, ne signifie pas du tout, ce qui est évident, que les violences pour recueillir les impôts directs, indirects et fonciers payés au gouvernement et à ses aides rendent l’ouvrier esclave de ceux qui exigent l’argent, mais cela signifie qu’il y a l’argent, moyen d’échange, et la loi de fer !

Quand les serfs n’étaient pas libres, je pouvais forcer Ivan à faire n’importe quel travail, et s’il refusait, l’envoyer chez le policier qui lui fouettait le derrière jusqu’à ce qu’il se soumît.

En outre, si je forçais Ivan à travailler au-dessus de ses forces, sans lui donner de terre et sans le nourrir, le bruit en venait jusqu’aux autorités et j’étais responsable.

Maintenant les hommes sont libres, mais je puis forcer Ivan, Isidore et Petrouchka à faire n’importe quel travail, et s’ils refusent, je ne leur donnerai pas d’argent pour les impôts et on leur fouettera le derrière jusqu’à ce qu’ils se soumettent. De plus, je puis forcer un Allemand, un Français, un Chinois, un Indien, à travailler pour moi, car s’il ne le fait pas, je ne lui donnerai pas d’argent pour louer de la terre ou acheter du pain parce qu’il n’a ni terre ni pain ; et si je l’oblige à travailler au-dessus de ses forces, sans le nourrir, si je le tue de travail, personne ne dira rien. Si avec cela j’ai lu des livres politico-économiques, alors je puis être fermement convaincu que tous les hommes sont libres et que l’argent ne fait pas l’esclavage. Les paysans savent depuis longtemps qu’on peut battre plus fort avec un rouble qu’avec un bâton ; seuls les politico-économistes ne veulent pas voir cela.

Dire que l’argent ne fait pas l’esclavage, c’est la même chose que de dire, cinquante ans auparavant, que le servage n’était pas l’asservissement.

Les économistes disent que, bien qu’un homme puisse asservir un autre, grâce à la possession de l’argent, l’argent, malgré cela, est un moyen d’échange inoffensif. Pourquoi donc ne pouvait-on dire cinquante ans auparavant, que le servage, bien que par lui on pût asservir l’homme, n’était pas un moyen d’asservissement, mais un moyen inoffensif de services réciproques ? Les uns donnent leur travail de main-d’œuvre, les autres les soins pour le bien-être physique et intellectuel des esclaves et l’organisation du travail.

Il paraît même, que l’on s’est exprimé ainsi.