Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 130-143).
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XVII

L’argent ! Qu’est-ce que l’argent ? L’argent représente le travail. J’ai rencontré des hommes instruits qui affirment que l’argent représente le travail de celui qui le possède. J’avoue qu’auparavant, je partageais vaguement cette opinion. Mais je voulais savoir exactement ce que c’est que l’argent. Pour le savoir je me suis adressé à la science.

La science dit que l’argent n’a en soi rien d’injuste et de nuisible, que c’est la condition naturelle, nécessaire, de la vie sociale : 1o pour les commodités de l’échange ; 2o pour établir la valeur ; 3o pour l’épargne ; 4o pour le paiement. Ce phénomène évident, que, si j’ai dans ma poche trois roubles de superflu, qui me sont inutiles, et qu’alors, d’un coup de sifflet, je puis trouver dans n’importe quelle ville civilisée, une centaine d’hommes prêts, pour ces trois roubles, à accepter, selon ma volonté, les besognes les plus pénibles, les plus répugnantes, les plus humiliantes, ce phénomène provient non de l’argent mais des conditions très compliquées de la vie économique des peuples. Le pouvoir de certaines gens sur les autres provient non de l’argent, mais, de ce fait que l’ouvrier ne reçoit pas le prix intégral de son travail à cause des qualités du capital, de la rente, du salaire et des rapports compliqués entre eux et entre la production elle-même, la répartition et la consommation des richesses. Il en résulte que les hommes qui ont de l’argent peuvent, comme on dit en russe, faire des cordes avec ceux qui n’en ont pas. Mais la science dit qu’il ne s’agit pas de cela. La science dit qu’à toute production participent trois facteurs : la terre, la réserve du travail (capital), et le travail. Or, à cause des divers rapports que ces facteurs de production ont entre eux, parce que les deux premiers, terre et capital, ne se trouvent pas entre les mains des ouvriers mais en d’autres mains, pour cette cause et par les combinaisons compliquées qui en découlent, se produit l’asservissement des uns par les autres. D’où provient ce règne de l’argent qui nous frappe tous par son injustice et sa cruauté ? Pourquoi les uns, grâce à l’argent, dominent-ils les autres ? La science dit : À cause de la division des facteurs de production et des combinaisons qui en dérivent et qui oppriment les ouvriers. Cette réponse m’a toujours paru étrange, non seulement parce qu’elle laisse de côté une partie de la question, précisément celle de l’importance de l’argent, mais par cette division des facteurs de production qui, pour un homme neuf, paraît toujours artificielle et ne correspond pas à la réalité. On affirme que trois facteurs : la terre, le capital, le travail, participent à chaque production, et avec cette division on présume que les richesses (ou la valeur des richesses, l’argent) se partagent naturellement entre ceux qui possèdent l’un ou l’autre facteur : la rente, — valeur de la terre — appartient au propriétaire foncier, l’intérêt au capitaliste, le salaire du travail à l’ouvrier. Est-ce vrai ? Est-il juste que trois facteurs participent à chaque production ? Ainsi, autour de moi, pendant que j’écris ces lignes, on fait les foins. De quoi se compose cette production ? On me dit : de la terre qui a produit l’herbe, du capital : faux, râteaux, fourches, chariots nécessaires pour la ramasser, et du travail. Mais je vois que ce n’est pas vrai. À part la terre, dans la production du foin, participent le soleil, l’eau, l’ordre social qui garde les champs de la destruction, le savoir des ouvriers, leur capacité de parler et comprendre les paroles et encore beaucoup d’autres facteurs qui, on ne sait pourquoi, sont négligés par l’économie politique. La force du soleil est dans chaque production un facteur aussi bien que la terre, et encore plus nécessaire. Je puis m’imaginer la situation d’hommes chez qui (dans la ville, par exemple) quelques-uns se reconnaîtraient le droit de barrer aux autres le soleil, par un mur et des arbres. Pourquoi donc le soleil n’est-il pas compté comme facteur de production ? L’eau est un autre facteur aussi nécessaire que la terre ; l’air aussi. Je puis encore me représenter des hommes privés d’eau et d’air pur parce que d’autres gens se reconnaîtraient le droit de posséder exclusivement l’eau et l’air nécessaires aux autres. La sécurité publique, c’est aussi un facteur nécessaire. La nourriture, les vêtements des ouvriers sont aussi des facteurs de production ; quelques économistes l’admettent. L’instruction, la capacité de parler, qui donne la possibilité de pratiquer divers travaux, sont aussi les mêmes facteurs. Je pourrais remplir un volume entier de pareils facteurs de production omis. Pourquoi a-t-on choisi précisément ces trois facteurs de production qui sont placés à la base de la science ? La lumière du soleil et l’eau, de même que la terre, peuvent être comptés comme des facteurs de production. La nourriture et l’habit d’un ouvrier, le savoir et sa transmission, peuvent être reconnus, aussi bien que les outils, pour des facteurs particuliers de production. Pourquoi les rayons du soleil, l’eau, la nourriture, l’instruction ne sont-ils pas comptés comme des facteurs de production et pourquoi la terre, les instruments agraires et le travail sont-ils seuls reconnus tels ? Sont-ils donc très rares les cas dans lesquels les hommes attentent au droit des autres à jouir des rayons du soleil, de l’eau, de l’air, de la nourriture, du droit de parler et d’écouter, alors que dans notre société, on élève sans cesse des prétentions sur le droit de jouissance de la terre et des instruments de travail ? Il n’y a pas d’autre motif et c’est pourquoi je vois que cette division de facteurs de production est tout à fait arbitraire et ne repose pas en la nature des choses.

Mais cette division est peut-être si propre aux hommes que là où s’établissent des rapports économiques ces trois facteurs de production, seuls prédominent. Est-ce cela ? Je regarde tout d’abord autour de moi les colons russes, il y en a des millions. Les colons arrivent sur la terre, s’y installent, commencent à travailler et il ne vient en tête de personne que l’homme qui ne jouit pas de la terre peut avoir des droits sur elle, et la terre ne prétend pas avoir aucun droit particulier. Au contraire, les colons, consciemment, considèrent la terre comme un bien commun et croient juste que chacun fauche, laboure, où il veut et tant qu’il pourra. Les colons, pour labourer la terre, pour jardiner, pour bâtir les maisons, font des instruments de travail, et là encore, il ne vient à l’esprit de personne que les instruments de travail en eux-mêmes rapportent le revenu, et le capital non plus ne prétend pas avoir des droits quelconques, mais au contraire, les colons, consciemment, reconnaissent que chaque usure sur les instruments de travail, sur le blé prêté, sur le capital, est injuste. Les colons sur la terre libre travaillent avec leurs outils, ou avec ceux qu’on leur a prêtés sans usure. Chacun travaille pour soi, ou tous ensemble pour une œuvre commune, et dans telle communauté, il est impossible de trouver ni la rente, ni l’intérêt du capital, ni le salaire. En parlant de cette communauté, je ne fais pas de fantaisie, je décris ce qui s’est passé et se passe toujours non seulement chez les colons russes, mais partout où la nature de l’homme n’est pas violée, je décris ce que chacun juge naturel et sage. Les hommes s’installent sur la terre et chacun se charge du travail dont il est capable, et chacun, ayant fabriqué ce qui lui est nécessaire pour son travail, se met à travailler. S’il est plus commode de travailler en commun, les hommes se réunissent en artels, mais ni dans le particulier ni dans les artels, il n’y aura de facteurs séparés de production : il y aura le travail et les conditions nécessaires du travail : le soleil qui chauffe tout le monde, l’air que respirent les hommes, l’eau qu’ils boivent, la terre qu’ils travaillent, l’habit qui les revêt, la nourriture, la pelle, la faux, la charrue, la machine avec quoi ils travaillent et il est évident que ni les rayons du soleil, ni l’air, ni l’eau, ni la lune, ni l’habit, ni la bêche, ni la charrue, ni la machine avec quoi travaille l’artel ne peuvent appartenir à personne sauf à ceux qui jouissent des rayons du soleil, qui respirent l’air, qui boivent l’eau, qui mangent le pain, qui couvrent leur corps et travaillent avec la bêche ou la machine, parce que tout cela n’est nécessaire qu’à ceux qui l’emploient. Quand les hommes agissent ainsi, nous voyons tous qu’ils agissent comme il convient aux hommes, c’est-à-dire sagement. Ainsi en observant les relations économiques des hommes je ne vois pas que la division en trois facteurs de production soit propre aux hommes, je vois au contraire qu’elle ne leur est pas propre et qu’elle n’est pas raisonnable. Mais cette division en trois facteurs n’a peut-être lieu que dans les sociétés humaines primitives ; avec l’augmentation de la population et le développement de la culture n’est-elle pas inévitable ? S’est-elle réalisée dans la société européenne et ne pouvons-nous pas admettre ce fait accompli ? Voyons s’il en est ainsi.

On nous dit que dans la société européenne la division des facteurs de production est déjà accomplie, c’est-à-dire que les uns possèdent la terre, d’autres les instruments de travail ; les troisièmes sont privés de la terre et des instruments de travail. L’ouvrier est privé de la terre et des instruments de travail. Nous sommes si habitués à cette affirmation que sa bizarrerie ne nous frappe pas ; mais si nous réfléchissons à cette expression, nous sommes aussitôt frappés de son injustice et même de son insanité. Cette expression porte en soi une contradiction. La conception de l’ouvrier renferme la conception de la terre sur laquelle il vit, et des instruments avec quoi il travaille. S’il ne vivait pas sur la terre et n’avait pas d’instruments de travail, il ne serait pas ouvrier. Quiconque est privé de terre et d’instruments de travail ne fut jamais et ne peut être ouvrier. Un agriculteur ne peut subsister sans la terre qu’il cultive, sans la faux, la charrue, le cheval. Un cordonnier ne peut subsister sans la maison bâtie sur le sol, sans air, sans eau, sans les instruments avec lesquels il travaille. Si le paysan n’a pas de terre, de faux ; si le cordonnier n’a pas d’abri, d’eau, d’alène, alors c’est que quelqu’un l’a chassé de la terre, lui a enlevé ou dérobé la faux, la charrue, le cheval, l’alène. Mais cela ne signifie point qu’il peut exister des agriculteurs sans charrues et des cordonniers sans leurs outils. De même qu’on ne peut se représenter un pêcheur sur la terre, sans canot, à moins qu’on ne l’ait chassé du bord, et qu’on ne lui ait pris ses filets, de même on ne peut se représenter un paysan, un cordonnier sans la terre où ils vivent et sans les outils, sauf dans le cas où quelqu’un les a chassés de la terre et leur a pris leurs instruments.

Il peut exister de tels hommes qu’on chasse d’un lieu à l’autre, d’autres à qui on a enlevé les instruments de travail et qu’on force de travailler, avec les instruments des autres, des objets qui leur sont inutiles, mais cela ne signifie pas que ce soit la condition de la production. Cela signifie qu’il y a des cas où le droit naturel de production est violé. Si l’on prend comme facteur de production tout ce qu’on peut, par force, prendre à un ouvrier, alors, pourquoi ne point considérer comme un facteur de production les prétentions qu’on peut avoir sur la personne d’un esclave ? Pourquoi ne pas considérer comme de pareils facteurs les prétentions sur les rayons du soleil, l’air, l’eau ? Il peut en paraître un qui détourne l’eau de la rivière dans un étang et empoisonne l’eau. Il peut paraître un homme qui considère un autre comme sa propriété ; mais même si l’une ou l’autre prétention se réalisait par la force, elle ne saurait être admise comme base de la division des facteurs de production. C’est pourquoi il est aussi injuste de reconnaître le droit imaginaire sur la terre, les instruments de travail, comme facteur particulier de production, que de considérer le droit imaginaire sur la jouissance des rayons solaires, de l’air, de l’eau, de la personne d’un autre homme comme le facteur particulier de production. Il peut exister des gens qui prétendent avoir le droit sur la terre et les instruments de travail de l’ouvrier, comme il existait des gens ayant des prétentions sur la personne de l’esclave ; il peut en exister d’autres qui déclareront avoir le droit exclusif de jouir des rayons du soleil, de l’air et de l’eau ; il peut en exister qui chassent l’ouvrier d’un endroit à l’autre, qui lui prennent par force les produits de son travail au fur et à mesure qu’il les fabrique, qui lui prennent ses instruments de travail et l’obligent à travailler non pour eux, mais pour le maître, comme il arrive dans les fabriques. Tout cela peut arriver. Mais malgré tout, un ouvrier ne peut vivre sans la terre et sans les instruments de travail, de même qu’un homme ne peut devenir la chose d’un autre, bien que les hommes l’aient affirmé longtemps. De même que l’affirmation du droit de propriété de la personne humaine ne peut priver l’esclave de sa qualité propre : de chercher son bien et non celui de son maître, de même maintenant l’affirmation du droit de propriété à la terre et aux instruments de travail des autres, ne peut priver l’ouvrier de la faculté innée en chaque homme de vivre sur la terre, de se fabriquer avec ses outils personnels ce qu’il juge utile pour lui. Tout ce que peut faire la science en examinant la situation économique actuelle, c’est de constater les prétentions des uns sur la terre et les instruments de travail des ouvriers, prétentions grâce auxquelles, pour une certaine partie de ces ouvriers (jamais pour tous), les conditions de production propres aux hommes sont atteintes. De sorte qu’on prive des ouvriers de terre et d’instruments de travail, et qu’on les force à travailler avec des instruments étrangers. Mais on ne peut nullement dire que cette violation est la loi de production elle-même. En affirmant que la division des facteurs de production est la loi principale de la production, l’économiste fait ce que ferait un zoologue qui, en voyant dans une cage beaucoup de serins dont les ailes seraient coupées, en conclurait que la petite cage et le petit bassin d’eau qui glisse sur des rainures sont les conditions essentielles de la vie des oiseaux, et que la vie des oiseaux se compose de ces trois facteurs. Si nombreux que soient les serins aux ailes coupées dans la cage, le zoologue ne peut admettre que la maison de carton soit l’habitat naturel des oiseaux. Quel que soit le nombre d’ouvriers chassés de la terre et privés des produits et des instruments de leur travail ; l’état naturel de l’ouvrier, c’est de vivre sur la terre et de faire avec ses propres outils ce qui lui est nécessaire ; et cet état naturel sera toujours le même. Certains ont des prétentions sur la terre et les instruments de travail de l’ouvrier, de même qu’autrefois certains avaient des prétentions sur la personne des autres. Mais la division des hommes en maîtres et esclaves ne peut nullement exister comme on le voulait établir dans l’antiquité, et il ne peut exister une division des facteurs de production en terre et capital, comme les économistes le veulent établir dans la société contemporaine. Ces prétentions illégales des uns à la liberté des autres sont appelées par la science les propriétés naturelles de production. Au lieu de se fonder sur les propriétés naturelles des sociétés humaines, la science a pris pour base un cas particulier et pour justifier ce cas particulier, elle a reconnu le droit d’un homme à la terre dont un autre se nourrit et aux instruments de travail avec lesquels travaille un autre ; c’est-à-dire qu’elle a reconnu un droit qui n’existait pas et ne peut exister et qui, dans son expression même, porte une contradiction, parce que le droit à la terre attribué à un homme qui ne travaille pas la terre, n’est en réalité rien d’autre que le droit de jouir de la terre dont je ne jouis pas. Le droit aux instruments de travail n’est rien d’autre que le droit de travailler avec les instruments dont je ne me sers pas. La science avec sa division en facteurs de production affirme que l’état naturel d’un ouvrier est cet état dans lequel il se trouve ; de même, dans le monde antique, par la division des hommes en citoyens et esclaves, on affirmait que la situation dénaturée des esclaves est la condition naturelle de l’homme. Cette division acceptée par la science seulement afin de justifier le mal existant, et qu’elle met à la base de toutes recherches, a fait que la science essaye en vain de donner des explications des phénomènes existants en niant les réponses les plus claires et les plus simples aux questions qui se posent. Elle donne des réponses vides de sens.

La question de la science économique consiste en ceci : Pourquoi certains hommes, qui ont la terre et le capital, peuvent-ils asservir ceux qui n’ont ni l’un ni l’autre ? La réponse qui se présente au bon sens est celle-ci- : La cause vient de l’argent qui a la propriété d’asservir les hommes. Mais la science le nie et dit : La cause tient non à la qualité de l’argent mais à ce que les uns ont la terre et les capitaux et que les autres ne les ont pas. Nous demandons : Pourquoi ceux qui ont la terre et les capitaux asservissent-ils ceux qui n’en ont pas ? et nous répondons : Parce qu’ils possèdent la terre et le capital. Mais c’est précisément ce que nous demandons. La privation de la terre et des instruments de travail, c’est l’asservissement. La réponse est analogue à celle-ci : facit dormire quia habet virtus dormitica. Mais la vie ne cesse pas de poser sa question essentielle et même la science le voit et tâche d’y répondre, mais elle ne peut le faire en partant de ses principes et tourne dans un cercle magique. Pour le faire, la science doit avant tout renoncer à sa division mensongère des facteurs de production, c’est-à-dire quelle doit renoncer à prendre les conséquences des phénomènes pour leurs causes, et doit rechercher d’abord la cause la plus proche et ensuite la plus éloignée des phénomènes qui font l’objet de ses recherches. La science doit répondre à la question : Pourquoi les uns sont-ils privés de la terre et des instruments de travail que d’autres possèdent ? Ou : pour quelle cause prive-t-on de la terre et des instruments de travail ceux qui labourent la terre et travaillent avec les instruments ? Dès que la science se pose cette question, surgissent des considérations tout à fait neuves qui renversent toutes les hypothèses de la pseudo-science qui tourne dans le cercle vicieux de cette affirmation : que la situation misérable des ouvriers provient de ce qu’elle est misérable. Aux gens simples il semble indiscutable que la cause immédiate de l’asservissement des uns par les autres, c’est l’argent. Mais la science, en le niant, dit que l’argent n’est pas autre chose qu’un moyen d’échange qui n’a rien de commun avec l’asservissement des personnes. Voyons s’il en est ainsi.