Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 90-101).
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XIII

Je me rappelle que, durant toute mon expérience malheureuse pour secourir les pauvres de la ville, je me représentais à moi-même comme un homme qui voudrait tirer un autre de la fange dans laquelle il se trouve lui-même. Chacun de mes efforts me faisait sentir la fragilité du terrain où je me tenais. Je sentais que j’étais moi-même dans la fange, mais alors, cette conviction ne me faisait pas regarder en moi plus attentivement pour savoir où j’étais. Je cherchais toujours les moyens extérieurs de remédier à un mal qui se trouvait en dehors de moi.

Je sentais alors que ma vie était mauvaise, et qu’on ne pouvait vivre ainsi. De cela, je ne tirais pas cette conclusion si simple et si claire, qu’il faut améliorer sa vie et vivre mieux, mais cette conclusion étrange que pour vivre bien, je devais améliorer la vie des autres. Et je me mis à corriger la vie des autres. Je vins en ville et voulus corriger la vie des hommes qui habitaient la ville. Mais bientôt je me convainquis que je ne pouvais le faire, et je me mis à réfléchir aux conditions de la vie urbaine et à sa misère.

« En quoi consiste la vie urbaine et la misère ? Pourquoi en habitant la ville, ne puis-je aider les pauvres de la ville ? » me demandai-je. Et je me répondis que je ne pouvais rien faire pour eux : 1o parce qu’il y en avait trop en un même endroit ; 2o parce que ces pauvres sont trop différents de ceux de la campagne. Pourquoi sont-ils ici si nombreux et en quoi diffèrent-ils des pauvres de la campagne ? À ces deux questions la réponse était la même. Ils sont ici plus nombreux parce que tous les gens qui n’ont pas de quoi manger à la campagne se réunissent autour des riches ; et leur particularité réside en ceci : que tous sont des gens qui viennent de la campagne pour se nourrir en ville. (S’il y a des pauvres, nés dans la ville, dont les pères et les aïeux sont nés ici, alors les pères et les aïeux sont venus ici pour se nourrir).

Que signifie : se nourrir en ville ? Dans les mots, « se nourrir en ville » il y a quelque chose d’étrange, qui semble une plaisanterie quand on y réfléchit. Comment venir de la campagne, c’est-à-dire d’un endroit où il y a des forêts, des prairies, du blé, du bétail et toutes les richesses de la terre, pour se nourrir dans un endroit où il n’y a ni arbres, ni herbe, ni même de terre, mais seulement des pierres et de la poussière ? Que signifient ces mots : se nourrir en ville, qu’emploient constamment, comme quelque chose de net et de compréhensible, ceux qui se nourrissent là ?

Je me rappelle ces centaines et ces milliers d’habitants de la ville, ceux qui vivent bien et ceux qui traînent la misère, avec qui j’ai parlé de cela ; pourquoi sont-ils venus ici ? Tous sans exception disent qu’ils sont venus de la campagne pour se nourrir, qu’à Moscou on n’ensemence, ni ne récolte, mais qu’on y vit richement ; qu’à Moscou, il y a de tout en abondance et que là seulement ils peuvent trouver l’argent qui leur est nécessaire à la campagne pour le pain, l’izba, le cheval, les objets de première nécessité. Mais c’est pourtant à la campagne qu’est la source de toutes les richesses, ce n’est que là qu’est la vraie richesse, blé, forêts, chevaux et tout. Pourquoi donc aller en ville pour y chercher ce qu’il y a à la campagne ? Et surtout, pourquoi amener de la campagne en ville ce qui est nécessaire aux habitants de la campagne : blé, avoine, chevaux, bétail ?

J’ai parlé de cela des centaines de fois avec des paysans qui vivent en ville, et de ces conversations, de mes observations, je me suis rendu compte que l’agglomération des paysans dans les villes est d’une part nécessaire parce qu’ils ne peuvent se nourrir autrement, et, d’autre part, volontaire : ils sont attirés à la ville par la séduction de ses plaisirs. Il est vrai que la situation du paysan est telle que pour satisfaire à ce qu’on exige de lui, il ne peut se tirer d’affaire à la campagne qu’en vendant le blé, le bétail, qui, il le sait, lui sont nécessaires, et volens nolens, il est forcé d’aller en ville pour y acheter son pain. Il est vrai aussi que l’argent, gagné comparativement avec plus de facilité, et le luxe de la vie en ville l’y attirent, et sous prétexte de gagner son pain en ville, il y va pour travailler moins et manger mieux, boire du thé trois fois par jour, porter de beaux habits et même boire et se débaucher. La cause de ces deux actions est la même : la transmission des richesses des producteurs entre les mains de ceux qui ne produisent pas et leur concentration dans les villes. En effet, l’automne est venu, toutes les richesses de la campagne sont ramassées ; aussitôt viennent les exigences des impôts, du recrutement ; aussitôt paraissent les séductions : l’eau-de-vie, les noces, les fêtes, les petits marchands qui voyagent à la campagne, etc., et par l’un ou l’autre moyen, ces richesses, sous les aspects les plus divers : brebis, veaux, vaches, chevaux, cochons, poulets, œufs, beurre, seigle, avoine, pois, chanvre, lin, passent dans les mains d’hommes étrangers et sont transportées dans les villes, et des villes dans les capitales. Les habitants de la campagne sont forcés de donner tout cela pour satisfaire aux exigences et aux séductions qui s’imposent à eux, et, en livrant leurs richesses, ils restent avec le déficit et il leur faut aller où sont amassées ces richesses, et, là-bas, ils essayent de gagner l’argent qui leur est nécessaire pour les premiers besoins à la campagne, et eux-mêmes se laissent entraîner un peu aux plaisirs de la ville, en profitant, avec les autres, des richesses amassées.

Partout, dans toute la Russie et, je pense, non seulement en Russie, mais dans le monde entier, il se passe la même chose : les richesses des producteurs des villages passent entre les mains des commerçants, des propriétaires, des fonctionnaires, des fabricants, et les gens qui ont reçu ces richesses veulent en profiter. Et ils ne peuvent jouir complètement de ces richesses qu’en ville. À la campagne : 1o à cause de la rareté de la population il est difficile de trouver la satisfaction de tous les besoins des gens riches. Il n’y a pas des ateliers de toutes sortes, des boutiques, des banques, des restaurants, des théâtres, des plaisirs publics ; 2o un des plaisirs principaux fournis par les richesses : l’ambition, le désir de surpasser les autres, à cause de la rareté de la population peut, à grand peine, se satisfaire à la campagne. On n’y apprécie pas le luxe, il n’y a personne à étonner ; les quelques tableaux, bronzes, équipages, dentelles, que l’habitant de la campagne emploie pour son ornement, il n’y a personne pour les regarder et les envier. Le paysan ne comprend rien à tout cela ; 3o le luxe est même désagréable et dangereux à la campagne pour un homme qui a de la conscience et de la crainte. C’est gênant et terrible à la campagne de prendre des bains de lait ou de nourrir de lait des petits chiens pendant qu’à côté les enfants n’ont pas de lait. C’est gênant et terrible de construire des pavillons et de planter des jardins près de gens qui habitent des izbas entourées de fumier et qui n’ont pas de quoi se chauffer. À la campagne personne ne peut tenir en respect les paysans sots qui, par ignorance, peuvent déranger tout cela.

C’est pourquoi les gens riches s’assemblent, se groupent avec d’autres gens riches qui ont les mêmes besoins, dans les villes où la satisfaction de tous les goûts luxueux est protégée par une nombreuse police. Les habitants sédentaires des villes sont les fonctionnaires d’État ; autour d’eux se groupent des artisans et des individus de toutes sortes, et à ceux-ci se joignent les gens riches. Là-bas, un homme riche n’a qu’à désirer et il a tout. Là-bas, pour un homme riche, la vie est encore plus agréable, parce qu’il y peut satisfaire son ambition, il a avec qui rivaliser de luxe, il a qui étonner, qui éclipser. Et principalement c’est mieux pour un homme riche de vivre en ville parce qu’auparavant il se sentait gêné de son luxe à la campagne et que maintenant, au contraire, il se sent gêné de ne pas vivre luxueusement, de ne pas vivre comme d’autres vivent autour de lui. Ce qui lui semblait terrible et gênant à la campagne, ici lui semble tout naturel. Les gens riches s’assemblent dans la ville et là, sous la garde du pouvoir, consomment tranquillement tout ce qu’on y a apporté de la campagne. Et pour l’habitant de la campagne, il est nécessaire d’aller où se passe cette fête continue des riches et où se consomme ce qu’on a pris chez lui, afin de se nourrir des miettes qui tombent de la table des riches. D’autre part, en regardant la vie luxueuse, insouciante, des riches, approuvée par tous et bien gardée, il désire lui-même arranger sa vie de façon à travailler le moins possible et à profiter le plus possible du travail d’autrui.

Et voilà, il aspire à la ville, se rend autour des riches en tâchant par tous les moyens de reprendre chez eux ce qui lui est nécessaire, en se soumettant à toutes les conditions dans lesquelles le placeront les riches. Il aide à la satisfaction de leurs caprices, il sert les riches dans les bains, les restaurants, par la domesticité, la prostitution ; il leur fait des équipages, des jouets, des modes, et peu à peu, apprend du riche à vivre comme lui, non par le travail mais en tirant des autres, par diverses ruses, les richesses qu’ils ont amassées ; et ainsi, il se déprave et se perd. Et cette population, dépravée par la richesse des villes, cause cette pauvreté des villes que j’ai voulu et n’ai pu soulager.

En effet, il suffit de réfléchir à la situation des habitants de la campagne qui viennent en ville pour gagner le pain ou les impôts quand ils voient tout autour d’eux les milliers de roubles qu’on jette d’une façon folle et les centaines qu’on gagne si facilement, tandis qu’eux-mêmes, par un dur labeur, doivent gagner des kopeks, il suffit d’y réfléchir et pour être étonné que parmi ces gens il reste encore des travailleurs et que tous ne soient pas séduits par le gain facile : le commerce, la mendicité, la débauche, l’escroquerie, le vol même.

Nous, qui participons à cette orgie incessante de la ville, nous sommes si habitués à notre vie qu’il nous semble tout naturel de vivre seul dans cinq énormes chambres chauffées par une quantité de bois suffisante pour préparer la nourriture de vingt familles et les chauffer, d’aller à la distance d’une demi-verste avec deux trotteurs et deux valets, de couvrir de tapis les parquets, de dépenser non pas cinq ou dix mille roubles pour un bal, mais vingt-cinq roubles pour l’arbre de Noël, etc. Mais l’homme qui a besoin de dix roubles pour le pain de sa famille, ou celui à qui l’on prend sa dernière brebis pour sept roubles d’impôts et qui ne peut gagner cette somme par un lourd travail, cet homme ne peut s’habituer à cela. Nous croyons que tout cela semble naturel aux pauvres gens, il y a même des personnes naïves qui disent sérieusement que les pauvres nous sont très reconnaissants parce que nous les nourrissons par ce luxe, mais les pauvres ne sont pas fous, ils ont beau être pauvres, ils sont aussi raisonnables que nous ; quand nous apprenons qu’un tel a perdu au jeu dix ou vingt mille roubles, la première pensée qui nous vient est celle-ci : quel homme vil, dégoûtant, il a dépensé sans utilité tant d’argent, et moi j’aurais si bien pu l’employer pour des constructions qui sont nécessaires depuis longtemps pour l’amélioration de mes biens, etc. Les pauvres raisonnent de même quand ils voient des richesses dépensées follement et ils raisonnent avec d’autant plus d’insistance que cet argent leur est nécessaire non pour leur fantaisie, mais pour la satisfaction de besoins urgents dont ils sont souvent affligés. Nous nous trompons beaucoup en pensant que les pauvres peuvent raisonner ainsi et regarder d’un œil indifférent le luxe qui les entoure. Ils n’ont jamais reconnu et ne reconnaîtront jamais qu’il est juste que les uns ne fassent jamais rien et que d’autres aient toujours faim et travaillent. D’abord ils s’en étonnent et s’en offensent ; ensuite, en regardant bien et en voyant que cet ordre est reconnu loyal, ils tâchent à s’affranchir eux aussi du travail et à prendre part à la fête. Les uns réussissent et à leur tour vivent dans une fête incessante ; d’autres y arrivent peu à peu ; les troisièmes tombent sans atteindre le but, perdent l’habitude du travail et peuplent les maisons de prostitution et les asiles de nuit.

Il y a deux ans, nous avions pris comme domestique un garçon de la campagne. Il se querella avec le valet et on le congédia. Il entra au service d’un marchand, plut au maître, et maintenant il se promène, en gilet à chaînette et bottes élégantes. À sa place on prit un autre paysan marié. Il devint ivrogne et perdit de l’argent. On en prit un troisième, il devint ivrogne, après avoir dépensé à boire tout ce qu’il avait, il traîna longtemps la misère, dans les asiles de nuit. Le vieux cuisinier devenu ivrogne à la ville est tombé malade. L’année dernière, le valet qui autrefois buvait beaucoup mais qui, durant cinq ans, à la campagne, ne buvait pas de vin, à Moscou, sans femme pour le retenir, devint ivrogne et gâta toute sa vie. Un jeune garçon de notre village est domestique chez mon frère ; son grand-père, un vieil aveugle, quand je fus à la campagne vint chez moi et me demanda d’exhorter son petit-fils à lui envoyer dix roubles pour payer les impôts, sans quoi il faudrait vendre la vache. « Il dit toujours qu’il faut s’habiller convenablement ; eh bien, il s’est fait faire des bottes, c’est assez ; veut-il maintenant s’acheter une montre ? » dit le grand-père en exprimant par ces paroles la supposition la plus folle qu’on puisse faire. Supposition folle, en effet, si l’on sait que le vieux, pendant tout le carême, n’a pas mangé de beurre, et que du bois coupé pourrit parce qu’il n’a pas un rouble vingt kopeks à payer pour avoir le droit de l’enlever. Mais la plaisanterie folle du vieux se trouvait être réalisée. Le garçon vint chez moi en pardessus noir très fin, dans des bottes qu’il avait payées huit roubles. Ces jours-ci, il avait demandé dix roubles à mon frère et les avait dépensés pour les bottes. Mes enfants, qui connaissent le garçon depuis l’enfance, m’ont dit qu’en effet il croit nécessaire d’avoir une montre. C’est un très bon garçon, mais il pense qu’on se moquera de lui s’il n’a pas de montre, et la montre lui est nécessaire. Cette année, la femme de chambre, une jeune fille de dix-huit ans, entra en liaison avec le cocher. On l’a mise à la porte. La vieille bonne à qui je parlais de cette malheureuse m’a rappelé une jeune fille que j’avais oubliée. C’était dix ans auparavant, pendant un court séjour à Moscou ; elle aussi entra en liaison avec un valet, elle fut mise à la porte, tomba dans une maison de prostitution et mourut à l’hôpital des syphilitiques. Elle n’avait pas vingt ans.

Il suffit de regarder autour de soi et l’on est terrifié de cette contagion, qu’en dehors des fabriques et des usines qui servent à notre luxe, nous portons spontanément par notre vie luxueuse, dans les villes parmi ces mêmes gens que nous voulons aider.

Et voilà, en réfléchissant au genre de misère de la ville que je ne pouvais soulager, j’ai vu que sa cause première est que je prends aux habitants de la campagne leur nécessaire et amène tout dans la ville, et que la deuxième cause, c’est qu’en ville, en profitant pour mon luxe effréné de ce que j’ai amené de la campagne, je séduis et déprave ces habitants de la campagne qui viennent ici pour reprendre, par un moyen quelconque, ce qu’on leur a pris à la campagne.