Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 102-111).
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XIV

Je suis arrivé à la même conclusion d’un tout autre côté. En me rappelant mes relations avec les pauvres de la ville, pendant tout ce temps, je n’ai vu qu’une des causes par lesquelles je ne pouvais leur venir en aide, c’est qu’ils n’étaient pas francs avec moi. Ils ne me regardaient pas comme un homme, mais comme un moyen. Me rapprocher d’eux, je ne le pouvais pas, peut-être ne le savais-je pas, pensais-je alors. Mais sans sincérité l’aide n’était pas possible. Comment aider un homme qui n’expose pas toute sa situation ? D’abord je le leur reprochais ; (c’est si naturel de faire des reproches à autrui), mais un mot d’un homme remarquable, Sutaïev[1], qui était chez nous à ce moment, m’expliqua toute l’affaire et me montra à quoi tenait mon insuccès. Je me rappelle même que le mot dit par Sutaïev me frappa fortement. Mais je ne compris que plus tard ce qu’il signifiait. C’était au temps de mes plus grandes illusions ; j’étais chez ma sœur ; Sutaïev était chez elle. Ma sœur m’interrogeait sur mon œuvre. Je la lui racontais avec un grand flot de paroles enthousiastes, comme il arrive toujours quand on ne croit pas en son œuvre. Je lui racontais ce que j’avais fait et ce qui pouvait en sortir. Je dis tout : comment nous secourions les orphelins, les vieillards, comment nous rapatriions les villageois devenus pauvres, comment nous facilitions leur relèvement aux débauchés, comment, si l’affaire marchait, il n’y aurait plus à Moscou un homme qui ne trouvât du secours. Ma sœur sympathisait à mes dires et nous causions. Au cours de la conversation, je regardai Sutaïev. Connaissant sa vie chrétienne et l’importance qu’il attribuait à la miséricorde, j’attendais de lui l’approbation et je parlais de façon qu’il me comprît. Je parlais à ma sœur, mais en fait je m’adressais à lui. Il était assis immobile dans sa petite pelisse de mouton noir, qu’il portait dans la rue et dans la chambre, comme tous les paysans, et il avait l’air de ne pas écouter et de penser à autre chose. Ses petits yeux ne brillaient pas, ils paraissaient regarder en lui-même. Après avoir beaucoup parlé, je lui demandai ce qu’il pensait de cela.

— Ce sont des bêtises, — dit-il.

— Pourquoi ?

— Mais toute votre société, c’est de la bêtise, il n’en sortira rien de bon, — répéta-t-il avec conviction.

— Il n’en sortira rien ! comment ? Pourquoi des bêtises, si nous pouvons aider des milliers, ou même des centaines de malheureux ? Est-ce mal de vêtir ceux qui sont nus, de rassasier les affamés, comme dit l’évangile ?

— Je sais, je sais, mais ce n’est pas ce que vous faites. Peut-on aider ainsi ? Tu vois un homme, il te demande vingt kopeks, tu les lui donnes. Est-ce la charité ? Donne-lui l’aumône spirituelle, instruis-le ; et toi, que lui fais-tu ? Non, tu ne veux que t’en débarrasser.

— Mais non, ce n’est pas cela. Nous voulons connaître la misère et alors aider par l’argent et les actes ; trouver du travail.

— Mais de cette façon vous ne ferez rien à ces gens.

— Alors, il faut les laisser mourir de faim et de froid ?

— Pourquoi mourir ? sont-ils nombreux ici ?

— Comment, s’ils sont nombreux ! dis-je, pensant qu’il n’envisageait la chose si facilement que par ignorance de l’énorme quantité de gens se trouvant en pareille situation. Mais sais-tu, dis-je, je crois qu’il y a à Moscou environ vingt mille de ces gens qui ont froid et faim. Et combien y en a-t-il à Pétersbourg et ailleurs !

Il sourit.

— Vingt mille ! Et combien y a-t-il de ménages en Russie ? Un million ?

— Eh bien, quoi ?

— Quoi ? — Ses yeux brillaient et s’animaient. — Eh bien, distribuons-les parmi nous. Je ne suis pas riche, mais j’en prends tout de suite deux. Voilà, tu as pris un garçon à la cuisine, je l’ai appelé chez moi, il n’a pas voulu venir. Qu’il y en ait dix fois plus, nous les prendrons tous. Tu en prendras, moi aussi. Nous irons travailler ensemble. Il verra comme je travaille, il apprendra comment vivre, nous nous mettrons à une table commune, et il entendra de toi et de moi, une bonne parole. Voilà la charité, mais votre œuvre, c’est de la balançoire.

Cette parole simple m’a frappé. Je ne pouvais point en méconnaître la justesse, mais malgré cela il me semblait alors que l’œuvre entreprise pouvait être utile. Mais plus je la poursuivais, plus je voyais de pauvres, plus je me remémorais cette parole, plus elle avait de sens pour moi.

En effet, je viendrai en riche pelisse, ou dans mon équipage, ou celui qui a besoin de souliers verra mon appartement que je loue deux mille roubles, ou même il verra que, sur le-champ, sans le moindre regret, je donne cinq roubles parce que tel est mon caprice. Il sait bien que si je donne ainsi des roubles, c’est parce que j’en ai beaucoup, parce que j’en ai de trop, que non seulement je ne donne à personne mais que, d’un cœur léger, je prends aux autres. Que veut-il donc voir en moi, sinon un de ces hommes qui ont accaparé ce qui devrait lui appartenir ? Quel autre sentiment pourrait-il ressentir pour moi, sauf le désir de me prendre le plus possible de ces roubles pris à lui et aux autres !… Je veux me rapprocher de lui, je me plains de son manque de franchise ; mais moi j’ai peur de m’asseoir sur son lit et d’attraper des poux, j’ai peur de le laisser dans ma chambre, et lui demi nu, en venant chez moi, attend dans l’antichambre, ce qui est encore bien, mais le plus souvent à la porte. Et je dis qu’il est coupable de ce que je ne peux me rapprocher de lui, qu’il n’est pas franc.

Que l’homme le plus cruel essaye de dîner avec cinq plats parmi des gens qui ont peu mangé ou qui ne mangent que du pain noir. Personne n’aura le courage de manger et de voir se pourlécher autour de lui les affamés. Alors pour manger avec plaisir parmi ceux qui n’ont pas assez à manger, la première condition c’est de se cacher d’eux, de manger de telle façon qu’ils ne le voient pas. C’est ce que nous faisons tout d’abord.

J’ai regardé plus simplement notre vie et je me suis aperçu que le rapprochement des pauvres nous est difficile non par hasard mais parce que nous arrangeons notre vie de façon à le rendre tel. En regardant aussi du côté de notre vie, de la vie des riches, j’ai constaté que tout ce qu’on y regarde comme le bien consiste à se débarrasser des pauvres, autant que possible, ou quelque chose de semblable. En effet toutes les aspirations de notre vie riche, en commençant par la nourriture, les vêtements, l’appartement, la propreté, jusqu’à l’instruction, tout a pour but principal notre éloignement des pauvres ; et pour cette distinction, pour établir un mur qui nous sépare des pauvres, nous dépensons au moins les neuf dixièmes de notre fortune.

La première chose que fait l’homme enrichi, c’est de ne plus manger à la même gamelle ; il prépare le couvert et se sépare de la cuisine et des domestiques.

Il nourrit bien aussi ses domestiques pour que l’eau ne leur vienne pas à la bouche en voyant ses aliments, mais il mange seul. Cependant comme il est désagréable de manger seul, il invente ce qu’il peut pour améliorer sa nourriture, pour orner sa table ; et même la façon de présenter la nourriture (le dîner), devient un sujet d’ambition, d’orgueil ; le choix des aliments devient pour lui le moyen de se séparer des autres gens. Il est impossible au riche d’inviter à sa table un pauvre ; il faut savoir conduire une dame à table, saluer, se tenir, manger, se rincer la bouche, et seuls les riches savent faire tout cela. Il en va de même avec l’habit. Si un homme riche portait l’habit ordinaire, seulement pour se protéger le corps du froid : les pelisses, les bottes, les blouses, les pantalons, les chemises, il lui faudrait très peu et il ne pourrait pas, ayant deux pelisses, n’en pas donner une à qui n’en aurait pas. Mais l’homme riche commence par se faire faire des habits composés de diverses parties et bons seulement dans des cas particuliers, c’est pourquoi ils ne conviennent pas aux pauvres. Il a des fracs, des gilets, des jaquettes, des souliers vernis, des souliers à talons français, des robes coupées, à cause de la mode, à petits morceaux, des petites vestes de chasse, de voyage, etc., qui ne peuvent trouver leur emploi que dans les milieux très éloignés de la pauvreté. Et l’habit devient ainsi un moyen de se séparer des pauvres. Et voilà que paraît la mode, qui précisément sépare les pauvres des riches. La même chose est encore plus évidente avec les logements. Il ne faut pas que ceux qui vivent à dix dans une chambre voient dix chambres habitées par une seule personne. Plus l’homme est riche, plus il est difficile d’arriver à lui, plus il y a de domestiques entre lui et le pauvre, plus il devient impossible à l’homme pauvre de marcher sur le tapis, de s’asseoir sur les sièges de soie. De même avec les moyens de locomotion. Le paysan qui va en chariot ou en traîneau doit être très cruel pour ne pas laisser monter avec lui un piéton ; il y a la place et la possibilité ; mais plus l’équipage est riche, plus il devient difficile de faire monter avec soi n’importe qui ; on appelle même égoïste l’équipage le plus élégant.

Il en va de même avec toute la façon de vivre qui s’exprime par le mot : propreté.

La propreté ! Qui ne connaît pas d’hommes et surtout de femmes qui posent la propreté comme une vertu, et qui ne connaît pas les manies de cette propreté, qui n’a aucune limite quand elle s’acquiert par le travail des autres ! Qui, parmi les gens enrichis, n’a pas éprouvé par soi-même avec quels efforts s’apprend cette propreté qui confirme le proverbe : « Mains blanches aiment le travail des autres ».

Aujourd’hui la propreté consiste à changer de linge chaque jour, demain ce sera deux fois par jour. Aujourd’hui il faut se laver chaque jour le cou et les mains, demain il faudra se laver les pieds ; après-demain, laver tout le corps, chaque jour et encore avec des essences particulières. Aujourd’hui, il faut une serviette pour deux jours, ensuite il en faudra une chaque jour, puis deux par jour. Aujourd’hui il faut que les valets aient les mains propres, demain il leur faudra des gants, et, en gants propres, ils devront remettre les lettres sur un plateau propre. Cette propreté qui n’est utile à personne, qui n’est pas nécessaire, n’a pas de limite. Elle n’est faite que pour se séparer des autres et rendre impossible l’union avec eux, quand cette propreté s’acquiert par le travail des autres.

C’est peu. Quand j’eus pénétré cela, je me suis convaincu que ce qu’on appelle en général l’instruction est la même chose.

La langue ne trompe pas, elle appelle de son vrai nom ce que les gens comprennent sous ce nom. Le peuple appelle « instruction » : robe à la mode, conversation polie, mains propres, une certaine propreté. De tel homme on dit, pour le distinguer des autres, qu’il est instruit. Dans les milieux un peu supérieurs, on appelle instruction ce que le peuple appelle ainsi, mais en y ajoutant encore la connaissance du piano, du français, de l’orthographe et une propreté extérieure encore plus grande. Dans les classes encore supérieures, on ajoute à tout cela la langue anglaise, le diplôme d’études supérieures, et une propreté encore plus grande. Mais dans l’un ou l’autre milieu c’est au fond toujours la même chose.

L’instruction comprend les formes et les connaissances qui doivent distinguer un homme des autres. Son but est le même que celui de la propreté : se distinguer de la foule des pauvres pour que les gelés et les affamés ne voient pas comment nous nous amusons. Mais on ne peut pas se cacher, et ils voient.

Ainsi je me suis convaincu que la cause de l’impossibilité, pour nous autres riches, d’aider aux pauvres de la ville, était aussi l’impossibilité de se rapprocher d’eux, et que, par toute notre vie, par tout l’emploi de nos richesses, nous faisons nous-mêmes cette impossibilité.

Je me suis convaincu qu’entre les riches et les pauvres, se dresse un mur élevé par nous, un mur de propreté et d’instruction fait par notre richesse ; et que pour que nous soyons en état d’aider les pauvres, il nous faut, tout d’abord, détruire ce mur, faire qu’il soit possible d’appliquer le procédé de Sutaïev, de prendre les pauvres chez nous. D’un autre côté, je suis arrivé à la même conclusion, celle à laquelle je fus amené par le raisonnement sur les causes de la misère urbaine. La cause, c’est notre richesse.

  1. Sectaire communiste. — (N. d. T.)