Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 83-89).
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XII

Que s’était-il donc passé ?

J’avais vécu à la campagne et là j’avais eu des rapports avec les pauvres du village. Ce n’est pas par humilité — elle est parfois pire que l’orgueil — mais pour rendre hommage à la vérité nécessaire à la compréhension de toute la marche de mes idées et de mes sentiments, que je dirai qu’à la campagne je faisais très peu pour les pauvres. Mais les secours qu’on me demandait étaient si modiques que même ce peu profitait aux hommes et formait autour de moi une atmosphère d’amour et d’union avec les gens parmi lesquels je pouvais calmer le sentiment cuisant de l’injustice de ma propre vie. En m’installant en ville, j’espérais vivre de la même façon. Mais là je m’étais heurté à une misère tout autre ; la misère de la ville était moins sincère et plus exigeante, plus cruelle que celle des campagnes, et surtout, il y en avait tant d’amassée en un endroit, qu’elle avait fait sur moi une impression terrible.

L’impression que j’avais éprouvée dans la maison de Liapine, au premier moment, m’avait fait sentir l’horreur de ma vie. Ce sentiment était sincère et très vif. Mais, malgré sa sincérité et sa force, les premiers temps, j’étais si faible que j’étais effrayé du changement de vie que me dictait ce sentiment, et je m’abandonnai aux compromis. Je croyais ce que tous me disaient, ce que tous disaient depuis que le monde existe, à savoir que dans le luxe et la richesse, il n’y a rien de mauvais ; que c’est organisé ainsi par Dieu ; qu’on peut, en continuant à vivre dans le luxe, aider les besogneux. Je le croyais et voulais agir ainsi, et j’avais écrit un article où j’appelais à mon aide tous les riches. Tous les gens riches reconnurent l’obligation morale de m’approuver, mais évidemment ils ne le désiraient pas, ou ne pouvaient rien faire, ni donner pour les pauvres. Je commençai à visiter les pauvres et je constatai ce que je n’attendais nullement : d’un côté j’ai vu dans ces antres, comme je les appelais, des hommes que je ne pouvais aider parce que c’étaient des ouvriers habitués au travail, aux privations et par conséquent beaucoup plus fermes que moi dans la vie, d’autre côté, des malheureux que je ne pouvais aider parce qu’ils étaient tels que moi.

La plupart des malheureux que je voyais l’étaient seulement parce qu’ils avaient perdu la capacité, le désir et l’habitude de gagner leur pain, c’est-à-dire que leur malheur était identique au mien. Quant aux malheureux qu’on peut secourir immédiatement : les malades, les gelés, les affamés, sauf une certaine Agafia qui avait faim, je n’en trouvai point.

Je me suis convaincu qu’avec mon éloignement de la vie de ces gens que je voulais secourir, il était presque impossible de trouver de ces malheureux, car chaque misère vraie était presque toujours secourue par ceux parmi lesquels ils vivent. Je me suis principalement convaincu de ceci : que ce n’est pas avec l’argent que je pouvais changer la vie que mènent ces gens. Je me suis convaincu de tout cela, mais par la fausse honte d’abandonner l’entreprise commencée, séduit par ma vertu, je la continuai assez longtemps, jusqu’à ce que d’elle-même elle tombât à rien ; si bien que je me débarrassai à grand’peine, avec l’aide d’Ivan Fédotitch, au débit de la maison de Rjanov, des trente-sept roubles que je ne jugeais pas m’appartenir.

Sans doute j’aurais pu continuer cette œuvre et en faire un semblant de bienfaisance. J’aurais pu, en insistant près de ceux qui m’avaient promis de l’argent, les forcer à me le donner. J’aurais pu en recueillir encore ; j’aurais pu distribuer cet argent et me consoler de ma vertu, mais j’ai vu, d’un côté, que nous, les riches, ne voulons et ne pouvons donner aux pauvres une partie de notre superflu (tant nous avons assez de nos propres misères), et qu’il n’y a personne à qui donner de l’argent si l’on désire réellement faire le bien et non donner de l’argent à n’importe qui, comme je l’avais fait au débit de Rjanov. Aussi abandonnai-je tout. Le désespoir dans le cœur, je partis à la campagne.

Là je voulus écrire un article sur tout ce que j’avais éprouvé et ressenti, dire pourquoi mon entreprise avait échoué. Je voulais me justifier du reproche qu’on adressait à mon article sur le recensement. Je voulais dénoncer l’indifférence de la société. Je voulais exposer les causes qui engendrent cette misère et la nécessité d’y remédier, et les moyens que je croyais salutaires pour y parvenir.

Je me mis aussitôt à cet article et il me semblait que j’allais dire beaucoup de choses importantes. Mais j’eus beau y travailler ; malgré l’abondance, même le superflu, des matériaux, à cause de l’irritation sous l’influence de laquelle j’écrivais, parce que je n’avais pas vécu comme je devais vivre et, principalement, parce que je ne connaissais pas clairement et simplement la cause de tout cela, cause très simple enracinée en moi, je ne pus sortir de cet article et jusqu’à présent il n’est pas achevé.

Il se passe dans le domaine moral un événement étonnant peu remarqué.

Si je faisais part à quelqu’un d’ignorant de ce que je sais de géologie, d’astronomie, d’histoire, de physique, de mathématique, cette personne recevant un enseignement tout à fait nouveau ne me dirait jamais : « Mais qu’y a-t-il de neuf à cela ? Chacun le sait et je le sais depuis longtemps ! » Mais racontez à quelqu’un la vérité morale la plus élevée, exprimez-la d’une façon claire et sensée comme elle ne le fut jamais, chacun, surtout parmi ceux qui ne s’intéressent pas aux questions morales, ou celui à qui cette vérité morale que vous exprimez ne convient point, dira certainement : « Oui, mais qui ne le sait pas ? C’est connu et exprimé depuis longtemps. » Il lui semble, en effet, que c’est dit depuis longtemps et précisément sous la même forme ; mais ceux à qui les vérités morales sont importantes et chères, savent combien c’est important, précieux, et par quels longs efforts s’atteignent la clarté, la simplification de la vérité morale, son passage de l’état vague, indéfini du désir, des explications incertaines, à la forme définie qui exige impérieusement des actes correspondants.

Nous sommes tous habitués à penser que la doctrine morale est tout ce qu’il y a de plus banal, de plus ennuyeux et ne peut avoir rien de nouveau et d’intéressant. Cependant toute la vie humaine, avec ses activités compliquées et diverses qui paraissent indépendantes de la morale : activités gouvernementale, scientifique, artistique, commerciale, n’a pas d’autre but que d’éclairer de plus en plus, de préciser, de simplifier et de vulgariser la vérité morale.

Je me rappelle qu’une fois, en marchant dans une rue de Moscou, je vis un homme qui regardait attentivement les pavés du trottoir ; il choisit un pavé, s’assit et (à ce qu’il me sembla) se mit à le frotter ou à le gratter avec l’attention et l’effort les plus grands. « Que fait-il sur ce trottoir ? » pensai-je. Je m’approchai tout près et vis ce que faisait cet homme. C’était un garçon boucher, il aiguisait son couteau. Il ne pensait pas du tout aux pavés en les examinant et encore moins en faisant son travail. Il avait besoin d’aiguiser son couteau pour couper de la viande ; à moi il me semblait qu’il faisait quelque chose avec les pierres du trottoir. De même il semble que l’humanité n’est occupée que de commerce, de traités de science, de guerre, d’art ; mais une seule chose est importante pour elle, et elle ne fait qu’éclaircir ces lois morales d’après lesquelles elle vit. Les lois morales existent déjà. L’humanité se les explique seulement, et cette explication ne semble ni importante ni remarquable à celui qui n’a pas besoin de la loi morale, qui ne veut pas vivre selon elle. Or cette explication de la loi morale est non seulement l’œuvre principale mais l’œuvre unique de toute l’humanité. On ne remarque pas la différence entre un couteau émoussé et un couteau aiguisé. Un couteau, c’est toujours un couteau, et pour celui qui ne doit rien couper la différence entre un couteau émoussé et un couteau aiguisé est insensible. Pour celui qui a compris que toute sa vie dépend d’un couteau plus ou moins émoussé ou aiguisé, le moindre aiguisage est important ; et celui-là sait que cet aiguisage est sans limite et que le couteau n’est couteau que quand il est aiguisé, quand il coupe ce qu’il faut couper.

C’est ce qui m’arriva quand je commençai mon article, je croyais savoir tout, comprendre tout ce qui se rapporte aux questions qu’avaient provoquées en moi l’impression laissée par la maison de Liapine et le recensement, mais quand je voulus en avoir conscience et les exposer, il arriva que le couteau ne coupait pas, qu’il fallait l’aiguiser. Maintenant seulement, trois années après, je sens que mon couteau est aiguisé au point de pouvoir couper ce que je veux. J’ai appris très peu de neuf. Toutes mes pensées étaient toujours les mêmes, mais elles étaient plus émoussées, elles s’échappaient, ne se groupaient pas, elles manquaient de netteté. Tout ne se réduisait pas à une chose unique : à la conclusion simple et claire d’à présent.