Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 77-82).
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XI

Cette visite porta le dernier coup à mes illusions. J’étais convaincu que l’entreprise commencée était, non seulement sotte, mais mauvaise, et malgré cela il me semblait que je ne pouvais pas l’abandonner tout d’un coup ; je me croyais obligé de la continuer ; premièrement : parce qu’avec mon article, mes visites et mes promesses, j’avais éveillé l’espoir parmi les pauvres ; et, deuxièmement, parce qu’avec mon article et mes conversations, j’avais excité la compassion de bienfaiteurs, parmi lesquels plusieurs m’avaient promis l’aide de leur travail personnel et de leur argent. Et j’attendais que les uns et les autres s’adressassent à moi pour remédier à tant de misère comme je le savais et le pouvais.

Au point de vue des miséreux qui s’adressaient à moi, il se passa le phénomène suivant : je reçus à mon adresse plusieurs centaines de lettres et de suppliques. Toutes émanaient, si l’on peut dire ainsi, de riches pauvres. J’allai chez quelques-uns ; je laissai les autres sans réponse. Nulle part je n’ai réussi à rien faire. Toutes les suppliques m’étaient adressées par des personnes possédant jadis une situation privilégiée (j’appelle ainsi toute situation où les gens reçoivent plus qu’ils ne donnent) qu’ils avaient perdue et désiraient retrouver. Il fallait à l’un d’eux cents roubles pour relever le commerce qui tombait et terminer l’éducation des enfants. Un autre avait besoin d’une installation de photographe ; un troisième de payer ses dettes et d’avoir un habit convenable ; le quatrième avait besoin d’un piano pour se perfectionner et nourrir sa famille en donnant des leçons. Et la majorité, sans fixer la somme nécessaire, demandait tout simplement qu’on lui vienne en aide ; mais, quand il fallait préciser, il se trouvait que les besoins augmentaient en proportion du secours. Ils n’étaient pas et ne pouvaient être satisfaits. Je répète qu’il est très possible que le mal vînt de mon incapacité, mais je n’ai aidé personne, bien que je m’y fusse efforcé.

Quant au concours des bienfaiteurs, il s’est passé quelque chose d’étrange et d’inattendu pour moi. De toutes les personnes qui m’avaient promis l’aide pécuniaire et même avaient précisé le nombre de roubles, pas une ne me donna un seul rouble pour distribuer aux pauvres. D’après les promesses qui m’avaient été faites, je pouvais compter sur trois mille roubles, et de toutes ces personnes, pas une ne se rappelait la conversation d’autrefois et ne me donnait un seul kopek.

Seuls les étudiants me remirent l’argent qu’ils avaient reçu pour leur travail, douze roubles, je crois, de sorte que toute mon entreprise, qui devait monter à des dizaines de mille roubles donnés par des gens riches pour des centaines et des milliers d’hommes qui devaient être sauvés de la misère et de la débauche, aboutissait à ceci : qu’au hasard je distribuai quelques dizaines de roubles donnés par les étudiants et vingt-cinq roubles que le conseil municipal m’avait envoyés pour mon travail de directeur du recensement et que je ne savais à qui donner.

Tout était terminé. Avant le départ pour la campagne, le dimanche d’avant le carnaval, j’allai, un matin, à la maison de Rjanov, afin de me débarrasser de ces trente-sept roubles et les distribuer aux pauvres, avant mon départ de Moscou. Je fis le tour de mes connaissances dans les logements, et là je ne trouvai qu’un seul homme malade à qui je donnai, je crois, cinq roubles. Là-bas, il n’y avait plus personne à qui donner. Naturellement, beaucoup s’étaient mis à me demander. Mais comme je ne savais rien de plus maintenant qu’au commencement, je décidai de prendre conseil d’Ivan Fédotitch, le propriétaire du débit, pour donner le reste, les trente-deux roubles. C’était le premier jour du carnaval. Tous étaient bien habillés, rassasiés et plusieurs déjà ivres. Dans la cour, près du coin de la maison, il y avait un vieillard en zipoune déchiré et lapti, un chiffonnier encore très vert ; il triait sa marchandise dans un panier, mettait les ferrailles en petits tas et chantait d’une belle voix forte une chanson gaie. Je me mis à lui causer. Il avait soixante-dix ans. Il était seul. Il vivait de son métier de chiffonnier, et non seulement ne se plaignait pas, mais disait qu’il avait toujours de quoi boire et manger. Je l’interrogeai sur ceux qui étaient particulièrement miséreux. Il se fâcha et dit carrément que personne n’était dans la misère sauf les ivrognes et les fainéants. Cependant, quand il connut pourquoi j’étais là, il me demanda cinq kopeks pour boire et courut au cabaret. Moi aussi j’allai au cabaret chez Ivan Fédotitch pour le charger de distribuer l’argent qui me restait. Le débit était plein ; des filles publiques endimanchées en sortaient d’une porte à l’autre. Toutes les tables étaient occupées, il y avait déjà plusieurs ivrognes dans la petite chambre, quelqu’un jouait de l’accordéon, et deux dansaient. Ivan Fédotitch, par respect pour moi, ordonna de cesser la danse et s’assit près de moi devant une table libre. Je lui demandai, puisqu’il connaissait ses locataires, s’il ne me désignerait pas ceux qui avaient le plus besoin, vu qu’on m’avait chargé de distribuer un peu d’argent ? Le naïf Ivan Fédotitch (il est mort un an après), bien qu’occupé de son commerce, s’interrompit un moment pour me servir. Il réfléchissait ; évidemment il était très embarrassé. Un garçon déjà âgé nous entendait ; il entra dans le conciliabule.

Ils se mirent à nommer des personnes parmi lesquelles je connaissais quelques-unes, et ils ne pouvaient tomber d’accord « Paramonovna ? » proposa le garçon. — Oui, c’est çà, il arrive qu’elle ne mange pas, cependant, elle fait la noce. — Bah ! quand même. — Et Spiridon Ivanitch et ses enfants ? — Ça, c’est vrai. » Mais Ivan Fédotitch éleva aussi un doute sur le compte de ce dernier. « Akoulina ? — Mais elle en reçoit. — Eh bien, l’aveugle, peut-être. » Mais là ce fut mon tour de discuter. Je l’avais vu à l’instant. C’était un aveugle de quatre-vingts ans, sans foyer. Il semble difficile de trouver une situation plus pénible. Je l’avais vu tout à l’heure ; il était couché, ivre, sur les couettes d’un lit haut, et ne me sachant pas là, il injuriait de la façon la plus grossière sa maîtresse, une femme relativement jeune. Ils nommèrent encore un garçon sans bras, avec sa mère. Je voyais que le patron était embarrassé, précisément à cause de sa bonne foi, car il savait bien que tout ce qu’on donnerait irait bientôt dans son débit. Mais je voulais me débarrasser des trente-deux roubles, j’insistai, et tant bien que mal, nous les distribuâmes. Ceux qui reçurent étaient en général bien vêtus, et il ne fallait pas les chercher loin : ils étaient ici-même au cabaret. Le garçon sans bras vint en bottes plissées, chemise rouge et gilet.

Ainsi se termina toute ma bienfaisance, et je partis à la campagne, mécontent des autres comme il arrive toujours, car j’avais fait une œuvre sotte et mauvaise. Ma bienfaisance se réduisait à néant et cessa tout à fait ; mais la marche des idées et des sentiments qu’elle provoquait en moi, ne cessait pas, et le travail intérieur s’opérait avec une force double.