Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 53-62).
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VIII

La deuxième catégorie de malheureux auxquels j’espérais ensuite venir en aide était celle des débauchées. Dans la maison de Rjanov il y avait beaucoup de ces femmes et de toutes sortes, depuis les jeunes ayant encore l’air de femmes, jusqu’aux vieilles, répugnantes, horribles, ayant perdu tout aspect humain. Le projet de secourir ces femmes, que d’abord je n’avais pas même en vue, naquit en moi après le fait suivant.

C’était au milieu de notre tournée. Nous avions déjà acquis une certaine routine des rapports. En entrant dans un nouveau logis, aussitôt nous demandions le patron. Un de nous, après avoir épousseté un endroit quelconque, s’asseyait pour inscrire, l’autre marchait d’un coin à l’autre ; il interrogeait chaque personne et donnait les renseignements à celui qui inscrivait.

Étant entré dans un de ces logements, au sous-sol, l’étudiant partit chercher le maître du logis et moi je me mis à interroger tous ceux qui étaient là. Le logement était disposé de la façon suivante : au milieu d’une chambre quadrangulaire de six archines[1], il y avait un poêle. Du poêle, quatre cloisons en forme d’étoile formaient quatre loges. Dans la première se trouvaient quatre lits et deux personnes : un vieillard et une femme ; dans la seconde, plus longue vivait le maître, un petit bourgeois, jeune, vêtu d’un long paletot gris ; il paraissait bon et était très pâle. À gauche du premier angle se trouvait la troisième loge. Là un homme, probablement ivre, dormait, et il y avait une femme en blouse rose flottante devant et serrée derrière ; par la loge du maître, on entrait dans la quatrième loge, qui se trouvait derrière la cloison.

L’étudiant était allé dans la loge du maître du logis, moi je restais à interroger le vieillard et la femme. Le vieux était un ouvrier imprimeur, qui maintenant n’avait plus de moyens d’existence. La femme était l’épouse d’un cuisinier. Je passai dans la troisième loge et interrogeai la femme en blouse sur l’homme qui dormait. Elle me dit que c’était un hôte. Je demandai à la femme qui elle était. Elle me répondit qu’elle était une paysanne de la province de Moscou. « De quoi vous occupez-vous ? » Elle se mit à rire sans me répondre. « Avec quoi vivez-vous ? — répétai-je pensant qu’elle n’avait pas compris ma question. « Je passe mon temps aux caboulots », dit-elle. Je ne compris pas et lui demandai de nouveau : « De quoi vivez-vous ? » Elle ne me répondit pas et se mit à rire.

Dans la quatrième loge où nous n’étions pas encore, éclatèrent des rires de femmes. Le petit bourgeois, le maître du logis, sortit de chez lui et s’approcha de nous. Évidemment il avait entendu mes questions et les réponses de la femme. Il la regarda sévèrement et s’adressa à moi : « Une prostituée », dit-il, évidemment satisfait de savoir ce mot employé dans la langue officielle et qu’il prononçait sans faute. Cela dit, avec un sourire imperceptible et respectueux de plaisir à mon adresse, il s’adressa à la femme. Aussitôt tout son visage se changea. Avec une hâte particulière, méprisante, comme on parle à un chien, il lui dit sans la regarder : « Pourquoi bavarder comme ça : « je passe mon temps aux caboulots. » Si tu restes aux cabarets, tu dois savoir que t’es une prostituée. Une prostituée, répéta-t-il encore. Voyez, elle ne sait même pas son nom… »

Ce ton me choquait. — « Il ne faut pas l’offenser, dis-je. Si nous vivions selon Dieu, ça ne serait pas ainsi. »

— « Oui, c’est juste, — dit Le maître avec un sourire forcé.

— Alors nous ne devons pas les blâmer, mais les plaindre. Sont-elles coupables ?

Je ne me rappelle pas dans quels termes j’ai dit cela, mais je me rappelle que j’étais révolté du ton méprisant du jeune maître de ce logis plein de femmes qu’il appelait des prostituées ; j’avais pitié de cette femme et j’exprimais l’un et l’autre sentiment. Dès que j’eus parlé ainsi, dans l’autre loge, d’où l’on entendait des rires, les planches du lit grincèrent, et, au-dessus de la cloison, qui n’arrivait pas au plafond, se montra une tête de femme ébouriffée, aux petits yeux bouffis, au visage rouge, luisant ; après elle une autre et même une troisième. Évidemment elles avaient grimpé sur le lit et toutes trois, le cou tendu, retenant leur haleine, attentives, regardaient en silence.

Il y eut un moment de gêne ; l’étudiant, qui, auparavant, souriait, était devenu sérieux ; le maître du logis, gêné, baissait les yeux. Les femmes ne respiraient pas, mais regardaient et attendaient.

J’étais le plus gêné. Je ne prévoyais pas que des paroles prononcées au hasard fissent un tel effet. C’était comme le champ de mort d’Ezéchiel, plein d’ossements, qui trembla au contact de l’esprit, tandis que les os des morts commencèrent à se mouvoir. J’avais prononcé sans y réfléchir une parole d’amour et de pitié et elle agissait sur toutes, comme si elles n’attendaient que cette parole pour cesser d’être des cadavres et revivre. Toutes me regardaient et attendaient que je disse ces paroles et fisse ces actes en vertu desquels les os commenceraient à se rapprocher, à se couvrir de chair, à s’animer. Mais je sentis qu’il me manquait les paroles et les actes avec lesquels je pourrais continuer la chose commencée. Je sentis, au tréfonds de mon âme, que j’avais menti, que moi-même j’étais comme eux, que je n’avais rien de plus à dire, et je me mis à inscrire sur les cartes les noms et les professions de toutes les personnes de ce logis. Ce cas m’amena à une nouvelle erreur, à l’idée qu’on pouvait aussi aider ces malheureuses ; dans ma vanité, il me sembla alors que c’était facile. Je me disais : Voilà, nous inscrirons ces femmes aussi et « après », quand nous (qui était ce nous, je ne m’en rendais pas compte), quand nous aurons tout inscrit nous nous en occuperons. Je m’imaginais que nous, nous-mêmes, qui amenons ces femmes à cet état depuis des générations, que nous-mêmes, un beau jour, réparerions tout cela d’un seul coup. Et cependant en me rappelant seulement ma conversation avec cette femme perdue, qui berçait l’enfant de la mère malade, j’aurais pu comprendre toute la folie d’une telle supposition.

Quand nous avons aperçu cette femme avec l’enfant, nous avons pensé que c’était son enfant. Quand nous lui demandâmes qui elle était, elle nous répondit nettement qu’elle était une fille publique. Elle ne dit pas, prostituée ; seul le maître du logis employait ce terrible mot.

La supposition qu’elle était mère me donna l’idée de la tirer de cette situation. Je demandai :

— C’est votre enfant ?

— Non, c’est l’enfant de cette femme que voici.

— Pourquoi est-ce vous qui le bercez ?

— Elle me l’a demandé, elle se meurt.

Ma supposition n’était pas exacte, cependant, je continuai de causer avec elle sur le même ton. Je me mis à l’interroger sur elle, sur les causes qui l’avaient amenée à une telle situation. Elle me raconta volontiers et simplement son histoire. C’était une petite bourgeoise de Moscou, la fille d’un ouvrier de fabrique. Restée orpheline, une tante la prit chez elle. C’est de là qu’elle partit pour se vendre au cabaret ; la tante est déjà morte. Quand je lui demandai si elle ne désirait pas changer de vie, ma question, visiblement, ne l’intéressa point. Comment peut-on s’intéresser à une chose tout à fait impossible ! Elle ricana et dit : « Oui, mais qui me prendra avec la carte ? »

— Mais si l’on vous trouvait une place de cuisinière quelque part ? dis-je.

Cette idée me venait parce que c’était une femme forte, blonde au visage rond et bébête ; les cuisinières sont généralement ainsi. Évidemment mes paroles ne lui plurent pas. Elle répéta :

— Cuisinière ! mais je ne sais pas faire le pain, — et elle rit.

Elle disait qu’elle ne savait pas, mais je voyais à l’expression de son visage qu’elle ne voulait pas non plus être cuisinière, parce qu’elle considérait ce titre et cette position comme trop inférieurs. Cette femme qui, de la façon la plus simple, comme la veuve de l’évangile, sacrifiait tout ce qu’elle avait pour la malade, en même temps, comme ses camarades, jugeait l’état de servante bas et digne de mépris. Elle était habituée à vivre sans travailler et à vivre d’une vie que son entourage trouvait naturelle. En cela était son malheur, par là elle était tombée dans cette situation et y restait. Cette vie l’entraînait à passer son temps au cabaret. Qui de nous la corrigera de ses idées fausses sur la vie ! Où sont parmi nous ces gens qui sont convaincus que toute vie de travail est plus respectable que la vie oisive, qui vivent conformément à cette conviction et, d’après elle, apprécient et respectent les gens ? Si j’eusse pensé à cela, j’aurais pu comprendre que ni moi, ni personne de mes connaissances ne pouvions guérir ce mal.

J’aurais pu comprendre que ces visages étonnés et attendris qui se montraient au-dessus du paravent, n’exprimaient que de l’étonnement pour ma sympathie, mais pas du tout l’espoir du renoncement à l’immoralité.

Elles ne voient pas l’immoralité de leur vie. Elles voient qu’on les méprise et qu’on les insulte, mais pourquoi ? elles ne peuvent le comprendre. Elles vivent ainsi depuis l’enfance, parmi des femmes semblables qui, elles le savent bien, furent et sont toujours nécessaires à la société, nécessaires à tel point qu’il existe des fonctionnaires d’État chargés de la surveillance de leur existence régulière. En outre, elles savent qu’elles ont du pouvoir sur les hommes, les soumettent et souvent obtiennent d’eux plus que les autres femmes. Elles voient que leur situation dans la société, bien qu’on les insulte, est reconnue par les femmes, par les hommes, par les autorités ; c’est pourquoi elles ne peuvent même comprendre en quoi elles doivent se repentir et s’améliorer. Pendant une des tournées, l’étudiant me raconta que dans un des logis vit une femme qui vend sa fille âgée de treize ans. Désirant sauver cette fillette, je fus exprès à ce logis.

La mère et la fille vivaient très pauvrement. La mère était une petite noiraude de quarante ans, prostituée, non seulement laide mais hideuse. La fille, elle aussi, était désagréable. À toutes mes questions détournées sur leur vie, la mère me répondit brièvement, avec méfiance et hostilité ; elle paraissait sentir en moi un ennemi animé de mauvais desseins. La fille ne répondait rien sans regarder la mère ; évidemment elle avait pleine confiance en elle. Elles excitèrent en moi plutôt du dégoût que de la pitié. Mais j’avais résolu qu’il fallait sauver la fille, intéresser à elle des dames qui s’occupent du triste sort de ces femmes et les envoyer ici. Mais si j’eusse réfléchi au long passé de la mère, comment elle avait mis au monde, nourri, élevé cette fille, évidemment sans l’aide de personne et au prix de durs sacrifices, si j’eusse pensé à la conception de la vie que s’était formée cette femme, j’aurais compris qu’il n’y avait rien de mauvais et d’anormal dans cet acte de la mère. Elle faisait pour sa fille tout ce qu’elle pouvait, c’est-à-dire tout ce qu’elle considérait de meilleur pour soi-même. Enlever par force cette fille à sa mère, c’était possible, mais faire comprendre à la mère qu’elle agissait mal en vendant sa fille, c’était impossible. Pour sauver la fille, il faut, beaucoup avant, sauver la femme, la mère, la sauver de cette conception de la vie, approuvée par tous, et d’après laquelle la femme peut vivre sans le mariage, c’est-à-dire sans la production d’enfants, sans le travail, en ne servant qu’à la satisfaction de la sensualité.

Si j’eusse réfléchi, j’aurais compris que la plupart de ces dames que je voulais envoyer ici pour sauver cette fille, non seulement vivaient elles-mêmes sans produire d’enfants et sans travailler, ne servant qu’à la satisfaction de la sensualité, mais consciemment, élevaient leurs filles pour la même vie. L’une mène sa fille au cabaret, l’autre à la cour ou au bal. Chez l’une et l’autre mère, la conception du monde est la même, à savoir que la femme doit satisfaire la luxure de l’homme et qu’il faut, à cet effet, la nourrir, la vêtir et la soigner. Comment nos dames pourraient-elles corriger cette femme et sa fille ?

  1. Une archine vaut 0 mètre 70 centimètres.