Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 63-67).
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IX

Mes rapports avec les enfants furent encore plus étranges. Dans mon rôle de bienfaiteur, je faisais aussi attention aux enfants ; je désirais sauver les êtres innocents qui se perdaient dans ce repaire de débauche et je les inscrivais afin de m’occuper d’eux plus tard.

Parmi les enfants, un garçon de douze ans, Serge, me frappa particulièrement. C’était un enfant hardi, intelligent, il vivait chez un cordonnier et se trouvait sans asile parce que son patron avait été mis en prison. Je le plaignais de toute mon âme et voulais lui faire du bien.

Je raconterai tout de suite comment se termina ma bienfaisance à son égard, parce que l’histoire de cet enfant montre mieux que tout ma situation fausse dans le rôle de bienfaiteur. Je pris l’enfant chez moi et le plaçai à la cuisine. Je ne pouvais pas emmener ce garçon couvert de poux, du repaire de débauche, chez mes enfants. Je me jugeais déjà très bon parce qu’il ne me gênait pas, moi, et ne gênait que la cuisinière, et parce qu’aussi ce n’était pas moi qui le soignais mais la cuisinière, et parce que je le vêtais avec de vieux effets. L’enfant passa chez nous une semaine environ. Durant cette semaine, deux fois, en le rencontrant je lui dis quelques paroles et, pendant une promenade, j’allai chez un cordonnier que je connaissais et lui proposai le garçon comme apprenti. Un paysan qui était chez moi le demanda pour travailler à la campagne, dans sa famille. L’enfant refusa et, une semaine après, il disparut. J’allai à la maison de Rjanov me renseigner sur lui. Il y était retourné, mais pour le moment, il ne se trouvait pas à la maison. C’était déjà le deuxième jour qu’il allait aux Étangs Présnia où il s’était loué pour trente kopeks par jour, dans une cavalcade d’hommes habillés en sauvages qui promenaient un éléphant. Là-bas il y avait un spectacle pour le public. J’y retournai une deuxième fois, mais il était si ingrat qu’évidemment il m’évitait. Si j’eusse réfléchi alors à la vie de ce garçon et à la mienne j’aurais compris qu’il était gâté parce qu’il avait appris la possibilité d’une vie gaie, sans travail, parce qu’il était déshabitué de travailler. Et moi, pour le secourir, pour le corriger, je l’avais pris dans ma maison, et qu’avait-il vu là ? Mes enfants, plus âgés que lui, plus jeunes et de son âge qui, non seulement ne faisaient jamais rien pour eux, mais par mille moyens donnaient du travail aux autres, salissaient, gâtaient tout, mangeaient des mets gras et sucrés, cassaient la vaisselle, les verres, jetaient au chien une nourriture qui, pour cet enfant, était friandise. Du moment que je l’avais retiré du lupanar et l’avais amené dans un bon endroit, alors il devait s’adapter aux idées sur la vie qui existaient en cet endroit et selon ces idées, il avait compris que dans un bon endroit il faut ne pas travailler, manger et boire à son aise, et vivre gaiement. Il ne savait pas, c’est vrai que mes enfants faisaient un travail pénible pour étudier les conjugaisons grammaticales latines et grecques et il n’aurait pu comprendre le but de ce travail. Mais il était évident que s’il l’eût compris, l’action sur lui de l’exemple de mes enfants aurait été encore plus forte. Il aurait compris que mes enfants étaient élevés ainsi maintenant afin de profiter dans l’avenir, en travaillant le moins possible, du plus grand nombre possible d’avantages de la vie. Il l’avait bien compris, et il n’est pas allé chez le paysan, soigner le bétail et manger des pommes de terre avec le kwass, mais il est allé au jardin zoologique en costume de sauvage, conduire l’éléphant, moyennant trente kopeks.

J’aurais dû comprendre combien il était insensé que moi, qui élevais mes enfants dans l’oisiveté complète et le luxe, je voulusse corriger d’autres hommes et des enfants qui se perdent à cause de l’oisiveté, dans la maison de Rjanov, que j’ai appelée lupanar, et où cependant les trois quarts des habitants travaillent pour eux et les autres. Mais je ne comprenais point cela.

Dans la maison de Rjanov, il y avait beaucoup d’enfants dans la plus pénible situation : des enfants de prostituées, des orphelins, des enfants abandonnés par des mendiants dans les rues. Tous étaient très miséreux. Mais mon expérience avec Serge m’avait montré que je ne pouvais les aider en vivant comme je vivais. Pendant que Serge demeurait chez nous, je faisais en sorte de lui cacher la moitié de notre vie et particulièrement celle de nos enfants ; je sentais que tous mes soins à le diriger dans la voie du travail seraient détruits par l’exemple de notre vie et de celle de nos enfants. C’est très facile de prendre un enfant de prostituée, de mendiante, c’est très facile, quand on a beaucoup d’argent, de le laver, de le nettoyer, de le vêtir proprement, de le nourrir et même de lui enseigner diverses sciences. Mais lui apprendre à gagner son pain, quand on ne le gagne pas soi-même, au contraire, c’est non seulement difficile, mais impossible, parce que, notre exemple, et même l’amélioration matérielle de sa vie qui ne nous coûte rien, lui enseignent le contraire. On peut prendre un petit chien, le soigner, le nourrir, lui apprendre à porter des objets, s’amuser avec lui, mais il ne suffit pas de soigner, de nourrir un homme, de lui enseigner le grec ; il faut lui apprendre à vivre, c’est-à-dire à prendre le moins possible aux autres et à donner le plus possible ; que nous le mettions dans notre maison, ou dans un asile spécial, nous ne devons pas lui apprendre le contraire.