QQue devons-nous faire ?/07

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 47-52).
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VII

Les miséreux que j’inscrivis, à mon avis, se partageaient en trois groupes ; à savoir : ceux qui avaient perdu leur situation ancienne, lucrative, et en attendaient le retour (parmi ces gens les uns étaient de classe supérieure, d’autres de classe inférieure) ; puis les femmes débauchées, très nombreuses dans cette maison ; et dans le troisième groupe, les enfants. Les gens de la première catégorie, c’est-à-dire les gens ayant perdu leur situation première, avantageuse, et désirant y retourner, étaient les plus nombreux. De telles gens appartenant à la bourgeoisie et au monde des fonctionnaires étaient nombreux dans ces maisons. Presque dans chaque logement où nous entrions avec le patron Ivan Fédotitch, il nous disait : — Vous n’avez pas besoin de vous donner la peine d’écrire vous-même la feuille de recensement, il y a ici quelqu’un qui peut le faire, si toutefois il n’est pas ivre aujourd’hui.

Et Ivan Fédotitch appelait par ses prénom et nom patronymique cet homme qui était toujours de ces gens tombés de la classe supérieure. À l’appel d’Ivan Fédotitch, d’un coin sombre surgissait un ancien gentilhomme ou un fonctionnaire presque toujours ivre et moitié habillé. S’il n’était pas ivre, il acceptait toujours volontiers le travail qu’on lui proposait, hochait gravement la tête, fronçait les sourcils, faisait ses observations en termes recherchés, tenait avec grande précaution dans ses mains sales, tremblantes, la carte propre sur papier rouge et, d’un air de fierté et de mépris, regardait triomphalement ses compagnons qui l’avaient tant de fois humilié à cause de la supériorité de son instruction.

Il était visiblement satisfait de se rapprocher — par le fait d’inscrire les cartes sur papier rouge — de ce monde où s’imprimaient de pareilles cartes rouges et dont il faisait partie autrefois. Presque toujours, quand je l’interrogeais sur lui-même, très volontiers, même avec empressement, il se mettait à raconter l’histoire qu’il savait par cœur comme une prière, les malheurs qu’il subissait et principalement sa situation ancienne, où de par son éducation, il devrait avoir sa place.

Il y avait beaucoup de ces gens dans tous les coins de la maison de Rjanov.

Même certains logements étaient occupés exclusivement par de telles personnes, hommes et femmes. Comme nous approchions de ces logements, Ivan Fédotitch nous disait : « Eh bien, voici maintenant l’appartement des gentilshommes. » Le logis était tout plein, les quarante habitants étaient presque tous à la maison. Les physionomies étaient un peu plus flétries, plus malheureuses, plus vieillies, que dans n’importe quelle autre partie de la maison ; les visages jeunes étaient pâles, hagards. Je parlai à quelques-uns. C’était presque toujours la même histoire, avec quelques variantes. Chacun était de famille aisée ; ou le père, ou le frère ou l’oncle étaient encore riches ; ou son père ou lui-même avait eu une situation très belle. Ensuite survenait un malheur attribuable ou à sa jalousie ou à sa propre bonté, ou à quelque cas particulier ; il avait tout perdu et périrait dans cette atmosphère odieuse pour lui ; avec les poux, les haillons, les ivrognes, les débauchés, obligé de manger du foie et du pain, et de tendre la main. Toutes les pensées, tous les désirs de ces gens, tous leurs souvenirs sont tournés exclusivement vers le passé. Le présent leur paraît quelque chose d’irréel, d’horrible, d’indigne d’attention. Pour chacun d’eux, il n’y a pas de présent ; il n’y a que le souvenir du passé et l’attente de l’avenir qu’ils entrevoient à chaque moment et dont la réalisation tient à peu de chose : mais ils n’ont pas ce peu, ils ne savent où le prendre et voilà, la vie s’écoule en vain. Pour l’un c’est la première année, pour l’autre la cinquième, pour l’autre la trentième. L’un n’a besoin que d’un habit convenable pour aller chez une personne connue, bien disposée pour lui ; l’autre n’a besoin que de s’habiller, payer ses dettes et aller jusqu’à Orel ; l’autre n’a besoin que de racheter ce qu’il a engagé et de toutes petites avances pour continuer le procès qui doit se juger à son profit, et alors tout ira bien. Tous disent qu’il leur faut quelque chose d’extérieur pour se retrouver dans la situation qu’ils croient faite pour eux et qui pourrait les rendre heureux.

Si je n’avais pas été aveuglé par mon orgueil de vertu, je n’aurais eu qu’à regarder attentivement ces visages jeunes et vieux, la plupart faibles, sensuels, mais bons, pour comprendre que leur misère était irrémédiable par les moyens extérieurs, qu’en aucune situation ils ne pourraient être heureux si leurs idées sur la vie restaient les mêmes, que ce n’étaient pas des gens exceptionnels dans des conditions particulièrement malheureuses, mais des gens tels que ceux qui nous entourent. Je me rappelle que le contact avec ces malheureux m’était très pénible. Maintenant je comprends pourquoi ; en eux je me voyais comme dans un miroir. Si j’avais réfléchi à ma vie, à celle des hommes de notre monde, j’aurais vu qu’entre les uns et les autres, il n’y a pas de différence essentielle.

Si ceux qui, autour de moi, vivent maintenant dans de vastes appartements, dans leurs maisons à Sivtzev-Vrajek et à Dmitrovka, au lieu de vivre dans la maison de Rjanov, si ceux-là mangent et boivent bien au lieu de se nourrir de foie, de harengs et de pain, cela ne les empêche pas d’être les mêmes malheureux. Eux aussi sont mécontents de leur situation, regrettent le passé, désirent un sort meilleur, et ce mieux qu’ils envient est absolument le même que celui des habitants de la maison Rjanov, c’est la possibilité de travailler moins et de profiter davantage du travail des autres. La différence n’est que dans la classe et le temps. Si j’eusse réfléchi alors, je les aurais compris, mais je ne réfléchissais pas ; je m’intéressais seulement à ces hommes, je les inscrivais, m’imaginant qu’après avoir pris connaissance des détails de leur existence et de leurs besoins, je les secourrais. Je ne comprenais pas qu’on ne pouvait aider ces hommes qu’en modifiant leurs idées. Et pour changer les idées des autres, il faut avoir soi-même une meilleure conception du monde et y conformer sa vie. Or ma conception était juste la même que la leur ; et je conformais ma vie à cette conception qui devait être changée pour que ces hommes pussent cesser d’être malheureux.

Je ne voyais pas que ces hommes étaient malheureux non parce qu’ils manquaient de nourriture succulente, mais parce que leur estomac était gâté, puisqu’ils ne demandaient plus la nourriture simple, mais des aliments excitant l’appétit. Je ne voyais pas que pour les aider, il fallait non leur donner des aliments, mais guérir leur estomac abîmé.

En anticipant, je dirai que, de toutes les personnes que j’inscrivis, en réalité, je n’ai secouru aucune, bien qu’on ait fait pour quelques-uns ce qu’ils désiraient et qu’ils jugeaient devoir les relever. Parmi eux, je connais particulièrement trois cas ; tous les trois, après des relèvements et des chutes multiples, sont maintenant dans la même situation où je les avais trouvés trois ans avant.