Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 26p. 41-46).
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VI

Les habitants de ces logements composaient la population inférieure de la ville, population qui doit être, à Moscou, supérieure à cent mille âmes. Dans cette maison, il y a des représentants de toutes sortes de cette population : petits patrons et artisans, cordonniers, fabricants de balais, menuisiers, charpentiers, tailleurs, forgerons ; il y a aussi des cochers à leur compte, des petits marchands, des blanchisseuses, des marchands de bric à brac, des usuriers, des journaliers et des gens sans occupation définie ; il y a aussi des mendiants et des femmes débauchées. Il y a, dans cette maison, beaucoup de ces mêmes gens que j’avais vus à l’entrée de la maison Liapine, mais ici, ils sont dispersés parmi les travailleurs. En outre, ceux-ci, je les avais vus au temps le plus mauvais pour eux, où tout est mangé et bu, où, gelés et affamés, chassés des débits, ils attendent comme une manne l’entrée dans l’asile de nuit gratuit et de là dans la prison rêvée, pour être expédiés dans leur pays natal. Ici je les voyais parmi une majorité d’ouvriers, où, par tel ou tel moyen, ils avaient gagné trois ou cinq kopeks pour passer la nuit ou parfois quelques roubles pour manger et boire.

Si étrange que ce soit, ici, non seulement je n’éprouvais rien de semblable au sentiment que j’avais éprouvé dans la maison de Liapine ; au contraire, à une première visite, les étudiants et moi, nous avions une impression presque agréable. Même, à vrai dire, le sentiment suscité par le contact avec ces gens, bien qu’étrange à exprimer, était tout simplement très agréable.

La première impression était que la majorité des habitants sont tous des travailleurs et tous de braves gens. Nous les trouvions pour la plupart au travail : les blanchisseuses sur leurs baquets, les menuisiers devant leur établi, les cordonniers sur leur chaise. Les logements étroits étaient pleins de gens, le travail y était énergique, joyeux. On y sentait l’odeur de sueur ; chez les cordonniers, l’odeur du cuir, chez le menuisier, des copeaux ; souvent on entendait une chanson, et l’on voyait des bras musclés, les manches retroussées, qui exécutaient avec adresse et rapidité leur mouvement habituel.

Partout on nous recevait gaiement, amicalement ; presque partout notre immixtion dans la vie journalière de ces gens, non seulement n’excitait pas la vanité, le désir de montrer son importance, que produit la visite des recenseurs chez la plupart des gens aisés, non seulement elle ne provoquait pas cela, mais au contraire, à toutes nos questions on répondait ce qu’il fallait, n’y attachant aucune importance particulière. Nos questions n’étaient pour eux qu’un prétexte à se distraire et plaisanter : qui comptera-t-on pour deux ? quand faut-il compter deux pour un, etc.

Nous en trouvâmes plusieurs qui dînaient ou prenaient le thé, et chaque fois, à notre salut : « pain et sel, » ou « thé et sucre, » ils répondaient, « s’il vous plaît, » et même s’écartaient pour nous faire place. Au lieu du repaire d’une population toujours renouvelée que nous pensions trouver ici, il se trouvait que dans cette maison, beaucoup de logements étaient occupés depuis longtemps par les mêmes locataires. Un menuisier avec ses ouvriers et un cordonnier avec ses apprentis vivaient là depuis une dizaine d’années. Chez le cordonnier, c’était très sale et très étroit, mais tout le monde qui était là travaillait gaiement. J’essayai de causer avec un des ouvriers ; je désirais entendre de lui la misère de sa situation, ses dettes au patron, mais l’ouvrier ne me comprit pas ; il envisageait au mieux son patron et sa vie.

Dans un des logements habitaient un vieux et une vieille. Ils étaient marchands de pommes ; leur chambre était bien chauffée, propre et remplie d’objets divers. Il y avait, sur le sol, une descente de lit en paille, ils l’avaient prise dans le cellier, des coffres, une armoire, un samovar, de la vaisselle. Dans le coin, devant plusieurs icônes, brûlaient deux veilleuses. Au mur étaient accrochées des pelisses enveloppées d’un drap. La vieille avec des rides en patte d’oie, aimable, bavarde, était visiblement enchantée de sa vie calme et tranquille.

Ivan Fedotitch, le propriétaire du débit et des logis, vint nous rejoindre et alla avec nous. Il plaisantait gaiement avec beaucoup de locataires, qu’il appelait tous par leurs prénoms et noms patronymiques, et il les caractérisait brièvement. Tous étaient des hommes comme les autres : les Martin Sémionovitch, les Piotre Petrovitch, les Maria Ivanovna, des personnes qui ne se trouvaient pas malheureuses, qui se trouvaient et étaient en effet comme tout le monde.

Nous nous étions apprêtés à ne voir que l’horreur, et tout à coup, au lieu de cela, au lieu de l’horreur, nous voyions quelque chose de bon qui, malgré nous, excitait notre respect. Il y avait tant de braves gens que les déguenillés, les hommes perdus, les oisifs, qui se rencontraient rarement parmi eux, ne gâtaient pas l’impression générale.

Pour les étudiants ce n’était pas si étrange que pour moi. Ils étaient venus faire, comme ils le pensaient, une œuvre utile à la science, et, incidemment, ils faisaient quelques observations. Mais moi, j’étais le bienfaiteur, je venais pour aider les malheureux hommes perdus, dépravés que j’avais cru rencontrer dans cette maison. Et tout à coup, au lieu des malheureux, perdus, dépravés, je voyais une majorité de travailleurs calmes, contents, gais, affables et très bons.

Je sentais cela avec une vivacité particulière quand je rencontrais dans ces logis la misère la plus criante que je me préparais à secourir. Quand je rencontrais cette misère, je voyais toujours qu’elle était déjà secourue, que cette aide que je voulais apporter était déjà rendue. Cette aide était apportée avant moi et par qui ? Par ces mêmes créatures, les plus malheureuses, dépravées, que je me préparais à sauver : et le secours était donné comme je ne pouvais le faire.

Dans un sous-sol se trouvait un vieillard atteint du typhus. Il vivait seul. Une femme veuve (avec une fillette) étrangère à lui, mais sa voisine de chambre, était là pour le soigner, lui faisait boire du thé, de son propre argent achetait les remèdes. Ailleurs une femme était atteinte d’une fièvre puerpuérale ; une femme vivant de prostitution berçait l’enfant, lui préparait le biberon, et, deux jours durant, ne sortit pas pour faire son métier. La fillette qui resta orpheline fut prise dans la famille d’un tailleur qui avait déjà trois enfants. Ainsi il ne restait que ces malheureuses gens, oisifs, des employés, des copistes, des valets sans emploi, des mendiants, des ivrognes, des prostituées, des enfants que l’on ne pouvait aider par l’argent, mais qu’il fallait bien examiner, observer et caser. Je cherchais les malheureux tout simplement, les malheureux par la misère, ces malheureux qu’on peut secourir en donnant son superflu, et, par une malechance particulière — à ce qu’il me semblait — je n’en trouvais pas. Je ne trouvais que des miséreux auxquels il fallait consacrer beaucoup de temps et de soins.