Qu’est-ce que l’art ?/Chapitre II

Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 26-41).

CHAPITRE II

LA BEAUTÉ


Commençons donc par le fondateur de l’esthétique, Baumgarten (1714-1762).

Suivant lui, la connaissance logique a pour objet la vérité, et la connaissance esthétique (c’est-à-dire sensible) a pour objet la beauté. La beauté est le parfait, ou l’absolu, reconnu par les sens ; la vérité est le parfait perçu par la raison. Et la bonté, d’autre part, est le parfait atteint par la volonté morale.

Il définit la beauté une « correspondance », c’est-à-dire un ordre entre des parties, dans leurs relations mutuelles et dans leur rapport avec l’ensemble. Quant au but de la beauté, il est « de plaire et d’exciter un désir ». C’est, notons-le en passant, le contraire exact de la définition de Kant.

Pour ce qui est des manifestations de la beauté, Baumgarten estime que l’incarnation suprême de la beauté nous apparaît dans la nature, et il en conclut que l’objet suprême de l’art est de copier la nature : encore une conclusion qui se trouve en contradiction directe avec celles des esthéticiens postérieurs.

Nous passerons, si l’on veut bien, sur les successeurs immédiats de Baumgarten, Meier, Eschenburg, et Eberhard, qui n’ont fait que modifier légèrement la doctrine de leur maître en distinguant l’agréable d’avec le beau. Mais il convient de citer les définitions données par d’autres contemporains de Baumgarten, tels que Sulzer, Moïse Mendelssohn, et Moritz, qui, se mettant déjà en contradiction formelle avec lui, assignent pour objet à l’art non pas la beauté, mais la bonté. Pour Sulzer (1720-1779), par exemple, cela seul peut être considéré comme beau qui contient une part de bonté ; la beauté est ce qui évoque et développe le sentiment moral. Pour Mendelssohn (1729-1786), le seul but de l’art est la perfection morale. Ces esthéticiens détruisent de fond en comble la distinction établie par Baumgarten entre les trois formes du parfait, le vrai, le beau, et le bien ; ils rattachent le beau au vrai et au bien.

Mais non seulement cette conception n’est pas maintenue par les esthéticiens de la période suivante ; elle se trouve même radicalement contredite par le fameux Winckelmann (1717-1768), qui sépare tout à fait la mission de l’art de toute fin morale, et donne pour objet à l’art la beauté extérieure, qu’il limite même à la seule beauté visible. Il y a d’après Winckelmann trois sortes de beauté : 1o la beauté de la forme ; 2o la beauté de l’idée, s’exprimant par la position des figures ; 3o la beauté de l’expression, qui résulte de l’accord des deux autres beautés. Cette beauté de l’expression est la fin suprême de l’art ; elle se trouve réalisée dans l’art antique ; et par conséquent l’art moderne doit tendre à imiter l’art antique.

On rencontre une conception analogue de la beauté chez Lessing, Herder, Gœthe, et la plupart des esthéticiens allemands, jusqu’au moment où Kant, à son tour, la détruit, et en suggère une autre absolument différente.

Une foule de théories esthétiques naissent, durant la même période, en Angleterre, en France, en Italie, et en Hollande ; et bien que ces théories n’aient rien de commun avec celles des Allemands, elles les égalent pourtant en obscurité et en confusion.

Suivant Shaftesbury (1671-1713) : « Ce qui est beau est harmonieux et bien proportionné, ce qui est harmonieux et bien proportionné est vrai ; et ce qui est à la fois beau et vrai est, en conséquence, agréable et bon. » Dieu est le fonds de toute beauté ; de lui procèdent la beauté et la bonté. Ainsi, pour cet Anglais, la beauté est distincte de la bonté, et cependant se confond avec elle.

Suivant Hutcheson (1694-1746), l’objet de l’art est la beauté, dont l’essence consiste à évoquer en nous la perception de l’uniformité dans la variété. Nous avons en nous « un sens interne » qui nous permet de reconnaître ce qui est l’art, mais qui peut cependant être en contradiction avec le sens esthétique. Enfin, suivant Hutcheson, la beauté ne correspond pas toujours à la bonté, mais en est distincte, et parfois lui est contraire.

Suivant Home (1696-1782), la beauté est ce qui plaît. C’est le goût seul qui la définit. L’idéal du goût est que le maximum de richesse, de plénitude, de force, et de variété d’impressions se trouve contenu dans les plus étroites limites. Et tel est aussi l’idéal d’une œuvre d’art parfaite.

Suivant Burke (1729-1797), le sublime et le beau, qui sont les objets de l’art, trouvent leur origine dans notre instinct de conservation et dans notre instinct de sociabilité. La défense de l’individu, et la guerre, qui en est la conséquence, sont les sources du sublime ; la sociabilité, et l’instinct sexuel, qui en est la conséquence, sont la source du beau.

Pendant que les penseurs anglais se contredisaient ainsi l’un l’autre dans leurs définitions de la beauté et de l’art, les esthéticiens français n’arrivaient pas davantage à se mettre d’accord. Suivant le père André (Essai sur le Beau, 1741), il y a trois sortes de beauté : la beauté divine, la beauté naturelle, et la beauté artificielle. Suivant Batteux (1713-1780), l’art consiste à imiter la beauté de la nature et son but doit être de plaire. Telle est aussi, ou à peu près, la définition de Diderot. Voltaire et d’Alembert estiment que les lois du goût décident seules de la beauté, mais que ces lois, d’ailleurs, échappent à toute définition.

Suivant un auteur italien de la même période, Pagano, l’art consiste à unir les beautés éparses dans la nature. La beauté, pour lui, se confond avec la bonté : la beauté est la bonté rendue visible ; et la bonté est la beauté rendue intérieure. Suivant d’autres Italiens, Muratori (1672-1750) et Spaletti (Saggio sopra la Bellezza, 1765), l’art se ramène à une sensation égoïste, fondée sur notre instinct de sociabilité.

Des esthéticiens hollandais, le plus remarquable est Hemsterhuis (1721-1790), qui a exercé une influence réelle sur les esthéticiens allemands et sur Gœthe. Suivant lui, la beauté est ce qui procure le plus de plaisir ; et ce qui nous procure le plus de plaisir, c’est ce qui nous donne le plus grand nombre d’idées dans le plus court espace de temps. Aussi la jouissance du beau est-elle, pour lui, la plus haute de toutes, parce qu’elle nous donne la plus grande quantité d’idées dans le plus court espace de temps.

Telles étaient, en Europe, les diverses théories des esthéticiens, lorsque Kant (1724-1804) proposa la sienne, qui est restée depuis, comme l’on sait, une des plus célèbres.

La théorie esthétique de Kant peut être résumée ainsi : — L’homme a la connaissance de la nature, en dehors de lui, et de lui-même, dans la nature. Dans la nature, il cherche la vérité ; en lui-même, il cherche la bonté. La première de ces recherches est affaire de raison pure, la seconde de raison pratique. Mais en sus de ces deux moyens de perception, il y a encore la capacité de jugement, qui peut produire « des jugements sans concepts et des plaisirs sans désirs ». C’est cette capacité qui est la base du sentiment esthétique. La beauté, suivant Kant, est, au point de vue subjectif, ce qui plaît d’une façon générale et nécessaire, sans concept et sans utilité pratique. Au point de vue objectif, c’est la forme d’un objet plaisant en tant que cet objet nous plaît sans aucune préoccupation de son utilité.

Des définitions analogues ont été données de la beauté par les successeurs de Kant, parmi lesquels figure Schiller (1759-1805). Mais tout autre déjà est la définition de Fichte (1762-1814). Celui-là soutient que le monde a deux faces, étant d’une part la somme de nos limitations, et d’autre part la somme de notre libre activité idéale. Sous la première face tout objet est défiguré, comprimé, mutilé, et nous voyons la laideur ; sous la seconde face nous percevons les objets dans leur plénitude et leur vie intimes, nous voyons la beauté. Aussi la beauté, pour Fichte, ne réside-t-elle pas dans le monde, mais dans « l’âme belle ». L’art est la manifestation de cette « âme belle » ; il a pour but l’éducation non seulement de l’esprit, non seulement du cœur, mais de l’homme tout entier. Et ainsi les caractères de la beauté ne sont pas le fait des sensations extérieures, mais de la présence d’une âme belle chez l’artiste.

Passons encore sur les théories de Frédéric Schlegel (1772-1829) et d’Adam Muller (1779-1829) pour arriver à celles du célèbre Schelling (1775-1854). Suivant ce philosophe, l’art est le résultat d’une conception des choses dans laquelle le sujet devient son propre objet, ou l’objet son propre sujet. La beauté est la perception de l’infini dans le fini. L’art est l’union du subjectif et de l’objectif, de la nature et de la raison, du conscient et de l’inconscient. Et la beauté est aussi la contemplation des choses en soi, telles qu’elles existent dans leurs prototypes. Ce n’est pas la science, ni l’adresse de l’artiste, qui produisent la beauté, mais l’idée de la beauté qui est en lui.

Après Schelling et son école vient la fameuse doctrine esthétique de Hegel. C’est elle qui fait, aujourd’hui encore, et qu’on s’en doute ou non, la base des opinions courantes sur l’art et la beauté. Elle n’est d’ailleurs ni plus claire ni plus précise que les doctrines précédentes, mais au contraire, si c’est possible, plus abstruse et plus nuageuse. Suivant Hegel (1770-1831), Dieu se manifeste dans la nature et dans l’art sous la forme de la beauté. La beauté est le reflet de l’idée dans la matière. Seule l’âme est vraiment belle ; mais l’esprit se montre à nous sous la forme sensible, et c’est cette apparence sensible de l’esprit qui est la seule réalité de la beauté. La beauté et la vérité, dans ce système, sont une seule et même chose : la beauté est l’expression sensible de la vérité.

Cette doctrine fut reprise, développée, et enrichie d’une foule de formules nouvelles par les élèves de Hegel, Weisse, Ruge, Rosenkrantz, Vischer, et autres. Mais qu’on ne croie pas que l’hégélianisme ait eu le monopole des théories esthétiques en Allemagne ! Côte à côte avec lui, d’autres systèmes paraissaient, en grand nombre, qui non seulement n’admettaient pas avec Hegel que la beauté fût le reflet de l’idée, mais qui contredisaient expressément cette définition, la réfutaient, la tournaient en ridicule. Bornons-nous à citer deux de ces théories, celle de Herbart et celle de Schopenhauer.

Suivant Herbart (1776-1841), il n’y a pas et ne saurait y avoir une beauté existant par elle-même. Rien n’existe que notre opinion, et celle-ci est basée sur nos impressions personnelles. Il y a de certaines relations que nous nommons belles ; et l’art consiste à les découvrir, aussi bien dans la peinture que dans la musique et la poésie.

Suivant Schopenhauer (1788-1860), la volonté s’objective dans le monde sur des plans divers ; chacun de ces plans a sa beauté propre, et le plus haut de tous en est aussi le plus beau. Le renoncement à notre individualité, en nous permettant de contempler ces manifestations de la Volonté, nous donne une perception de la beauté. Tous les hommes possèdent la capacité d’objectiver l’idée sur des plans différents ; mais le génie de l’artiste a cette capacité à un degré plus haut, et peut produire ainsi une beauté supérieure.

Après ces écrivains fameux, d’autres vinrent en Allemagne, d’une originalité et d’une influence moindres, mais dont chacun se faisait fort de ne rien laisser debout de la doctrine de ses confrères passés et présents. Tels Hartmann, Kirkmann, Schnaase, le physicien Helmholtz, Bergmann, Jungmann, etc.

Suivant Hartmann (né en 1842), la beauté ne réside ni dans le monde extérieur, ni dans « la chose en soi », ni dans l’âme, mais dans l’apparence produite par l’artiste. La « chose en soi » n’est pas belle, mais nous paraît belle quand l’artiste la transforme.

Suivant Schnaase (1798-1875), il n’y a pas dans le monde de beauté parfaite. La nature ne fait qu’en approcher ; l’art nous donne ce que la nature ne peut pas nous donner.

Suivant Kirkmann (1802-1884), il y a six royaumes en histoire : les royaumes de la science, de la richesse, de la morale, de la foi, de la politique et de la beauté. L’art est l’activité s’exerçant dans ce dernier royaume.

Suivant Helmholtz (1821-1894), qui ne s’est occupé que de l’esthétique musicale, la beauté en musique s’obtient seulement par l’observation de certaines lois invariables : lois que l’artiste ne connaît pas, mais auxquelles il obéit d’une façon inconsciente.

Suivant Bergmann (Ueber das Schœne, 1887), il est impossible de définir la beauté d’une façon objective. La beauté ne peut être que perçue d’une façon subjective ; et, par suite, le problème de l’esthétique consiste à définir ce qui plaît à chacun.

Suivant Jungmann (mort en 1885), 1o la beauté est une qualité supra-sensible des choses ; 2o le plaisir artistique se produit en nous par la simple contemplation de la beauté ; 3o la beauté est le fondement de l’amour.

Est-il besoin de dire que, pendant que l’Allemagne enfantait ces doctrines, l’esthétique ne chômait ni en France, ni en Angleterre ?

En France il y avait Cousin (1792-1867), un éclectique, qui s’inspirait des doctrines des idéalistes allemands. La beauté, suivant lui, reposait toujours sur un fondement moral. Il disait en outre qu’elle pouvait être définie objectivement, et qu’elle était, par essence, la variété dans l’unité. Son élève Jouffroy (1796-1842) voyait dans la beauté une expression de l’invisible. Le métaphysicien Ravaisson considérait la beauté comme le but et la fin suprême de l’Univers. Et le métaphysicien Renouvier disait à son tour : « Ne craignons pas d’affirmer qu’une vérité qui ne serait pas belle ne serait qu’un jeu logique de notre esprit, et que la seule vérité solide, et digne de ce nom, c’est la beauté. »

Tous ces penseurs prenaient le point de départ de leurs théories en Allemagne ; d’autres, dans le même temps, s’efforçaient d’être plus originaux : Taine, Guyau, Cherbuliez, Véron, etc.

Suivant Taine (1828-1893), il y a beauté quand le caractère essentiel d’une idée importante se manifeste plus complètement qu’il ne le fait dans la réalité. Suivant Guyau (1854-1888), la beauté n’est pas une chose extérieure à l’objet, mais la fleur même de l’objet. L’art est l’expression d’une vie raisonnable et consciente, évoquant en nous, à la fois, la conscience la plus profonde de notre existence et les plus hauts sentiments et les plus nobles pensées. L’art, suivant lui, transporte l’homme, de la vie personnelle, dans la vie universelle, par le moyen d’une participation aux mêmes sentiments et aux mêmes idées. Suivant Cherbuliez, l’art est une activité qui 1o satisfait notre amour inné des apparences ; 2o incarne, dans ces apparences, des idées ; 3o et donne en même temps le plaisir à nos sens, à notre cœur, et à notre raison.

Voici encore, pour être complet, l’avis de quelques auteurs français plus récents. La Psychologie du beau et de l’art, par Mario Pilo (1895), dit que la beauté est un produit de nos impressions physiques. Le but de l’art est le plaisir ; mais l’auteur estime que ce plaisir ne peut manquer d’être éminemment moral. L’Essai sur l’art contemporain, par Fierens-Gevaert (1897), dit que l’art consiste dans l’équilibre entre le maintien des traditions du passé et l’expression de l’idéal du présent. Enfin le Sâr Péladan affirme que la beauté est une des manifestations de Dieu. « Il n’y a pas d’autre réalité que Dieu, il n’y a pas d’autre vérité que Dieu, il n’y a pas d’autre beauté que Dieu. »

L’Esthétique de Véron (1878) se distingue des autres ouvrages du même genre en ce qu’elle est du moins claire et compréhensible.

Sans y donner de définition exacte de l’art, l’auteur a le mérite de débarrasser l’esthétique de toutes les vagues notions de la beauté absolue. L’art, suivant Véron, est la manifestation d’une émotion exprimée au dehors par une combinaison de lignes, de formes, de couleurs, ou par une succession de mouvements, de rythmes, et de sons.

Les Anglais, de leur côté, s’accordent pour la plupart à définir la beauté non par ses qualités propres, mais par l’impression et le goût personnels. Ainsi faisaient déjà Reid (1710-1796), Alison, et Erasme Darwin (1731-1802). Mais plus remarquables sont les théories de leurs successeurs.

Suivant Charles Darwin (1809-1882), la beauté est un sentiment naturel non seulement à l’homme, mais aux animaux. Les oiseaux ornent leurs nids et font cas de la beauté dans leurs relations sexuelles. La beauté, d’ailleurs, est un composé de notions et de sentiments divers. L’origine de la musique doit être cherchée dans l’appel adressé par les mâles aux femelles.

Suivant Herbert Spencer (né en 1820), l’origine de l’art doit être cherchée dans le jeu. Chez les animaux inférieurs, toute l’énergie vitale est employée à l’entretien de la vie individuelle et de la vie de la race ; mais chez l’homme, quand ses instincts ont été satisfaits, il reste un surplus de force qui se dépense en jeu, puis en art.

Grant Allen, dans ses Physiological Esthetics (1877), dit que la beauté a une origine physique. Les plaisirs esthétiques viennent de la contemplation de la beauté, mais la conception de la beauté est le résultat d’un processus physiologique. Le beau, c’est ce qui procure le maximum de stimulation avec le minimum de dépense.

Les diverses opinions sur l’art et la beauté que je viens de mentionner, y compris encore, pour l’Angleterre, celles de Todhunter, de Mozley, de Ker, de Knight, etc., sont loin d’épuiser tout ce qui a été écrit sur la matière. Pas un jour ne se passe sans que surgissent de nouveaux esthéticiens, dans les doctrines desquels se retrouvent, invariablement, le même vague et la même contradiction. Quelques-uns, par inertie, se bornent à reprendre, avec de légères variantes, l’esthétique mystique des Baumgarten et des Hegel ; d’autres transfèrent la question dans la région de la subjectivité, et rattachent la beauté au goût ; d’autres, les esthéticiens des dernières générations, cherchent l’origine de la beauté dans les lois de la physiologie ; et d’autres enfin envisagent résolument le problème de l’art en dehors de toute conception de beauté. Ainsi Sully, dans Sensation and Intuition, élimine tout à fait la notion de beauté. L’art, dans sa définition, est simplement un produit apte à procurer à son producteur une jouissance active, et à faire naître une impression agréable chez un certain nombre de spectateurs ou d’auditeurs, indépendamment de toute considération de l’utilité pratique.