Qu’est-ce que l’art ?/Chapitre I

Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 13-25).

CHAPITRE I

LE PROBLÈME DE L’ART


Pour la production du moindre ballet, opéra, opéra-bouffe, tableau, concert ou roman, des milliers de gens sont contraints de se livrer à un travail souvent humiliant et pénible. Encore ne serait-ce que demi-mal si les artistes accomplissaient eux-mêmes la somme de travail que requièrent leurs œuvres ; mais ce n’est pas le cas, ils ont besoin de l’aide d’innombrables ouvriers. Et cette aide, ils l’obtiennent d’une façon ou d’une autre, tantôt sous la forme d’argent donné par les riches, tantôt sous celle de subventions de l’État : auquel cas l’argent leur vient du peuple, dont une grande partie est obligée de se priver du nécessaire pour payer l’impôt, sans d’ailleurs être jamais admise à jouir des jouissances de l’art. Et l’on comprendrait cela, à la rigueur, pour un artiste grec ou romain, ou même pour un artiste russe de la première moitié de notre siècle, où il y avait encore des esclaves ; car ces artistes pouvaient se croire en droit d’être servis par le peuple. Mais de nos jours, où tous les hommes ont au moins un vague sentiment de l’égalité des droits, il n’est plus possible d’admettre que le peuple continue à travailler malgré lui au profit de l’art, si l’on ne tranche pas d’abord la question de savoir jusqu’à quel point l’art est une chose assez bonne et assez importante pour racheter tout le mal dont elle est l’occasion.

Et ainsi il est nécessaire, pour une société où les arts sont cultivés, de se demander si tout ce qui a la prétention d’être un art en est un vraiment, et si (comme cela est présupposé dans notre société) tout ce qui est art est bon par là même, et digne des sacrifices que l’on fait pour lui. La question, du reste, n’est pas moins intéressante pour les artistes que pour le public : car il s’agit par eux de savoir si ce qu’ils font a vraiment l’importance que l’on croit, si ce n’est pas simplement le préjugé du petit cercle où ils vivent qui les entretient dans la fausse assurance de faire œuvre utile, et si ce qu’ils prennent aux autres hommes, tant pour les besoins de leur art que pour ceux de leur vie personnelle, si tout cela se trouve compensé par la valeur de ce qu’ils produisent. Qu’est-ce donc que cet art, qui est considéré comme une chose si précieuse et si indispensable pour l’humanité ?


« Vous demandez ce que c’est que l’art ? La belle question ! L’art, c’est l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, et la poésie sous toutes leurs formes ! » Voilà ce que ne manquent pas de répondre l’homme ordinaire et l’amateur d’art, et l’artiste lui-même, chacun avec la certitude que ce sont là des matières d’une clarté parfaite, et uniformément comprises par tous. Mais cependant, leur demanderons-nous, n’y a-t-il pas en architecture des édifices qui ne sont pas des œuvres d’art, et d’autres qui, avec des prétentions artistiques, sont laids et déplaisants à voir, et qui ne peuvent, par suite, être considérés comme des œuvres d’art ? Et n’en va-t-il pas de même en sculpture, en musique et en poésie ? Et alors, où donc réside le signe caractéristique d’une œuvre d’art ? L’art, sous toutes ses formes, est limité d’un côté par l’utilité pratique, de l’autre par la laideur, l’impuissance à produire de l’art. Mais comment le distinguera-t-on de ces deux choses qui le limitent ? À cette question encore, l’homme ordinaire de notre société soi-disant cultivée, et même l’artiste, pourvu qu’il ne se soit pas occupé d’esthétique, ne manqueront pas de tenir une réponse toute prête. Ils estimeront que cette réponse a été trouvée depuis longtemps, et que personne n’a droit de l’ignorer. « L’art, diront-ils, est une activité qui produit de la beauté. »

Mais si c’est en cela que consiste l’art, demanderez-vous, un ballet ou un opéra-bouffe sont-ils des œuvres d’art ? — Et l’homme cultivé et l’artiste vous répondront encore, mais déjà avec un peu d’hésitation : « Oui, un bon ballet, un gentil opéra-bouffe sont de l’art aussi, en tant qu’ils manifestent de la beauté. »

Mais si vous demandez ensuite à vos interlocuteurs ce qui différencie un « bon » ballet et un « gentil » opéra-bouffe d’avec leurs contraires, ils auront beaucoup de peine à vous répondre. Et si vous leur demandez ensuite si l’activité des costumiers et des coiffeurs, qui prennent tant de part dans la production des ballets et des opéras-bouffes, si l’activité des couturiers et tailleurs, si celle des parfumeurs, celle des cuisiniers, si tout cela est de l’art, ils vous répondront, suivant toute probabilité, par la négative. Mais en cela ils se tromperont, précisément parce que ce sont des hommes ordinaires et non pas des spécialistes, et parce qu’ils ne se sont pas occupés de questions esthétiques. S’ils avaient jamais mis le nez dans ces questions, ils auraient lu par exemple dans l’ouvrage du grand Renan, Marc-Aurèle, une dissertation prouvant que l’œuvre du tailleur est une œuvre d’art, et que ceux qui ne tiennent point pour la plus haute manifestation artistique les ornements de la femme sont des êtres inintelligents et de bas esprits. « C’est le grand art, » dit Renan. Vos interlocuteurs devraient savoir, aussi, que, dans la plupart des systèmes esthétiques modernes, le costume, les parfums, la cuisine même sont considérés comme des arts spéciaux. Tel est en particulier l’avis du savant professeur Kralik, dans sa Beauté Universelle, essai d’une esthétique générale, ainsi que l’avis de Guyau, dans ses Problèmes de l’esthétique contemporaine.

« Il existe un pentacle des arts, fondé sur les cinq sens de l’homme, » dit Kralik ; et il distingue, en conséquence, les arts du goût, de l’odorat, du toucher, de l’ouïe et de la vue.

Des premiers de ces arts, les arts du goût, il dit : « On s’est trop accoutumé à n’admettre que deux ou trois sens comme dignes de fournir la matière d’un traitement artistique. Mais on ne niera pas pourtant que ce ne soit une production esthétique, quand l’art de la cuisine arrive à faire, du cadavre d’une bête, un objet de plaisir pour l’homme en toute façon ».

La même opinion se trouve dans l’ouvrage, nommé plus haut, du français Guyau, honoré d’une estime particulière par un grand nombre d’écrivains d’à-présent. C’est le plus sérieusement du monde qu’il parle du toucher, du goût, et de l’odorat, comme étant capables de nous fournir des impressions esthétiques : « Si la couleur manque au toucher, il nous fournit en revanche une notion que l’œil seul ne peut nous donner, et qui a une valeur esthétique considérable, celle du doux, du soyeux, du poli. Ce qui caractérise la beauté du velours, c’est sa douceur au toucher non moins que son brillant. Dans l’idée que nous nous faisons de la beauté d’une femme, le velouté de sa peau entre comme élément essentiel. Chacun de nous, probablement, avec un peu d’attention, se rappellera des jouissances du goût, qui ont été de véritables jouissances esthétiques. » Et Guyau raconte, en manière d’exemple, comment un verre de lait bu par lui dans la montagne lui a donné une jouissance esthétique.

De tout cela il résulte que la conception de l’art, comme consistant à manifester la beauté, n’est pas du tout aussi simple qu’elle pourrait le sembler. Mais l’homme ordinaire ou bien ne connaît pas tout cela, ou bien ne veut pas le connaître, et reste fermement convaincu que toutes les questions au sujet de l’art peuvent être nettement et clairement résolues par le seul fait de reconnaître la beauté comme la matière de l’art. Il trouve parfaitement compréhensible et évident que l’art consiste à manifester la beauté. La beauté lui paraît suffire à trancher toutes les questions qui concernent l’art.


Mais qu’est-ce donc que cette beauté qui forme la matière de l’art ? Comment la définit-on ? En quoi consiste-t-elle ?

Comme c’est toujours le cas, plus sont nuageuses et confuses les idées suggérées par un mot, plus on a d’aplomb et d’assurance à employer ce mot, et à soutenir que son sens est trop simple et trop clair pour qu’on prenne la peine de le définir. C’est ce qui se produit à l’ordinaire dans les questions religieuses ; et c’est ce qui a lieu encore pour cette conception de la beauté. On admet comme accordé que tout le monde sait et comprend ce que signifie le mot beauté. Et cependant la vérité est que non seulement tout le monde ne le sait pas, mais que, après que des montagnes de livres ont été écrites sur ce sujet par les penseurs les plus savants et les plus profonds depuis cent cinquante ans (depuis que Baumgarten a fondé l’esthétique en 1750), la question de savoir ce qu’est la beauté reste aujourd’hui encore absolument sans réponse, chaque nouvel ouvrage d’esthétique proposant à cette question une réponse nouvelle. Un des derniers ouvrages que j’aie lus sur ce sujet est un petit livre allemand de Julius Milthaler, intitulé l’Énigme du Beau. Et ce titre exprime précisément la vraie position du problème. Après que des milliers de savants l’ont discuté pendant cent cinquante ans, le sens du mot beauté reste encore une énigme. Les Allemands le définissent à leur manière, de cent façons différentes. L’école physiologique, celle des anglais Spencer, Grant Allen, et autres, y répond à sa manière ; de même les éclectiques français, et Taine, et Guyau et leurs successeurs ; et tous ces écrivains connaissent, et trouvent insuffisantes, toutes les définitions données précédemment par Baumgarten, et Kant, et Schiller, et Fichte, et Winckelmann, et Lessing, et Hegel, et Schopenhauer, et Hartmann, et Cousin, et mille autres.

Quelle est donc cette étrange notion de la beauté qui paraît si simple à tous ceux qui en parlent sans y penser, mais que personne n’arrive à définir depuis cent cinquante ans, ce qui n’empêche pas tous les esthéticiens de fonder sur elle toutes leurs doctrines de l’art ?

Dans notre langue russe, le mot krasota (beauté) signifie simplement ce qui plaît à la vue. Et, bien qu’on se soit mis, depuis quelque temps, à nous parler d’une « laide action », ou d’une « belle musique », ce n’est point là de bonne langue russe. Un Russe du peuple, ignorant les langues étrangères, ne vous comprendra pas si vous lui dites qu’un homme qui donne tout ce qu’il a fait une « belle » action, ou qu’une chanson est de « belle » musique. Dans notre langue russe, une action peut être charitable et bonne, ou méchante et mauvaise. Une musique peut être agréable et bonne, ou déplaisante et mauvaise. Mais on n’y sait pas ce que c’est qu’une « belle » action ou une « belle » musique. Le mot « beau » peut seulement s’y rapporter à un homme, à un cheval, à une maison, à un lieu, à un mouvement. De telle sorte que le mot et la notion de « bon » impliquent pour nous, dans un certain ordre de sujets, la notion de « beau », mais que la notion de « beau », au contraire, n’implique pas nécessairement la notion de « bon ».

Quand nous disons d’un objet que nous apprécions pour son apparence visible, qu’il est « bon », nous entendons par là que cet objet est « beau » ; mais si nous disons de lui qu’il est « beau », cela ne suppose pas nécessairement que nous le croyions « bon ».

Dans les autres langues européennes, c’est-à-dire dans les langues des nations parmi lesquelles s’est répandue la doctrine qui fait de la beauté la chose essentielle en art, les mots « beau », « schœn », » beautiful », « bello », etc., tout en gardant leur sens primitif, en sont venus aussi à exprimer la bonté, au point de devenir les substituts du mot « bon ». C’est désormais chose toute naturelle, dans ces langues, d’employer des expressions telles que « belle âme », « belle pensée », ou « belle action ». Ces langues ont même fini par n’avoir plus de mot propre pour désigner la beauté de la forme ; elles sont forcées de recourir à des combinaisons de mots telles que « beau de forme », « beau à voir », etc.

Mais qu’est-ce donc, au juste, que cette « beauté » qui va ainsi changeant de sens suivant les pays et les temps ?


Pour répondre à cette question, pour définir ce que les nations européennes entendent aujourd’hui par « beauté », je vais être forcé de citer au moins un petit choix des définitions de la « beauté » les plus généralement admises dans les systèmes esthétiques actuels. Mais je dois avant tout supplier le lecteur de ne pas se laisser désemparer par l’ennui qui ne pourra manquer de résulter de ces citations, et de se résigner, malgré cet ennui, à les lire, ou, mieux encore, à lire quelques-uns des auteurs dont je vais citer des extraits. Pour ne parler que d’ouvrages très simples et très sommaires, qu’on prenne, par exemple, l’ouvrage allemand de Kralik, l’ouvrage anglais de Knight, ou l’ouvrage français de Lévêque. Il est indispensable d’avoir lu un ouvrage d’esthétique pour se faire une idée de la divergence d’opinions et de l’effroyable obscurité qui régnent dans cette région de la science philosophique.

Voici par exemple ce que dit l’esthéticien allemand Schasler, dans la préface de son fameux, volumineux, et minutieux ouvrage sur l’esthétique : « Nulle part, dans tout le domaine de la philosophie, la contradiction n’est aussi grande qu’en esthétique. Et nulle part non plus on ne trouve plus de vaine phraséologie, un emploi plus constant de termes vides de sens, ou mal définis, une érudition plus pédantesque et en même temps plus superficielle. » Et en effet c’est assez de lire l’ouvrage de Schasler lui-même pour se convaincre de la justesse de son observation.

Sur le même sujet le français Véron, dans la préface de son remarquable ouvrage sur l’esthétique, écrit : « Il n’y a pas de science qui ait été plus que l’esthétique livrée aux rêveries des métaphysiciens. Depuis Platon jusqu’aux doctrines officielles de nos jours, on a fait de l’art je ne sais quel amalgame de fantaisies quintessenciées et de mystères transcendantaux qui trouvent leur expression suprême dans la conception absolue du beau idéal, prototype immuable et divin des choses réelles. »

Que le lecteur prenne seulement la peine de parcourir les quelques définitions suivantes de la beauté, empruntées aux seuls esthéticiens de grand renom : et il pourra juger par lui-même combien est légitime cette critique de Véron.

Je ne citerai pas, comme l’on fait d’ordinaire, les définitions de la beauté attribuées aux auteurs anciens, Socrate, Platon, Aristote, et les autres jusqu’à Plotin, car, en réalité, et comme je l’expliquerai plus loin, les anciens se faisaient une conception de l’art toute différente de celle qui forme la base et l’objet de notre esthétique moderne. En rapprochant de notre conception présente de la beauté leurs jugements sur elle, on donne à leurs mots un sens qui n’est pas le leur.