Puyjalon, le solitaire de l’Île-à-la-Chasse/03

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Les préjugés qui ont pesé sur le Labrador canadien. — La Côte Nord autrefois. — Une mine extraordinairement riche en ressources naturelles de toutes sortes. — Henry de Puyjalon fait du Labrador canadien son second pays d’adoption. — Une première excursion officielle au point de vue géologique. — Pénurie des moyens dont dispose l’explorateur.

Ce que l’on est convenu d’appeler la Côte Nord du Saint-Laurent n’est pas précisément le Labrador et, même ce qui est regardé aujourd’hui comme le Labrador, ne le serait pas tout à fait. Les géographes se trompent de ce côté fort souvent, à plus forte raison, les pauvres profanes de Montréal et de Québec qui, on le sait d’ailleurs, ne savent pas leur géographie locale plus qu’il ne faut. Comment ne peuvent-ils pas se tromper dans les appellations Côte Nord et Labrador, quand ils confondent encore souvent Chicoutimi et Rimouski ?

À l’époque où les baleines fréquentaient le fleuve Saint-Laurent, on désignait sous le nom de Labrador tout le littoral compris entre le Saguenay et le détroit de la mer d’Hudson. Plus tard, la limite occidentale du Labrador fut fixée à la Pointe-des-Monts, et plus tard encore, l’amiral Bayfield fit commencer le Labrador à la Baie des Sept-Îles.

Comme on peut le voir, quand nous sommes, par exemple, à Betsiamites, nous sommes encore loin du Labrador, et, pourtant, que de gens, une fois à Manicouagan, se croient dans les profondeurs labradoriennes.

Pendant longtemps, les habitants de la Côte Nord refusèrent d’accepter les nomenclatures géographiques courantes au sujet de l’appellation de leur pays. Pour eux, le Labrador commençait au détroit de Belle-Île et s’achevait à l’entrée de la Baie d’Hudson. La partie du littoral qui s’étend de Portneuf, près du Saguenay, à Natashquan, ils la désignaient sous le nom de « Petit Nord ». Le « Grand Nord », c’était le fouillis inextricable d’îles et d’ilots rocheux qui dérobent la terre ferme à tous les yeux, presque sans interruption, de Kegaska à Blanc-Sablon.

N’empêche que dans les rapports officiels, on a coutume et on a raison de désigner sous le nom de Labrador canadien la partie de la côte qui s’étend de la Pointe-des-Monts à Blanc-Sablon. La partie occidentale de la côte reste tout simplement la Côte Nord.

Le camp de chasse bâti sur la rive sud de l’Île-à-la-Chasse et le comte de Puyjalon a passé les dernières années de sa vie et il est mort. —

Sauvage, aride, désolée, inhospitalière, telles sont les épithètes dont on s’est à peu près toujours servi pour désigner cette région de la province.

Les mérite-t-elle ? Pour répondre à cette question, il y aurait à faire toute une étude de physiologie naturelle. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas d’exagération à dire que l’injuste répartition de préjugés qui a pesé sur la Côte Nord du Saint-Laurent est un peu, beaucoup la faute des compagnies de chasse et de pêche qui avaient intérêt à ne pas livrer ce territoire à l’industrie et à la civilisation.

Mais, grâce à Dieu, tout a changé. Cette région calomniée et méconnue offre maintenant à l’activité canadienne un vaste champ industriel et commercial. Elle n’est pas encore, il est vrai, reconnue comme un Eldorado, mais elle n’est plus, tant s’en faut, comme on se plaisait à le dire naguère encore, l’abomination de la désolation.

Et si nous connaissons aujourd’hui sous cet aspect plus riant notre Côte Nord du Saint-Laurent, Henry de Puyjalon y a été pour beaucoup.

Il fut un temps où aller sur la Côte Nord du Saint-Laurent était un voyage auquel on pensait longtemps d’avance. Ne l’entreprenait pas, d’ailleurs, qui voulait, et quand un privilégié du sort trouvait l’occasion d’une randonnée dans ce lointain pays, on le regardait avec autant d’admiration que le voyageur qui part, aujourd’hui, pour l’Afrique Équatoriale ou les Îles Fidji. Il partait et, pendant des mois, on n’en entendait plus parler. Il était comme mort au monde. Il n’avait pas même la ressource moderne du suprême plaisir d’adresser des cartes postales illustrées à ses parents et à ses amis. On disait de lui avec des gestes qui exprimaient à la fois la terreur et l’admiration : « Il est allé au Labrador ». Et, en entendant ce dernier nom, on frissonnait. Puis, quand, enfin, le voyageur revenait, le front auréolé de la gloire des grands explorateurs, s’il avait un peu de lettres, il écrivait aussitôt un volume d’impressions de voyage ni plus ni moins que s’il avait fait le tour du monde.

Et c’est ainsi que nos bibliothèques ont un bon rayon d’ouvrages de littérature labradorienne. Nous pourrions citer, de mémoire, toute une série de ces récits. C’est une littérature instructive, passionnante de lecture à cause des aventures racontées et des faits historiques évoqués. Car, que de misères, que d’émouvantes péripéties, que d’anecdotes dans un voyage sur la côte nord d’autrefois : la côte nord d’il y a, disons, trente ans.

Mais tout cela est du passé. Dans notre siècle de « bougeotte », les morts, les diligences, les chars urbains, même les vieilles goélettes sur lesquelles on se rendait au Labrador, vont vite dans l’esprit des vivants, presque tous, aujourd’hui, propriétaires d’automobiles. Bref, un voyage sur la côte nord du Saint-Laurent et au Labrador canadien est aussi facile de nos jours qu’une randonnée dans nos campagnes du bas de Québec, et on pourrait même l’entreprendre pour une cure de repos.

D’ailleurs, la Côte Nord, en réalité, n’a rien du tout à voir avec les campements d’Esquimaux, ni avec les défilés d’abrupts rochers au fond desquels il semble que l’on va assister à des sabbats de sorciers présidés par Belzebuth en personne. Il est même curieux de voir là, au milieu des aspects caractéristiques des paysages nordiques, la vie se dérouler sur un rythme tout à fait continental.

De même que les « Empress » et autres Léviathans des mers ont transformé la terreur et les affres d’une traversée de l’océan en un plaisir toujours trop court, ainsi les navires des diverses lignes de navigation du bas du fleuve et du golfe, qui possèdent les mêmes qualités que les palais flottants océaniques, changent en une excursion d’agrément et de repos à l’eau salée, le rude et terrible voyage d’autrefois au Labrador canadien. Leur service a adouci l’âpreté de ce pays de légendes terribles qui, en plein XXème siècle, nous reportaient à celles qui couraient en Europe, au temps de Jacques Cartier, et il a même su faire disparaître, comme sous les coups d’une baguette de fée ou de magicien moderne, par une promenade enchanteresse sur les eaux du « majestueux Saint-Laurent », les risques périlleux d’une aventure au pays de Louis-Olivier Gamache.

La Côte Nord tout de même n’a guère changé d’aspect depuis des siècles. Il est certain que celle du Golfe, à part quelques légères modifications géologiques, ne doit guère différer de l’ancien Vinland des Danois et des Scandinaves qu’ils prétendent avoir découvert vers l’an 1000 A.D. et que leur Hulluland, à la satisfaction d’investigateurs consciencieux, était la côte du Labrador. On a aussi de bonnes raisons de supposer que le lieu d’atterrissage de Sébastien Cabot, le découvreur de l’Amérique des Italiens, le 24 juin — jour de la Saint-Jean-Baptiste, le croirait-on ? — 1497, quand il vit le nouveau monde pour la première fois, fut également cette côte du Labrador. Quelle belle thèse à développer !…

On a toujours parlé du Labrador canadien, même avant toute autre contrée de notre pays, puisque c’est la première terre qui apparut aux yeux des blancs qui surgirent, voilà plus de quatre siècles, de la « Mer Ténébreuse ». Et même en Europe, on connaissait cette « terre ingrate » avant toute autre partie de l’Amérique Septentrionale. Par un caprice, disons de géographie humaine, cette première terre d’Amérique connue des blancs d’Europe est demeurée la seule à peu près ignorée de l’univers. Ainsi en fut-il de nos premiers endroits habités en Nouvelle-France. Tadoussac, premier poste fréquenté par les blancs au Canada, est resté un pauvre petit village tandis qu’Hochelaga et Stadacona, fréquentés après, sont devenus Montréal et Québec.

N’importe, on parle, comme on a toujours parlé, du Labrador. C’est que la Côte Nord du St-Laurent, le bas du fleuve et le Golfe, pour peu qu’on les étudie, constituent une mine extraordinairement riche pour la petite histoire comme tout ce territoire peut devenir une contrée d’une richesse inouïe en ressources naturelles. On a écrit déjà beaucoup sur ces parages mais il y aurait encore des volumes à écrire sur les légendes encore courantes, sur certains faits historiques peu connus, qui n’ont pu être encore complètement tirés au clair et que l’on ne peut placer ni dans le domaine de la légende ni dans celui de l’histoire, comme cette fameuse ville de Brest dont on ne saura probablement jamais si elle a existé ou non.

Il est certain que le Labrador deviendra, un jour, plus prochain qu’on ne le pense, à l’ordre… de ce jour. Ce sera le jour où l’on se sera enfin débarrassé l’esprit de tous les préjugés qui existent au sujet de cette curieuse contrée ; où l’on connaîtra, enfin, la valeur inestimable en ressources naturelles de ce territoire de 76,600,000 acres, contenant du bois de toutes les essences, des minéraux peut-être de toute nature, des chutes d’eau d’une puissance inouïe, sans compter les richesses inépuisables de la faune et des eaux qui y coulent. Et ce jour-là, si ce territoire n’est pas encore totalement en notre possession, on se demandera par quelle aberration de nos gouvernants, il ne nous appartient pas et sous quelle triste impulsion nous l’avons perdu, puisqu’on se souviendra qu’il nous a déjà appartenu.

C’est ce pays qui était devenu le second pays d’adoption du comte Henry de Puyjalon. Dès son arrivée au Canada, poussé par sa passion de la chasse, il s’y était rendu chaque année, et il en avait déjà commencé l’étude sous ses différents aspects quand le gouvernement de Québec, voulant mettre à profit ses connaissances déjà acquises sur cette partie trop inconnue de la province, d’abord, au point de vue géologique, lui demanda une étude minéralogique le long de la Côte Nord du Saint-Laurent et, plus tard, afin de profiter de ses études sur la faune et les poissons de la région, le nomma inspecteur général des Pêcheries et de la Chasse dans cette région.

Ce fut d’abord jusqu’en 1894, une série de voyages, d’allées et venues, parfois fort prolongés, entre Québec, Montréal et différents points de la côte. Ces voyages d’explorations géologiques, d’abord, ces études de la faune du pays, ces relevés des rivières à saumons de la côte dont on le chargeait étaient suivis de longs et fort détaillés rapports d’une forme parfaite et dont on tirerait aujourd’hui des fruits abondants.

C’est ainsi qu’en 1880-81. Il entreprit au point de vue géologique une exploration de la Côte Nord du Saguenay jusqu’à Watheeshoo et qu’il faisait au cours de ce voyage des découvertes fort intéressantes. Il aurait voulu continuer ces études jusqu’aux limites extrêmes de la province, mais il manquait évidemment du nerf de la guerre puisque, le 2 mai 1881, transmettant un premier rapport au Secrétaire du Commissaire des Terres de la Couronne. Il écrivait :

« Me serait-il possible d’obtenir pour la continuation de mes travaux l’aide du Ministère des Terres de la Couronne ? Les frais à faire seraient peu considérables et une somme de 500 $, équivalente à celle qui m’a été nécessaire pour ma précédente exploration, serait suffisante, et me permettrait d’atteindre mon but.

« Si je puis obtenir de votre bienveillance le concours que je sollicite, je soumettrai au département le rapport des faits intéressants recueillis.

« L’époque du départ est presque arrivée, serait-ce trop exiger de votre courtoisie, que de demander une prompte réponse. »

Puis, au ministre lui-même, qui était alors l’honorable M. E. J. Flynn, il écrivait :

« Il est vraisemblable que les faits intéressants qui concernent la technologie minérale de la côte, auraient été plus nombreux, si mon voyage s’était accompli dans des conditions normales. Le temps a été si mauvais, qu’à différentes reprises, j’ai perdu des spécimens minéraux auxquels je tenais, et que ce n’est pas sans avoir couru le danger de sombrer dans les plus périlleuses conditions que j’ai pu atteindre la limite assignée à mon exploration ; mais c’est là le modus vivendi obligé de ce genre de voyage, et j’en eusse fait, Monsieur le Commissaire des Terres de la Couronne, bon marché si les fonds mis à ma disposition n’avaient été aussi minces.

« Malgré l’économe la plus scrupuleuse, ces derniers ne suffirent pas à défrayer mon voyage et j’ai dû, pour gagner Paspébiac, vendre à vil prix mes armes et une partie de mon matériel de route.

« La somme de cinq cents piastres, à laquelle j’avais évalué le coût de mon expédition est bien la somme réelle qu’il m’était nécessaire d’obtenir pour couvrir tous mes frais.

« Je compte, Monsieur le Ministre, sur votre équité, et j’espère que vous voudrez bien me faire remettre le complément de cette somme qui, sans me laisser aucun émolument, suffira très juste à solder mes dépenses. »

S’est-on rendu à cette supplique du vaillant explorateur ? Nous croyons savoir que les finances de la province ne le permirent pas.

À cause des faits peu connus que recèle ce rapport de l’expédition de 1880 par Henry de Puyjalon nous croyons intéressant de publier la plus grande partie de ce rapport. On pourra ainsi se rendre compte de la conscience, du sens d’observation, du souci d’exactitude et de la science que M. de Puyjalon mettait dans ces documents officiels qui ont généralement toute la sécheresse d’une statistique. Les rapports de M. de Puyjalon sont, au contraire, de belles études d’histoire naturelle, d’une lecture aussi agréable qu’instructive.

Pour cette exploration géologique de 1880-81. Il partit du Château-Richer[1] le 30 mai et n’atteignit Watheeshoo que le 30 juillet, à cause de la persistance des vents contraires et de l’exiguïté de son embarcation. Il visita Watheeshoo, Manicouagan, Pashasheeboo, la rivière Agwanus, Natashquan, Kegyka, Curless, Point Washeegotal, Tertiary Shell, Wolfe Bay, Nétagamu, Petit Mégatina, Baie des Roches, Cap Metattina, Baie Ha ! Ha !, l’Île Cumberland, Sheatica, Grant Harbour, l’Île Caribou, Baie Bradore, Blanc Sablon. Dans tous ces endroits il note nombre de découvertes de minerais de toute nature : argiles ferrugineuses, pyrite de fer, quartz compact, micas, porphyre.

Nous tenons à rapporter le passage suivant de son rapport à propos des alluvions aurifères de la rivière Pocachoo :

« J’ai négligé de signaler, à dessein, nombre de dépôts de pyrites qui parsèment les bords dont je viens d’énumérer les richesses minérales. Cette substance peu précieuse d’une extrême abondance dans toute cette région. Il ne faut pas perdre de vue que les schistes et grès cristallins, que les quartz compacts et micaschistes, gangues ordinaires de l’or, prennent un développement très vraisemblablement plus considérable encore qu’il ne m’a été possible de le constater dans cette exploration ; ce qui explique les faits qui vont suivre et donne une certaine créance aux récits que j’ai recueillis relativement à une exploitation occulte des alluvions aurifères de la rivière Pocachoo ou Pocacchos, près de la grande rivière St-Augustin.

« La rivière Pocachoo prend naissance derrière les trois baies qui, dans le détroit, se trouvent juste en face de la haute mer, entre les deux grandes îles de Long Island et de James Island, puis, elle se dirige vers le nord-est pour se jeter dans la baie de St-Augustin un peu au-dessus de la rivière du même nom, à peu près à la hauteur de l’extrémité septentrionale de River Island.

« Ce cours d’eau traverse, sans nul doute, les roches décrites plus haut ; son bassin très plat, assez grand, est constitué par une masse de terre transportée et de sables, sur un sous-sol argileux.

« La légende veut qu’un particulier, écossais de naissance, ait trouvé dans les circonstances les plus inattendues, sur une des montagnes qui closent le bassin de la Pocachoo, une pépite d’or d’un volume considérable. Empressé de jouir de sa nouvelle fortune il quitta la côte et rentra dans sa patrie. Quelques mois après son retour en Écosse, atteint d’une maladie grave, il mourut, avant d’avoir profité de l’aisance providentiellement acquise ; mais avant de rendre le dernier soupir il confia le secret de sa fortune à son neveu. Celui-ci accompagné de deux autres personnes vint vers le milieu ou la fin de l’automne, s’installer près de la rivière Pocachoo. Ils entreprirent des travaux entravés par la rigueur de la saison déjà avancée, et qui par suite, ne donnèrent que des résultats au-dessous de leurs espérances. Cependant la récolte qu’ils obtinrent fut assez fructueuse pour qu’en partant, ils annonçassent leur retour prochain

« J’ai tenu à pénétrer le côté obscur et légendaire de ce récit : j’ai interrogé plusieurs personnes, et toutes prétendent avoir connu ou entendu parler des trois chercheurs d’or. J’ai suivi les terrains qu’ils avaient parcourus. J’ai retrouvé les traces certaines des travaux qui leur sont attribués. Sur la montagne où l’on dit que fut trouvé le lingot d’or, rien n’indique la présence du métal précieux. J’ai lavé à mon tour les alluvions de la rivière, et quoique le vase dont je me suis servi ne fut qu’un gobelet de ferblanc, ce qui compliquait mes opérations et ne leur permettait que la plus approximative des perfections, j’ai cru remarquer après le lavage un grain métallique qui examiné à la loupe avait toutes les apparences de l’or.

« Du récit et des faits que je viens d’exposer il résulte que :

« Les formations ordinairement aurifères existent à proximité de la rivière Pacachoo, ou sont traversées par elle.

« Que des travaux entrepris dans le but de chercher de l’or ont été exécutés.

« Que les alluvions déjà fouillées recèlent quelques parcelles de métal offrant tous les caractères de l’or ».

  1. Je dois à Madame Ubald Bureau, de la rue Scott, à Québec, fille de feu Pierre-Célestin LeFrançois, fondateur, en 1858, de l’Hôtel Champêtre, de Château Richer, les notes suivantes qu’elle me communique aimablement au moment où je commence la correction des épreuves de ces pages. Ces notes, extraites de l’historique de l’Hôtel Champêtre, sont trop intéressantes pour ne pas les inclure dans cette monographie du comte Henry de Puyjalon qui ne pèche déjà pas trop par l’abondance des documents. Voici cet extrait des registres de l’Hôtel Champêtre :

    « …Puis vint l’excellent comte Henry de Puyjalon arrivé à Québec en 1872, qui s’acclimata si bien à la vie paisible de cette maison hospitalière qu’il y demeura plusieurs années, ayant fait de la famille LeFrançois comme sa propre famille.

    « Outre le souvenir d’un homme de science, le comte de Puyjalon laissa en partant, lorsque le destin le prit ailleurs, celui d’un parfait gentilhomme, bon et charmant, au cœur plus grand que la bourse et dont la noblesse se manifesta bien autrement que par la couronne de comte que nous pouvions retrouver sur chacun des accessoires à son usage : couronne brodée sur fines toiles, sur objets divers, ciselée dans l’ivoire de choses très anciennes.

    « Il eut un fervent ami dans Oscar Dunn qui lui resta fidèle dans ses revers de fortune. Il aimait à venir souvent se délecter en se reposant avec cet ami sûr, cet homme de sciences ; tous deux devisant sur la vie et ses duretés.

    « Une mauvaise étoile poursuivit M. de Puyjalon même dans son pays d’adoption. Alors qu’il possédait encore un reste de fortune, il fit l’acquisition, à Château Richer, d’une immense terre à culture sur laquelle il avait découvert des carrières de pierre lithographique. Le comte possédait tous les secrets de cette science de la lithographie et il comptait tirer de cette terre des revenus considérables.

    « Il en fit donc l’exploitation, puis prépara un envoi considérable de ces pierres. Il en remplit un wagon complet qu’il expédia on ne sait où… Malheureusement son envoi resta sans résultat. Il n’en eut jamais de nouvelles. Tout son avoir fut anéanti et ce fut la fin de tout. Il ne lui restait plus un sou.

    « M. de Puyjalon demeura encore quelques années dans la famille LeFrançois qui lui fournit gratuitement nourriture et vêtement. Il lui vint, enfin, une minime charge du gouvernement de la province et il partit alors pour aller demeurer à Québec où il fit la connaissance de Mlle Angélina Ouimet

    qu’il épousa…

    « Un jour il s’embarqua sur un pauvre petit canot, vraie coquille de noix, pour une expédition sur la Côte Nord, amenant avec lui le jeune Jules LeFrancois alors âgé de seize ans. L’aventure était périlleuse et le jeune homme en eut vite assez. Avant qu’il fut trop tard, il prit le train et regagna Québec…

    « Pour ce noble au cœur si large, l’argent ne comptait rien. Un jour où tout son avoir se résumait en un dollar au fond de son gousset, il se présenta un pauvre à la maison. Puyjalon prend son dollar et le donna au mendiant, sans regrets, et tout heureux de sa largesse… »