Psychologie politique et défense sociale/Livre III/Chapitre V

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CHAPITRE V

L’impopularité parlementaire et la surenchère


C’était au commencement de la Révolution française ; l’habitude de se débarrasser de ses contradicteurs en leur coupant la tête n’était pas encore régulièrement établie. Le doux Saint-Just guettait celle de Camille Desmoulins, mais n’avait pu réussir encore à la lui faire supprimer. Profitant d’un répit qui devait être assez court, le célèbre polémiste écrivait avec une fiévreuse activité ses dernières réflexions. Elles paraissaient dans un petit journal nommé Le Vieux Cordelier.

Vous n’avez jamais lu, sans doute, cette feuille vénérable, je ne la connaissais pas davantage jusqu’au jour récent où le hasard mit sous mes yeux le numéro du "20 frimaire an II de la République une et indivisible."

Son instructive lecture prouve à qui aurait pu l’oublier que dès les débuts de la Révolution, la méthode de la surenchère, ce fléau des démocraties, sévissait furieusement. Camille Desmoulins s’en plaint avec amertume et indique les moyens de la combattre en rappelant une vieille histoire de l’époque romaine.

En ce temps là, dit le célèbre polémiste, que je résume un peu, vivait à Rome un certain député collectiviste du nom de Gracchus, devenu très gênant, parce qu’il faisait aux ouvriers quantité de promesses irréalisables. Ces promesses le rendaient fort populaire, mais dépopularisaient en même temps le Sénat. Inquiète de ses manœuvres, l’illustre assemblée finit par prendre à sa solde un anarchiste du nom de Drusus, chargé de renchérir sur toutes les motions de Gracchus. Ce dernier demandait-il de livrer au peuple le pain à 4 sous la livre, Drusus proposait aussitôt de le donner pour 2 sous et ainsi de suite. En peu de temps, Gracchus perdit toute sa popularité. Il la perdit même tellement que ses anciens adorateurs finirent, à la grande satisfaction du Sénat, par lui casser la tête. Ses contemporains le plaignirent peu, et la postérité moins encore.

Tel est le sens général de l’histoire rapportée par le Vieux Cordelier d’après les auteurs latins. L’apologue du célèbre polémiste ne fut pas compris et sous l’influence des surenchères journalières, la République descendit rapidement la pente des violences, de l’anarchie et des mesures arbitraires qui la firent sombrer dans la dictature.

Certes, la surenchère constitue, en apparence du moins, un assez sûr moyen de vaincre ses rivaux, surtout si ces derniers gardent quelques scrupules et si du premier coup on va assez loin. Il est incontestable que le député socialiste qui promettait jadis 6.000 francs de rente à chacun de ses électeurs, en échange d’une heure de travail quotidien, dans le cas où son parti triompherait, ne devait pas craindre beaucoup de surenchères. On eût pu tout aussi aisément promettre à chaque électeur 12.000 francs de rente et une automobile conduite par un bourgeois enchaîné sur le siège. Mais, en matière de surenchère, s’il est recommandable d’arriver de suite aux extrêmes limites du vraisemblable, il est dangereux de trop les dépasser.

La méthode de la surenchère étant très commode, certains politiciens ont pris l’habitude d’en user largement C’est seulement maintenant qu’ils lui découvrent d’assez nombreux inconvénients.

Promettre n’est jamais difficile, tenir l’est toujours. Sans doute, peut-on ajourner pendant quelque temps les réalisations, en invoquant l’opposition des partis, mais un moment arrive où l’électeur finit par découvrir qu’on l’a berné avec des chimères. Il perd alors ses illusions et les illusions sont choses trop précieuses pour qu’on les perde sans colère.

Aujourd’hui, grâce justement à leurs surenchères, beaucoup de parlementaires sont enveloppés d’un nuage d’impopularité qui s’accroît chaque jour.

Non pas, certes, que ces législateurs aient manqué de zèle, mais nul n’est capable de créer l’impossible. Or, ce qu’on a promis est précisément l’impossible. Se heurtant sans cesse à des nécessités naturelles, les lois édictées n’ont fait parfois qu’accentuer les maux qu’elles prétendaient guérir. De surenchère en surenchère, le Parlement avait voté des retraites ouvrières qui eussent coûté annuellement, 800 millions, des retraites pour les employés de chemin de fer en exigeaient 200, etc. Les intéressés eux-mêmes, comprenant l’absurdité de ces votes, laissèrent le Sénat les ramener à des chiffres vraisemblables.

Dupé d’abord par de magnifiques promesses, le peuple a fini par s’apercevoir que seuls, restaient vivaces aujourd’hui chez ses maîtres, les conflits d’appétits, et que leur morale se ramenait à une course vers la satisfaction de ces appétits. Il vit les candidats, si humbles lorsqu’ils se disputaient ses votes, devenir ensuite tyranniques avec les faibles et trop dépourvus de convictions pour reculer devant les plus irréalisables programmes, les plus absurdes promesses.

Aujourd’hui le député est à la fois l’esclave de son comité et le tyran de ceux dont il ne peut escompter les voix. Il lui faut toujours servir les besoins et les haines de ses électeurs influents.

Son existence est véritablement peu enviable. On en jugera d’après le tableau tracé par monsieur Raymond Poincaré, de la vie d’un notaire de province devenu député puis ministre.

Il était plein d’illusions. Il mit peu de temps à les perdre. Il lui fallut d’abord subir la promiscuité du comité électoral et ses exigences. Élu, il essaya d’être indépendant. On lui fit comprendre qu’il ne fallait pas s’amuser à ce jeu. Il dut s’inféoder à un groupe. Les lettres qui affluaient demandant des palmes, des secours, des places ne l’y obligeaient-elles pas ?

Puis il devint ministre. À peine était-il désigné que son antichambre était envahie par une vingtaine de jeunes gens ambitieux de s’embarquer sur l’esquif qui portait sa fortune. Après une tentative tôt réprimée de résistance, il en fit des chefs, des sous-chefs, des chefs adjoints, des attachés de cabinet.

Mais il voulait tout de même gouverner. Les séances du Conseil des Ministres l’en dissuadèrent promptement. Il fallait vivre d’abord, durer, éviter les affaires gênantes. Il tomba naturellement, et lassé, dégoûté, il est discrètement retourné à sa petite ville et à ses champs.

Parmi les députés, certains sont cependant pleins de bonne volonté. Réunis en foule, ils ne peuvent rien. Un député de la gauche, monsieur Labori, qui a renoncé à se représenter, marque très justement cette impuissance dans les lignes suivantes :

L’initiative parlementaire est à peu près nulle pour tout ce qui touche aux intérêts généraux.

Le travail parlementaire se fait sans règle, sans ordre, sans sincérité. Les votes escamotés sont acquis. Le contrôle parlementaire est impossible. Les députes sont subordonnés aux ministres dont ils ont un besoin continuel pour assurer à leurs électeurs la justice qui, dans l’état de nos mœurs politiques, est devenue une faveur.

Le Parlement et le gouvernement réunis sont cahotés entre les exigences d’une démocratie chaque jour plus impérieuse et celles d’une oligarchie financière qui défend ses intérêts, et non ceux de l’État. Ainsi la vie politique n’est qu’un perpétuel compromis entre deux puissances de surenchère ou de corruption : la démagogie et l’argent.

La Chambre vote les lois au hasard des intérêts de l’heure. Quatre années m’ont enseigné qu’au Parlement les hommes de bonne volonté et de pensée droite s’épuisent en vains efforts.


L’usage de la surenchère a été une des causes principales d’antipathie croissante contre le Parlement, dont sont animés beaucoup de citoyens comme nous le montrerons bientôt. Examinons d’abord les méthodes gouvernementales qu’elle engendra.

L’habitude de la surenchère rend naturellement très obéissant devant les menaces. On cède par crainte de voir ses collègues céder. Or, ce n’est guère que dans la classe ouvrière, que se font entendre de bruyantes menaces. C’est donc pour elle surtout que le Parlement a légiféré, accumulant les lois sociales, sans s’occuper de leurs répercussions, et sans se douter qu’elles ne feraient qu’attiser des haines.

Ces terribles lois sociales ont en effet semé partout la discorde, grevé lourdement nos finances et gêné singulièrement notre industrie. Le directeur d’une de nos plus grandes compagnies de navigation maritime écrivait récemment qu’elles étaient une des causes de la triste décadence de notre marine marchande. Elles limitent graduellement l’avenir de nos entreprises industrielles en obligeant les patrons, entravés par des règlements tatillons, à supprimer de fait l’apprentissage, jetant ainsi sur le pavé des milliers d’enfants dont beaucoup sont devenus de dangereux criminels. L’assistance aux vieillards n’a guère servi qu’à allouer plus de 90 millions par an aux électeurs influents, comme l’ont prouvé récemment des rapports officiels. Qu’on y ajoute la centaine de millions abandonnés aux bouilleurs de cru, puis les centaines de millions que coûteront les retraites ouvrières votées par le Parlement, et on aura une idée du poids que peuvent faire peser sur le budget et l’industrie les surenchères de l’intérêt individuel talonné par la peur.

Bien entendu, le législateur se soucie peu des conséquences de ses lois. La plus anodine en apparence coûte cependant fort cher. Dans le Bulletin officiel de la Ville de Paris du 2 avril 1908, on peut lire le rapport d’un conseiller constatant avec amertume que pour ses services municipaux, la ville était obligée de payer à la Compagnie qui lui fournissait le charbon nécessaire aux usines des eaux, une augmentation annuelle de 600.000 francs, conséquence des nouvelles lois ouvrières.

Les municipalités auraient tort de se plaindre car elles pratiquent la surenchère tout autant que les politiciens. Un journal financier, Le Globe, montrait dans son numéro du 19 août dernier que les mesures prétendues humanitaires du conseil municipal de Paris avaient coûté aux actionnaires des diverses compagnies de tramways plus de 75 millions. Ces compagnies ayant vu disparaître tout leur capital et n’exploitant plus qu’à perte, ne distribuent naturellement aucun dividende à leurs actionnaires.

Les socialistes diront que c’est tant mieux. Ils découvriront que c’est tant pis lorsque devant la grève fatale des futurs actionnaires les municipalités se verront obligées d’assurer elles-mêmes leurs services. Ce seront alors tous les contribuables, y compris les socialistes, qui subiront les pertes. Ce jour-là, ils commenceront à comprendre la puissance des lois économiques.

Rien ne servirait de récriminer puisque la surenchère, l’humanitarisme, le libéralisme et la peur sont devenus nos guides. De tels fléaux sévissent fréquemment chez les peuples sans stabilité mentale et que menace la décadence.


On conçoit facilement maintenant les causes principales de l’impopularité du Parlement. Illusions créées par l’abus des promesses. Tentatives de réaliser ces impossibles promesses et par suite, désordre jeté dans le commerce, l’industrie et les finances. Persécutions de classes entières de citoyens aux dépens desquelles on a voulu exécuter ces promesses. Déception de tous les croyants dans la puissance de l’Étatisme.

Suivons maintenant le développement de l’anti-parlementarisme dans les diverses couches sociales.

Inutile, naturellement, d’insister sur sa progression dans le clergé et chez les catholiques, c’est-à-dire dans une fraction encore notable de la nation. On ne peut espérer que des gens dépouillés, traqués, persécutés de toute façon, puissent avoir de la sympathie pour des oppresseurs qui se déclarent leurs irréductibles ennemis. Donc inimitié certaine, et d’ailleurs fort justifiée, de leur part.

La même inimitié est évidente encore, quoique nullement justifiée cette fois, chez les instituteurs et de très nombreux fonctionnaires.

Aucun gouvernement n’a autant fait pour les instituteurs que la République actuelle, aucun cependant n’a récolté pareille impopularité. L’adhésion récente de la Fédération des Syndicats d’instituteurs à la Confédération révolutionnaire du travail traduit nettement l’esprit dont ils sont animés.

Quant à l’hostilité des fonctionnaires proprement dits, 800.000 environ, elle croît à mesure que sont exaucées leurs revendications et si l’on ne réussit pas à les dominer ils pourront nous conduire fort loin, non seulement en écrasant progressivement le budget, mais encore par leur prétention de se substituer aux autres pouvoirs et de former de petits États dans l’État. Tant qu’il obtempérera à leurs désirs, le gouvernement pourra compter sur eux. Dès que cela deviendra impossible, faute d’argent, comme pour les postiers, il les verra se dresser contre lui. Ce que les fonctionnaires demandent maintenant, c’est simplement "détruire la puissance ministérielle pour la répartir entre les administrations mêmes". Ce serait le despotisme complet du rond-de-cuir. Mieux vaudrait sûrement Héliogabale ou Tibère. On peut se débarrasser d’un tyran et son pouvoir est toujours éphémère. La tyrannie anonyme et indestructible des bureaucrates nous laisserait sans espoir.

Nous sommes pourtant menacés de finir par elle. On a depuis cent ans, en France, renversé bien des régimes, bien des chefs d’État, bien des ministres, seule la puissance des fonctionnaires n’a jamais été effleurée. Sur toutes les ruines accumulées ils n’ont fait que grandir, et on entrevoit le jour où ils seront définitivement nos seuls maîtres.


Presque autant que la classe des instituteurs et des fonctionnaires, celle des ouvriers a été depuis vingt ans favorisée par les législateurs. Cependant ces derniers n’ont pas de plus bruyants adversaires. Nul besoin d’être un Machiavel pour expliquer ce phénomène. Il résulte des invariables lois de la psychologie populaire. Les foules ne respectent que les gouvernements forts. Elles n’ont jamais je l’ai dit déjà, de reconnaissance pour ce qu’elles obtiennent par les seules menaces. Le mépris du faible a toujours été leur loi.

L’anti-parlementarisme des ouvriers en général, et de la C.G.T. en particulier, est indiscutable. Leur haine contre les législateurs s’adresse à tous les partis, aux socialistes surtout. Pour les cléricaux seulement ils manifestent parfois quelque indulgence, sans doute parce que leur mentalité est assez voisine.

L’ouvrier rêve aujourd’hui d’une autocratie populaire nouvelle dressée contre l’autocratie jacobine. Il est persuadé que, grâce à ses mystérieuses capacités, le prolétariat réalisera ce que n’a pu réaliser la bourgeoisie : le bonheur universel.

À force d’entendre les parlementaires lui promettre des miracles, lui proclamer tous les jours qu’il est le maître souverain de toutes choses, investi de tous droits, sans nul devoir, qu’il n’a qu’à vouloir pour pouvoir, le Nombre, écrit monsieur Jules Roche, a fini par croire ses courtisans.

"Plus de politiciens ! Plus d’action parlementaire ! Tout par l’action directe" est aujourd’hui la devise des entraîneurs populaires.

Sentant cette hostilité croissante, les socialistes avancés ont tâché de la combattre par des flatteries, mais ils n’ont abouti qu’à des échecs et en sont arrivés à ne plus oser se montrer dans les grands meetings ouvriers. Quand par hasard ils essaient de s’y insinuer, c’est pour se voir accueillis de la plus insolente façon. On en jugera par les extraits suivants d’un compte rendu que j’emprunte au journal Le Temps du 21 mai 1909  :

Monsieur Dejeante, députe de Paris, essaye d’obtenir le silence. Il adjure les auditeurs de rester calmes, il n’obtient qu’une réponse :
-Hou ! hou ! les quinze mille !
Toute la salle est debout, soit sur les banquettes, soit sur les tables. Les interruptions opposées se croisent :
-Dehors, les mouchards !
-À la porte, les députes !
Le tapage redouble encore lorsque monsieur Dejeante veut prononcer son discours.
-Je suis un vieux syndiqué, dit-il.
-Et un "quinze mille" en même temps ! lui répond le groupe des interrupteurs.

Nouvelle bagarre. Monsieur Dejeante voulant parler quand même, les révolutionnaires entonnent l’Internationale. Monsieur Dejeante prend le parti de faire chorus avec eux. La fin de l’Internationale est accueillie par des applaudissements frénétiques.

Puis, c’est un libertaire qui vient prêcher le sabotage :
-Nous avons entendu des gens parler de révolutions et qui s’en sont fait des rentes. Messieurs les députes qui avez table bien servie, auto et le reste, vous en parlez à votre aise. Mais nous n’avons rien, nous n’aurons rien. Il ne s’agit pas de discours. Il faut des actes.


Pour des raisons très différentes, mais parfaitement justifiées, les industriels et les capitalistes, c’est-à-dire les vrais générateurs de la richesse nationale, ne professent aucune sympathie pour nos gouvernants. Non seulement ces derniers ne les ont guère protégés contre le sabotage, l’incendie et les violences de toute sorte, mais ils entravent chaque jour leurs industries par les lois sociales les plus vexatoires, en attendant de pouvoir détruire définitivement leurs fortunes par des impôts inquisitoriaux plus vexatoires encore.

On croit ne pas devoir les ménager parce qu’ainsi que le dit monsieur Pierre Baudin dans son livre La politique réaliste, "les sociétés ne sont plus représentées par l’élite". Cela n’est vrai que d’apparence. En réalité, je l’ai précédemment montré, les élites ne furent jamais aussi nécessaires qu’aujourd’hui. Loin de diminuer, leur rôle grandira encore. Sans élites, ni science, ni industrie, ni progrès matériels. Sans elles ce serait la basse décadence socialiste caractérisée par l’égalité dans la misère et la servitude.

Donc le parlementarisme s’est créé des ennemis nombreux et variés. Toutes les classes lui témoignent de l’aversion. Une seule, la bourgeoisie moyenne, ne lui est pas hostile, mais simplement indifférente, immensément indifférente. Monsieur d’Auriac, dont j’ai plusieurs fois cité les écrits, l’a très bien montré dans les termes suivants :

La bourgeoisie française, composée d’éléments divers, secouée par dix révoltions, est profondément indifférente à toutes les formes de gouvernement.

Elle n’est ni royaliste, ni impérialiste, ni républicaine. Elle vote pour la république parce que la république existe elle est conservatrice, non d’une forme de gouvernement, mais de ce qui est. Elle est fidèle à celui, quel qu’il soit, qui lui donne la paix et la sécurité. Le lendemain de la chute elle ne le connaît plus puisqu’il ne peut plus lui servir à rien.

Une des causes les plus actives de l’impopularité parlementaire est la tyrannie véritablement odieuse que le député de province, obligé d’épouser toutes les haines locales de son comité, fait lourdement peser sur les citoyens n’appartenant pas à son parti. Dans une interview publiée par Le Journal, monsieur Loubet, qui fut député avant de devenir Président de la République, fit à ce sujet les révélations suivantes :

Comment voulez-vous que l’on conserve le scrutin d’arrondissement dans l’état misérable où il est tombé avec les représentations qu’il a données et qu’il préparerait encore ? C’est le comble de l’abaissement. On n’a pas idée à Paris des mœurs que ce système déformé a fini par créer dans les provinces, des tyrannies qu’il a érigées, des procédés d’oppression publique qu’il a installés.

"Celui qui ne vote pas pour moi est mon ennemi." Voilà la formule. Elle ne se déguise pas. Peu importe que la grêle tombe sur la vigne de l’adversaire et que son bétail soit emporté par la maladie. Il y aura des indemnités pour certains électeurs. Il n’y en aura pas pour les autres. Tant pis pour eux s’ils sont ruinés : ça leur apprendra à ne pas faire partie de la clientèle triomphante ! Dans un pays centralisé comme la France, de telles mœurs ont pu durer très longtemps, mais elles sont arrivées à un point d’excès où l’instinct de justice qui est si vif chez nous finit par être universellement révolté. Et il est dangereux d’exaspérer en France le sentiment de justice.

Les hommes les plus éclairés ont fini par se former de la Chambre des députés une idée très sévère. On en peut juger par l’extrait suivant d’un manifeste du "comité républicain de la République proportionnelle". Il est signé des noms les plus connus de l’Institut, de la Sorbonne, de l’Industrie et du Barreau : messieurs A. Carnot, Bouchard, Croiset, Dastre, Painlevé, J. Harmand, Diehl, Fernand Faure, etc. Cet "et cætera" comprend une cinquantaine de noms, la plupart éminents. Au fond, ce manifeste signifie simplement que, par trop opprimée, l’élite finalement se révolte.

L’usage du scrutin d’arrondissement a perpétué des mœurs électorales et politiques intolérables. La candidature officielle, l’arbitraire dans les actes administratifs, l’arbitraire même dans l’application des lois, la faveur substituée à la justice, le désordre dans les services publics, le déficit dans les budgets où les intérêts privés et de clientèle prévalent sur l’intérêt général.

Il faut affranchir les députés de la servitude qui les oblige à satisfaire des appétits pour conserver des mandats. Il faut mettre plus de dignité et de moralité dans l’exercice du droit de suffrage, substituer la lutte des idées à la concurrence des personnes.


Comment, après avoir accumulé tant d’hostilité dans toutes les classes, le régime parlementaire peut-il encore subsister ?

Il dure, et probablement durera longtemps, grâce à cette raison tout à fait capitale d’être à peu près le seul gouvernement possible chez les peuples civilisés. C’est justement pourquoi tous l’ont adopté. Que le régime parlementaire ait à sa tête un souverain héréditaire, comme en Angleterre, en Belgique et en Italie, ou un chef élu comme en France et en Amérique, ce sont toujours des parlements qui légifèrent et des ministres qui gouvernent. Les derniers gouvernements autocratiques de l’Europe, la Russie et la Turquie, ont dû finir par accepter le parlementarisme, ne pouvant faire autrement.

Quand un régime est inévitable il faut l’accepter, mais tâcher de l’améliorer. On améliorera le régime parlementaire par un mode d’élection des députés leur donnant quelque indépendance à l’égard des électeurs. On l’améliorera encore au moyen des mesures que j’ai indiquées contre la dangereuse armée des fonctionnaires. Lorsque ces derniers seront uniquement, ainsi que dans l’industrie privée, des agents auxiliaires, à l’égard desquels aucun engagement n’aura été pris au début de leur carrière, ils se considéreront comme des serviteurs facilement remplaçables et ne s’érigeront plus en maîtres impérieux.

Enfin le régime parlementaire sera surtout amélioré quand les gouvernants se décideront à faire preuve d’un peu d’énergie et à ne plus pactiser sans cesse avec l’émeute, sous prétexte d’apaisement. Comment, malgré tant d’exemples répétés, les hommes au pouvoir n’arrivent-ils pas à découvrir que leur faiblesse constante, leurs amnisties à jet continu ne font qu’accroître l’armée des révoltés, des incendiaires et des saboteurs ?

Et par le fait seul que les amnisties sont à jet continu, les émeutes le sont aussi. Le bilan en devient de plus en plus sombre.

1907, révolte de deux départements du Midi et mutinerie d’un régiment.

1908, insurrection à main armée de Draveil.

1909, grèves des postiers et des inscrits maritimes, grèves révolutionnaires de Méru et de Mazamet, sabotages variés, emploi de la dynamite pour faire exploser des bateaux.

1910, nouvelle grève des inscrits de Marseille, etc.

Une faiblesse aussi constante que celle de nos gouvernants ne saurait longtemps durer. Quand l’anarchie grandit sans cesse et que le parti de l’ordre faiblit toujours, c’est l’anarchie qui finit par triompher.



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