Psychologie politique et défense sociale/Livre III/Chapitre IV

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CHAPITRE IV

Les formes nouvelles des aspirations populaires


Considérée dans ses résultats immédiats, la grève des postiers apparaît comme un incident comparable à une grève quelconque. Envisagée dans ses causes lointaines et dans l’avenir dont elle est chargée, elle constitue, au contraire, un de ces événements marquant une phase nouvelle de l’histoire d’un peuple.

Pour la première fois, en effet, on a constaté le commencement de désagrégation d’une société en petits groupes homogènes, ne possédant chacun d’autre patriotisme que celui de leur groupe et prêts à sacrifier l’intérêt général, dès qu’ils y trouvent un avantage particulier. Le monde civilisé a vu, avec étonnement, des postiers traiter le reste de la nation en ville assiégée que l’ennemi cherche à isoler et à réduire par la famine. Nul souci des ruines que pouvait provoquer un pareil arrêt de la vie publique.

Cet égoïsme corporatif substitué à l’intérêt général du pays frappa beaucoup les étrangers. Voici comment s’exprima, à ce propos, le plus important des grands journaux anglais, le Times :

Il est triste de constater que la grève actuelle jette un jour véritablement sinistre sur certains aspects de la vie nationale en France.

… Si la crise européenne actuelle s’était dénouée soudainement par une guerre, la puissance militaire de la France eût été réduite en ces quelques jours à son minimum et un épouvantable désastre national eût été rendu inévitable.

… Un corps de fonctionnaires publics qui, dans une heure de difficulté et d’anxiété internationale, ne tient pas compte de pareilles considérations, manque forcément, ou bien de l’intelligence la plus ordinaire, ou bien des moindres éléments du patriotisme.

Le mépris de tout un groupe de citoyens pour l’intérêt général ne constitue qu’un des enseignements de cette grève. Elle en comporte bien d’autres.

Son explosion soudaine fut la conséquence de la formation d’énergies sociales nouvelles, inaperçues, mais grandies dans l’ombre depuis longtemps. Conscientes de leur force, elles se sont dressées devant l’Étatisme parlementaire et, par un foudroyant succès, ont montré ce que pourrait devenir leur rôle.

Ce pouvoir imprévu s’élève aussi bien contre la puissance de l’État que contre celle du socialisme, simple floraison de l’Étatisme. Les collectivistes eurent donc, en vérité, bien tort de se réjouir de la réussite d’une grève dont évidemment, ils ne soupçonnèrent aucunement la portée.

Le triomphe des postiers fut favorisé par l’impopularité croissante d’un Parlement qui n’a su qu’édifier des lois incohérentes et persécuter, avec la plus cruelle intolérance, des classes entières de citoyens.

L’histoire, rapportée à la Chambre, de cette receveuse des postes dont un préfet exigeait la révocation, uniquement parce qu’elle allait à la messe, provoqua dans le public, une véritable explosion d’indignation et fut, pour beaucoup, dans la sympathie témoignée aux grévistes.

Cette nouvelle évolution des aspirations populaires nous ramène à une période d’anarchie et de régression. La Révolution avait remplacé les corporations par la liberté, et voici que les corporations se rétablissent. Elle avait supprimé l’impôt personnel, pour éviter l’inquisition fiscale et nous allons rétablir cette inquisition qui deviendra plus oppressive que les anciennes persécutions religieuses. Les vieilles tyrannies renaissent donc tour à tour et changent simplement de noms. La seule liberté de l’avenir sera celle de nous haïr. La théocratie syndicaliste n’en tolère pas d’autres.

La soudaineté de la grève dont nous venons de parler et son absence de motifs prouve clairement qu’elle était issue d’un nouvel état mental des foules. Dès qu’ils l’eurent proclamée, les postiers eurent bien de la peine à lui trouver des causes avouables. Leurs affiches trahirent nettement cet embarras.

Dans une proclamation du Conseil central de la grève publiée par le Matin du 19 mars 1909, nous lisons :

Jamais nous n’avons envisagé la grève comme moyen de défense professionnelle, ce sont les injures adressées par monsieur Symian à nos collègues dames qui ont soulevé l’indignation du personnel tout entier.

Mais, comprenant bientôt que le fait d’avoir adressé à des dames des noms de volatiles, peu réputés par leur intelligence, ne suffisait pas à excuser l’arrêt de la vie d’un pays, les grévistes cherchèrent d’autres motifs. Ils ne trouvèrent à invoquer qu’un vague favoritisme, utilisé d’ailleurs par la plupart des agents, et dont le seul résultat était de faire gagner trois mois à des employés avançant automatiquement tous les trois ans.

En réalité, la grève eut de tout autres causes et la situation des postiers ne la justifiait nullement.

Cette situation était, en effet, absolument privilégiée. Considérés comme des agents électoraux précieux, ils voyaient, depuis 15 ans, toutes leurs exigences satisfaites. Mieux payés que la plupart des fonctionnaires et beaucoup plus que les meilleurs ouvriers, ils ne possèdent cependant que l’instruction primaire de ces derniers et exécutent un travail bien moins difficile.

Le commis qui a dirigé la grève touchait, avec ses indemnités, près de 6.000 francs d’appointements, et l’employé le plus mal noté est toujours sûr d’arriver à 45 ans avec les remises, à 4.400 francs, s’il travaille dans un bureau fixe, et 5.500 francs, s’il est ambulant. La retraite représente les deux tiers des appointements. Les sujets capables avancent tous les trois ans. Les moins capables sont seulement retardés de trois mois. En publiant les instructions qui règlent l’avancement, les journaux montrèrent l’indulgence de l’administration et quelles faibles notes il fallait avoir pour n’avancer qu’à l’ancienneté. Voici ce que disent ces instructions :

L’avancement par ancienneté se fera pour le personnel des services d’exécution, de direction et de surveillance se signalant par sa faiblesse de rendement, manquement de zèle, d’assiduité, d’exactitude, manque d’autorité, négligences graves ou répétées dans le service.

Alors, pourquoi la grève ?

Elle fut simplement une crise de vanité collective exaspérée chez des gens conscients de la force artificielle qu’on leur avait laissé prendre. En voici la genèse :

Les ministres et sous-secrétaires d’État qui se sont succédé depuis 10 ou 12 ans, écrivait le Temps, ont eu pour politique de conquérir à tout prix la faveur de leurs subordonnés. A priori, toutes les réclamations du personnel étaient (aux yeux des ministres ou sous-secrétaires d’État), justes en principe et faciles à satisfaire. Même quand ces réclamations étaient formulées comme des ordres, et ceci devint la règle constante, tout allait pour le mieux, car il convenait d’éviter un conflit. C’est ainsi qu’on le préparait, et qu’on le préparait plus grave.

Le pouvoir flattait avec servilité les délégués de l’Association. Son président, a-t-on révélé, "déjeunait toutes les semaines chez le sous-secrétaire d’État, qui le consultait sur les promotions, les tableaux d’avancement et sur les nominations des directeurs !"

À la suite de quelques discussions se manifesta un brusque refroidissement dont le point de départ fut l’insuffisance des crédits, impuissants à satisfaire de croissantes exigences. Ces commis, habitués à parler en maîtres devant des chefs très déférents, furent indignés d’une ébauche de résistance et commencèrent à menacer. Le conflit devenait psychologiquement évident, au premier refus d’un pouvoir toujours prêt à céder.

Il éclata bruyamment, pour le plus futile motif. Le 13 mars, une délégation n’ayant pas obtenu du ministre ce qu’elle exigeait, c’est-à-dire la suppression de l’avancement au choix, sortit de l’audience en poussant des hurlements de fureur et se précipita vers le bureau central de télégraphie. Elle y sema le désordre par ses vociférations et commença la grève. Cette dernière fut votée à l’unanimité le lendemain par les postiers et télégraphistes réunis au Tivoli Vauxhall.

On connait ses résultats. Après quelques jours de vague résistance et de menaces de révocation, le gouvernement, malgré l’appui de la Chambre, capitula de la plus complète, et il faut bien le dire aussi, de la plus humiliante façon.

C’est en effet, très humblement, que des ministres, disposant de toute la puissance publique, cédèrent aux injonctions insolemment formulées de fonctionnaires révoltés. Le représentant des postiers sut bien marquer la forme humiliante de la défaite devant ses camarades enthousiasmés par un succès si imprévu.

Quand j’ai vu, hier, dans le cabinet du Président du Conseil, les gouvernants à genoux, pour ainsi dire, nous demander l’apaisement du conflit, j’ai senti que nous étions forts parce que nous étions résolus.

Les révoltés ne mirent pas longtemps à dégager les enseignements de leur triomphe. Il a été clairement indiqué par un de leur délégué :

Nous avons appris par notre mouvement la signification du mot maître. Pour nous, il n’y a plus de maître… nous ne sommes plus des subordonnés, mais des collaborateurs.

Ce délégué fut modeste, en qualifiant les postiers de collaborateurs. Il eût pu dire plus justement c’est nous qui sommes les maîtres, nous l’avons montré et le montrerons encore.

Quel frein moral, en effet, pourrait arrêter aujourd’hui des fonctionnaires sachant n’avoir qu’à menacer pour obtenir. Tous, maintenant, y compris la corporation des sergents de ville, font entendre des revendications.

C’est un psychologue pratique très expert, le chef des syndicalistes P… qui de cette triste aventure a le mieux déduit la leçon.

"Les dirigeants, a-t-il écrit, ont une faute impardonnable à leur actif. C’est d’avoir laissé prendre conscience de leur force à des agents qui ne s’en doutaient guère."

Le même citoyen P… n’ignore pas la valeur de la discipline. Ce sagace psychologue sait se faire obéir de fonctionnaires sur lesquels le gouvernement reste sans action, aussi a-t-il pu assurer en public que s’il ordonnait de jeter tous les chefs de service dans des chaudières, il serait instantanément obéi. Remercions-le de bien vouloir ajourner un peu la réalisation de ses menaces.

Les feuilles socialistes marquèrent également les conséquences du triomphe de la grève. Voici ce qu’écrivait la plus importante d’entre elles :

Le prolétariat peut se rendre compte de la force que lui donnerait la possession de l’outillage des communications postales, téléphoniques et télégraphiques, lorsqu’il les prendrait en main à son usage, non plus comme dans la grève d’aujourd’hui, pour une revendication particulière ou le renvoi d’un sous-ministre, mais pour une lutte générale, à l’heure décisive, en vue de son émancipation.

Une fois engagé dans la voie des lâches concessions, il faut la parcourir jusqu’à la chute finale et c’est ce que nous faisons maintenant.

Les journaux ont signalé cette invraisemblable énormité que le Conseil d’administration des Chemins de fer de l’État avait décidé de s’adjoindre un des secrétaires de cette Confédération révolutionnaire du Travail qui ne cache pas son intention de détruire violemment la société. On voit jusqu’où peut pousser l’aiguillon de la peur et on devine quel avenir attend des chefs, ne comptant que sur la méprisante pitié de leurs subordonnés.

Bien que momentané, le succès des fonctionnaires révoltés entraînera des conséquences profondes et lointaines. Je ne m’occuperai ici que des plus rapprochées.

Nous allons assister à l’accélération d’une désorganisation générale, commencée d’ailleurs depuis longtemps. Finances et services publics, tout s’effondrera plus ou moins lentement mais sûrement.

Ce sont surtout les forces morales, seules armatures réelles d’une société, qui s’effritent maintenant.

Un tel phénomène n’a pas été l’œuvre d’un jour.
Pendant de longues années, des politiciens avides de succès ne cessèrent de bercer leurs électeurs de promesses irréalisables et de flatter les plus bas instincts populaires. Les comités électoraux, les instituteurs et les cabaretiers devinrent nos vrais maîtres. D’une pareille collaboration, quel idéal pouvait sortir ? Toutes les hiérarchies, toutes les disciplines, tous les dévouements à l’intérêt collectif furent lentement détruits. Ce n’est pas impunément qu’on anéantit de tels sentiments dans les âmes.

L’anarchie que nous voyons éclore était donc inévitable et à peine est-il temps encore de méditer sur les enseignements de l’histoire. À Rome, à Athènes, dans les Républiques italiennes, partout enfin, l’anarchie prépara toujours les plus dures dictatures.


Devant la situation morale créée par la grève des postiers, les politiciens ont naturellement cherché des remèdes. Imbus de la grande illusion latine sur la toute-puissance des lois, ils proposèrent immédiatement de combattre le désordre avec des règlements et le gouvernement combina vite une loi sur le statut des fonctionnaires destinée à punir ceux qui se mettront en grève. Un tel degré de naïveté est surprenant. On s’est étonné de voir un journal sérieux qui a souvent montré comment le gouvernement passait "de l’énergie des paroles à la veulerie des actes", croire à l’efficacité de semblables mesures. Est-il beaucoup de personnes capables d’admettre que lorsque 10.000 employés se mettront en grève, la perspective de la révocation ou même de la prison pourra les arrêter ? On les avait aussi menacés de la révocation dans la dernière grève. Quelle action la menace a-t-elle exercé sur eux ? Absolument aucune.

Ce moyen n’a pas été d’ailleurs le seul proposé : la discussion sur la grève au Parlement en a fait surgir de plus candides encore. Un député, d’âme évidemment simple, est venu assurer la Chambre que tout rentrerait dans l’ordre si le sous-secrétariat des postes était transformé en ministère ! Des mots et des formules, nous ne savons pas sortir.

En fait de remèdes, il n’en existait qu’un seul et après la seconde grève, force fut d’y avoir recours.

La conduite à tenir était exactement celle qui s’imposait déjà lors de la grève des électriciens des secteurs, dont les directeurs, par leur pusillanimité, déterminèrent en grande partie la grève des postiers.

Quand une armée en présence d’une autre se trouve dans l’impossibilité de fuir, il ne lui reste que deux partis à prendre, se constituer prisonnière ou combattre. En cédant, elle se met à la discrétion du vainqueur qui usera largement de sa victoire. En se défendant elle peut triompher. Vaincue, son sort n’est pas plus dur. Elle a en outre sauvé l’honneur.

La seule décision efficace pour le gouvernement qu’appuyait la Chambre, était donc de livrer bataille aux forces coalisées contre lui.

Électriciens, employés de chemins de fer et de beaucoup d’administrations se seraient peut-être joints aux postiers, l’émeute aurait troublé les rues et Paris se serait vu légèrement affamé pendant quelques jours. Dure peut-être eût été la lutte, mais le succès était certain. En cédant lâchement, on n’a pas évité de futurs combats, mais alors le triomphe sera beaucoup moins assuré, car s’il est encore possible aujourd’hui de s’appuyer sur l’armée, dans très peu d’années cela ne le sera probablement plus. Il n’y avait donc qu’un moment difficile à passer et mieux valait l’accepter pour en éviter de plus sombres. Deux principes contraires, l’ordre et la révolution, ne peuvent subsister simultanément. Les peuples ont subi de nombreux bouleversements, mais on n’en peut citer aucun ayant vécu longtemps dans un état de révolution permanente, comme celui où nous semblons entrer.

Inutile d’insister sur une thèse juste, mais que n’a pas osé adopter un gouvernement dont plusieurs ministres avaient fomenté diverses grèves et pactisé souvent avec l’émeute, avant d’arriver au pouvoir.

Tenons-nous en donc uniquement aux considérations de philosophie pure, bien qu’elles soient toujours très vaines.

Les forces sociales antagonistes en présence sont-elles inconciliables ?

Elles ne le sont certes pas en théorie, leur antagonisme n’étant qu’apparent. Elles le deviennent malheureusement en pratique, parce qu’une des forces rivales dérive de sentiments sur lesquels la raison est sans prise. La haine, l’envie, la magie des mots et des formules appartiennent à la catégorie des puissances que la logique ne saurait atteindre.

Ce sont donc les esprits qu’il faudrait pouvoir modifier et non les institutions politiques. Filles de nécessités économiques, ces dernières échappent toujours à notre action.

Changer les représentations mentales erronées que la foule se fait des réalités, et calmer ses jalousies et ses fureurs, est une tâche peu facile. Nous sommes loin du jour où les politiciens comprendront qu’une société ne se reconstruit pas au gré de leurs caprices, que l’État n’est point une divinité assez puissante pour tout transformer, où ils apprendront enfin que le perfectionnement d’un peuple dépend uniquement du progrès mental des individus qui le composent.

Le syndicalisme actuel, dont la grève des postiers représente une manifestation, est dangereux, non par ses buts très chimériques, mais bien par une discipline et une énergie, auxquelles un Parlement discrédité, divisé et sans force, n’oppose qu’incohérence et faiblesse.

L’expérience du passé prouve que le monde a toujours appartenu aux audacieux, dominés par un idéal puissant, qu’elle qu’en fût la valeur. C’est avec des volontés fortes, soutenues par des convictions puissantes, que furent détruits de grands empires et fondées de grandes religions capables d’asservir les âmes.

La faiblesse philosophique des nouveaux dogmes ne saurait donc nuire à leur propagation. Les volontés disciplinées et actives qui les défendent les rendent redoutables. Il leur suffirait de se maintenir pour créer un droit nouveau, car le droit n’est que de la force qui dure.




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