Psyché/Deuxième Partie/Chapitre IV.

Slatkine reprints (p. 121-131).

IV

LE PARC


« Belle amie, lui dit-il, donnez-moi la main. Je la serrerai entre les miennes et vous me conduirez où il vous plaira.

— Par le jardin ?

— Par la vie. »

Psyché, lentement, lui tendit la main et répondit d’une voix timide :

« Choisissez une allée où vous resterez tel que vous avez été jusqu’ici.

— Vous doutez encore de moi ?

— J’ai confiance en vous. C’est ce qui me fait trembler. Ma destinée est en votre pouvoir comme la main que je vous abandonne et que vous caressez, mais qu’on pourrait broyer. Si vous n’êtes pas maître de votre cœur…

— Psyché !…

— Non ! ne me répondez pas. Je ne vous ai rien dit. Ce sont des rêveries qui hantent ma pensée. Je suis tellement habituée à la tristesse, qu’à tous les tournants de la vie je crois trouver un horizon noir ; mais sur nos têtes le ciel est bleu et autour de ma main votre main est sûre.

— Le croyez-vous enfin ?

— Oui. J’ai besoin de le croire, Aimery, et je n’ai pas le droit d’en douter. Vous êtes bon. Vous êtes délicat. Deux fois depuis hier vous me l’avez prouvé. Deux fois vous avez compris que j’étais dans vos bras sans m’offrir à vous et que ma joie dépendait surtout de votre réserve…

— La mienne aussi.

— Aimery, c’est vrai ?

— Je vous aime, Psyché ; quel désir puis-je poursuivre, qui ne soit pas d’abord le vôtre ? Ma joie, c’est votre main que vous m’avez donnée, ce sont vos yeux qui ne me reprochent rien, c’est votre bouche qui ne se détourne pas de la mienne, c’est votre voix qui ne me hait pas.

— Écoutez-moi… Je ne sais si vous me comprendrez. Dans la solitude où j’ai tant pleuré, où j’ai passé tant de nuits noires et de matinées mélancoliques ; je ne connaissais plus qu’une consolation à laquelle j’attachais un prix inestimable parce qu’elle était la seule qui me fût restée. C’était la paix de ma conscience. Je lui ai tout sacrifié. Sur cette ambition j’ai joué mon destin. Elle me coûte si cher que si elle m’échappait je m’en irais dans la vie comme une égarée. J’en perdrais la raison. Je n’y pense qu’en tremblant… Et alors… »

Elle s’était assise sur un banc de gazon et souriait tristement vers les yeux d’Aimery.

« Alors… même par cette journée adorable où pour la première fois la vie me semble douce… dans ce parc désert où je suis entre vos mains sans aucune défense et où cependant je me sens protégée par ce qu’il y a de meilleur en vous… Je pense que je pourrais peut-être… avec vous ! toujours avec vous !… être heureuse sans remords, amoureuse sans péché… vivre dans vos bras des jours enchantés dont tous les instants me laisseraient un souvenir absolument pur… et vous donner mon âme avec tant de ferveur que mon corps ne vous tentât plus. »

Il secoua la tête et dit avec tendresse :

« Il est trop tard, Psyché, je suis votre amant depuis hier, et rien ne pourra plus faire que je ne l’aie été.

— Dans le passé ? Que me dites-vous ?

— Dans un passé si proche, que j’en ai encore le parfum et la chaleur sur les lèvres. Vous ne soupçonniez pas l’amour ; vous m’avez donné le vôtre sans en avoir conscience ; et vous combattez encore dans un avenir incertain l’ennemi supposé qui vous effarouche, quand vous l’avez étreint, cet ennemi de vos rêves ; vous vous êtes unie à lui tout entière. C’est lui qui vous semble si doux.

— Non, dit-elle, non ; ce n’est pas l’Irréparable…

— Vous croyez ? »

Psyché allait répondre. Une pudeur la retint. D’ailleurs, que savait-elle ? Si peu. Aimery ? Tant. Elle hésita, puis s’intimida parce qu’elle se taisait et, se sentant rougir, elle inclina la tête.

« N’en doutez pas, dit Aimery. Quand deux amants ont uni leurs lèvres, l’amour leur a donné, non ce qu’il a de plus pur, car tout est pur autour de lui, mais ce qu’il a d’inexprimable et ce qu’il nous laisse d’éternel.

— L’éternel souvenir ; non l’éternel remords.

— Vous l’imaginez avec éloignement comme une victoire des sensualités, une fête de la matière humaine…

— Je ne l’imagine pas ! Je ne le connais pas !

— … quand il est au contraire l’évocation sublime de l’être immatériel se révèle en nous ! »

Aimery saisit la jeune femme dans ses bras, et chercha sa bouche entr’ouverte.

« Avez-vous écrit, vous aussi, sur votre album intime, ce vieux : vers que toutes les jeunes filles ont copié au moins une fois : « Aimer, c’est être deux et ne se sentir qu’un » ? On leur fait croire que c’est une définition de l’amitié ; mais celles-là seules qui connaissent déjà le lit d’amour et toutes ses chaleurs, comprennent que c’est le secret de l’extase amoureuse. Quand je touche vos lèvres, Psyché, vous êtes moi. Je respire par votre poitrine, je pense par votre cerveau, je frissonne par vos nerfs, j’éprouve par vos sens. Dans ma main qui presse la vôtre, c’est votre sang qui circule. Si vos yeux s’éclairent, c’est mon propre désir, s’ils se ferment, c’est ma volupté, qui vous envahissent et qui les animent. Le physique de l’amour charnel est anéanti par l’amour lui-même comme la graine éclate et tombe en poussière à l’ombre de l’arbre qu’elle a créé. Sentez-vous, Psyché, sentez-vous que le toucher de la bouche à la bouche, si brûlant soit-il, n’est plus rien, sous le miracle soudain d’immatérialité qui s’éveille autour de nous ? Et me comprenez-vous enfin : l’amour ne saurait créer d’autres prodiges que celui-là : une vierge est une amante dès que le baiser la touche. L’étreinte lui réserve la même ivresse, la même ! exaltée au centuple mais identiquement pure.

— Oh ! pourquoi me parlez-vous ainsi ? »

Ils marchaient de nouveau, côte à côte, lentement, le long des buissons encore bruns dont toutes les brindilles poussaient une pointe verte.

À leurs pieds, l’herbe neuve, plus hâtive que les arbres, poussait le long des fourrés, pénétrait les branches basses. Les troncs eux-mêmes avaient un aspect verdissant et heureux. Les rameaux bleus luisaient sous la lumière frisante. Les écorces étaient molles de sève. Des respirations aériennes soulevaient les cimes souples des frênes vers le ciel.

Elle soupira, sans forces :

« Pourquoi m’aimez-vous ? Pourquoi entre toutes les femmes est-ce moi que vous avez choisie, moi si étrangère aux secrets de l’amour qu’en vous écoutant je vous comprends à peine… moi qui ne sais ni vous répondre… ni vous céder… ni vous fuir…

— Psyché, vos yeux sont bleus comme les climats tranquilles où vos yeux d’enfant cherchaient le paradis ; mais je ne vous aime pas pour vos yeux. Vos cheveux blonds sont légers comme des ombres claires et doux comme des regards de tendresse ; je ne vous aime pas pour vos cheveux. Toute la rumeur des mers est dans une coquille et tout le frisson de l’amour est sur votre bouche ; si vos lèvres cessent de me toucher le meilleur de ma vie me quitte avec elles ; mais je ne vous aime pas pour votre bouche, Psyché, ni pour votre visage, ni pour vos chères mains. S’il se trouvait au monde une femme qui eût toute votre beauté… et qui ne fût pas vous, je ne l’aimerais pas. Vous me demandez pourquoi je vous aime ? Mais je suis votre corps, Psyché, vous êtes mon âme. »

Il serra sur sa poitrine la petite main brûlante qu’il tenait toujours et dit :

« Ne me regardez plus. Voyez où nous sommes. C’est ici que je voulais vous conduire… »

Mais Psyché ne le quittait pas des yeux. Un long regard anxieux et limpide coulait d’elle à lui, sous l’ombre des cils, continuellement.

« Voyez, dit Aimery, c’est le Vieux Château ; c’est lui qui a donné son nom au domaine. Vous étiez si curieuse de connaître ce nom. Ne voulez-vous plus le savoir ? »

Elle jeta un coup d’œil distrait, puis vaguement charmé sur la ruine rougie par le crépuscule ; puis elle s’émut, renversa la tête, sourit à la beauté du soir.

Du vieux château, il ne restait plus qu’un mur dont les fenêtres vides encadraient de leurs ogives des parcelles de ciel. Au coin de ce mur était une tour, seule restée debout et intacte.

« Il était une fois, dit Aimery, une princesse qui dormit cent ans, et dont l’amour seul dessilla les yeux. Le lit de ses songes et de ses noces est encore là, dans sa chambre de la tour. Voici le Château de la Belle-au-Bois-Dormant.

— Oh ! c’est lui ? dit Psyché.

— C’est lui.

— Montrez-le-moi ! »

Ils entrèrent, gravirent un escalier tournant qui les baigna de sa fraîcheur obscure, et poussèrent une porte basse qui se referma derrière eux.

Tout le soleil couchant était dans la chambre. Sur le lit large et bas, la courte-pointe de soie ancienne brillait comme un lac rose à l’heure suprême de la lumière. Les murs d’or éteint semés d’hermines blanches se rallumaient au rayonnement pourpré qui envahissait l’atmosphère ; et la source de toute splendeur, l’astre rouge apparaissait dans la fenêtre éblouissante.

Psyché s’accouda sur la pierre d’appui.

L’horizon s’était élargi jusqu’à la mer…

On ne distinguait pas le ciel de l’océan. La même teinte écarlate peignait les airs et les eaux. Une immense vague enflammée se répandait sur toute la terre, et d’instant en instant perdait de sa clarté. Le soleil atteignait l’Atlantique. Il s’y coucha, de plus en plus sombre, et sa dernière goutte de sang lumineux s’évanouit comme une étoile.

Puis il ne resta plus de sa gloire qu’un petit nuage couleur de rose suspendu dans le ciel bleuissant.

Comme avec toute sa rêverie, Psyché contemplait cette nuée survivante qui gardait pour elle seule le souvenir du soleil quand la terre plongeait déjà dans la nuit, quatre vers admirables chantèrent dans sa mémoire. Et les premiers mots la firent tressaillir comme un avertissement qui fût monté en elle du fond de sa conscience :


   Pars. Adieu. Je t’aimais.
Vois : le soleil rougit la mer occidentale,
Et ce nuage en fleur est le dernier pétale
De la rose du jour qui s’effeuille à jamais[1].


Aimery était debout auprès d’elle. Il n’avait pas quitté sa main… « Pars. Adieu. Je t’aimais »… Elle leva les yeux vers lui, ouvrit la bouche et ré-péta mentalement cet adieu qu’elle voulait dire, qu’elle ne pouvait prononcer, qui la brisait d’angoisse, s’étranglait dans sa gorge, étouffait sa poitrine serrée… mais les lèvres de l’amant touchaient déjà les siennes, et le baiser le plus ardent qu’elle eût encore reçu combattit le dernier sursaut de sa volonté fléchissante. Il lui sembla qu’elle marchait, qu’on l’entraînait lentement, dans l’ivresse continue que buvaient ses lèvres, vers le grand lit nuptial où la Princesse de la légende s’était éveillée à la vie dans les bras de son chevalier, et qu’elle s’endormait à l’amour près du même lit enchanté.

Peu à peu, les doigts qui lui soutenaient la nuque s’écartèrent. Elle comprit qu’on touchait à son col fermé, que la première agrafe s’ouvrait… Elle cria :

« Aimery !… »

Et elle lui saisit le bras.

Mais il ne luttait pas contre elle. Il attendait qu’elle cédât à ses lèvres et à ses yeux.

Elle le regarda désespérément, avec des larmes sur les prunelles, et pâle comme un être qui meurt, elle laissa retomber sa main.

  1. J.-M. de Heredia.