Psyché/Deuxième Partie/Chapitre V.

Slatkine reprints (p. 133-144).

V

ARACŒLI TENTÉE


Toute seule dans son large lit dont les draps étaient calmes comme ceux d’une vierge sage, Aracœli s’éveilla vers midi, après avoir dormi onze heures.

Elle sonna, fit chauffer son bain, s’étira en travers, plongea ses dix ongles faunesques dans sa chevelure épaisse et courte, s’étira encore, se cambra, sourit, et pour se dire bonjour se baisa l’épaule.

La baignoire où elle entra, dans un demi-sommeil mal délivré du rêve, lui était sympathique et douce. Aracœli aimait à se rappeler qu’un matin, pour lui plaire, Aimery l’avait prise là, dans la tiédeur de l’eau ; et elle savait lequel des deux cols de cygne elle avait serré de sa main humide à l’instant de son plaisir toujours reconnaissant.

Ces souvenirs là étaient pour elle les jalons de sa jeune existence ; Elle avait fait en sorte d’en avoir beaucoup. Outre son lit et ses trois divans qui en étaient pénétrés, elle avait encore un fauteuil devenu pour elle un ami, une bergère où elle ne s’enfonçait pas sans fermer les yeux, un petit tabouret, souvenir d’une folie, et même une chaise de la salle à manger, qu’elle avait marquée d’une soie verte pour la distinguer entre toutes.

Mais quand Aimery n’y était pas, elle l’attendait patiemment, comme elle se résignait sans peine, aux jours de pluie, avec la certitude qu’elle reverrait le beau temps.

Couchée dans sa baignoire blanche elle caressa ses petits seins bruns que nul n’avait baisés depuis leur réveil, elle regarda son ventre pur, ses jambes qui n’avaient rien à faire, et elle goûta simplement les charmes de la solitude sans demander au destin ce qu’il ne lui donnait pas…

Comme elle s’attardait au fond de son bain, une femme de chambre vint la prévenir que madame la manucure était arrivée.

Aracœli sortit de l’eau claire en étirant ses bras le long de ses hanches fines et, séchée, revint à sa chambre où elle s’allongea toute nue sur le lit.

Mme Brémondel était une ancienne infirmière qui avait un jour quitté l’hôpital pour les maisons hospitalières sans y rencontrer le succès que les internes lui avaient prédit. De déboires en déboires et de chute en chute, elle était tombée à un point où elle avait enfin compris que même en faisant argent de toute sa personne, une femme n’arrive pas toujours à gagner son pain ; et dès lors elle s’était résignée à prendre un métier honnête. Celui de manucure s’offrait à son choix : par une vocation tardive, elle parvint à y exceller.

La jeune Hindoue était déjà sur sa couche et Mme Brémondel n’osait pas approcher. Mme Brémondel n’aimait pas les singes. Celui de la maison s’était embusqué sur le chemin qu’elle devait suivre. Aracœli fut obligée d’intervenir.

« Tarquin, viens ici, tu auras du sucre. »

Entre cent qualités qui le distinguaient du commun des singes, Tarquin avait celle d’entendre le français, ou du moins ses mots essentiels, comme : sucre, bâton, orange, noisette, balançoire et va te coucher.

Il sauta du lit. La manucure entra en s’inclinant. Le singe, bien élevé, rendit le salut.

« Vous avez vu qu’il m’a saluée ? dit-elle vivement.

— Oui, madame Brémondel, mais ce n’est pas par respect. C’est même probablement pour se moquer de vous.

— Oh ! je n’attends pas de respect d’un singe ; cependant le vôtre a des moqueries qu’on peut prendre pour des politesses. Quel amour que votre Tarquin ! et si spirituel ! si futé ! Mais il a un singulier nom. Pourquoi l’appelez-vous ainsi ?

— C’est toute une histoire ! Vous ne connaissez pas la vie de Tarquin ? Tarquin a un crime sur la conscience.

— Un crime ? s’écria la manucure épouvantée.

— Mais oui ; c’est un singe célèbre. Il appartenait à un capitaine d’Algérie, là-bas, dans une oasis. Un jour la blanchisseuse arabe était venue laver le linge chez l’officier ; elle avait amené sa fille, une enfant de cinq ou six ans qui jouait dans le jardin. Tout à coup on a entendu des cris ! des cris ! et on a vu Tarquin qui violait la petite !

— Seigneur ! Quel petit monstre ! dit Mme Brémondel avec attendrissement.

— Pensez-vous ? Et du reste il s’y prenait très bien ; tout à fait comme un monsieur. On est arrivé trop tard. Alors les Arabes voulaient le tuer. Le capitaine a été obligé de donner la bête ; c’est ainsi que Tarquin est venu à Paris et qu’il a mérité son nom.

— Eh bien !… À votre place je ne serais pas tranquille, madame Aracœli.

— Oh ! voyons ! Comment voulez-vous ! Il sait bien que ce n’est pas permis.

— Ce n’est pas à Tarquin que je pensais, insinua la manucure. J’en connais qui lui ressemblent comme un homme à un singe et qui ne s’inquiéteraient guère de ce qui est permis s’ils étaient assis à ma place.

— Rassurez-vous. Ils n’y sont pas.

— Oh ! Je sais bien qu’en l’absence de M. Aimery, vous vous cloîtrez comme une recluse ; mais quand il est là vous recevez ses amis et… vous n’aimez pas à vous habiller, je ne crois pas que ce soit un secret ? Vous pensez bien certainement que cela n’a pas de danger pour personne ? On dépérit d’amour pour vous, madame Aracœli, je ne veux pas vous le cacher.

— Ah !

— Je ne dirai pas de noms, ce n’est pas mon rôle ; mais j’en suis bien informée… Et comment ne serait-on pas amoureux devant tant de beauté ! Vous êtes faites ! Comme une statue ! Des mains ! Ravissantes ! Une poitrine ! À mouler ! Des jambes ! Sans rivales ! Et vous avez la plus jolie chute de reins de Paris ; cela, je le disais encore hier à Mme Rosine Alban, qui est si fière de la sienne (Mme Alban de la Comédie Française). Quand on vous a vue, on ne vous oublie pas.

— Mais comme vous êtes aimable aujourd’hui, Brémondel ! Si l’on vous entendait, on croirait que vous me faites la cour.

— Plaisantez-moi. Je vous assure que je suis tout émue en pensant à ce pauvre jeune homme, si bien lui-même, si beau garçon, et une âme d’élite, vous savez, incapable de séduire la maîtresse d’un ami ! Il a sa vie brisée par cet amour-là, mais plutôt que de se déclarer, il se tuera, comptez-y bien. »

Elle s’attendait à être interrompue par la question : « Comment s’appelle-t-il ? » Mais Aracœli se tourna paresseusement sur le côté, tendit sa main gauche aux petits instruments qui venaient de chatouiller sa main droite, et elle dit de sa voix lente :

« Connaissez-vous ma nouvelle bague ? C’est Aimery me l’a donnée, samedi soir, pour mes dix-huit ans. Je désirais justement une bague comme celle-là. Il est gentil, Aimery. Il devine toujours ce qui me fera le plus de plaisir. »

Mme Brémondel admira la bague et, sans perdre contenance, reprit :

« Ah ! que ne vous donnerait-on pas ! Les bijoux sont faits pour vous. Tout vous va, l’or et les pierres, l’or qui sied si mal aux blondes vous orne comme une déesse. Savez-vous, madame Aracœli, je voudrais vous voir chaque jour un bijou nouveau…

— Oh ! pourquoi ? J’en ai bien assez.

— Que non, Grand Dieu ! on en donne dix fois plus à des femmes qui ne seraient pas dignes de vous servir. M. Aimery ne connaît pas son bonheur. Il ne vous aime pas comme il devrait. D’abord, pourquoi n’est-il pas là ? Est-ce qu’on fait des voyages quand on a trouvé une amie comme vous ? On ne la quitte pas d’un jour, pas d’une heure. Voilà ce qui s’appelle aimer. Vous mériteriez un amant comme il y en a, qui passerait sa vie à vos pieds.

— Sa vie à mes pieds, Brémondel ! Mais il s’ennuierait à périr !

— M. Aimery, peut-être, mais un autre, non.

— Et comment saurait-il qu’il m’aime, s’il ne sentait jamais que je manque à son lit ? Aimy n’est jamais si tendre que les jours où il me revient.

— Il vous aime ? vous en êtes sûre ? »

La Brémondel jouait de hardiesse. Aracœli ne se fâcha pas et même, renversant la tête sur l’oreiller, elle ne put s’empêcher de rire.

« Mon Dieu, quelle question ! Mais oui, j’en suis sûre !

— Enfin, s’il ne revenait pas ? Si dans un mois d’ici vous receviez une lettre au lieu d’un baiser ? S’il se mariait à l’automne comme le bruit en court partout ? Ce sont des choses qui arrivent pourtant.

— Il reviendra.

— Dans un mois ?

— Dans huit jours.

— Est-il heureux ! Est-il heureux d’inspirer une confiance pareille !

— Et si l’on vous parle de son mariage, vous pouvez hausser les épaules. »

Un instant, Mme Brémondel regarda fixement la jeune fille, comme si elle hésitait à faire d’importantes révélations.

« Je devrais me taire, dit-elle enfin. D’abord je ne m’occupe jamais des choses qui ne me regardent pas. Et puis, j’ai peur de vous chagriner. Mais il faut que vous sachiez pourtant… »

Elle posa ses deux mains sur ses genoux et articula d’une voix horrifiée :

« Il vous trompe !

— Je le sais bien.

— Vous le saviez ?

— Je le lui permets.

— Et vous ne le lui rendez pas ?

— Non.

— Eh bien, madame Aracœli, voyez-vous, je sais tout le respect que je vous dois. Mais je vous aime trop pour me retenir. Vous n’êtes pas pour moi une cliente comme les autres. Depuis que je viens ici, que je vous vois si gentille, si jolie, si bon cœur, il m’a pris pour vous une affection comme si vous étiez ma fille, et j’ai les larmes aux yeux quand je vous entends parler, parce que vous serez trop malheureuse plus tard si vous continuez d’être si bonne.

— Vous croyez ?

— Si je le crois ! Allez, ça n’est pas pour rien que j’ai cinquante-cinq ans d’expérience. Vous êtes jeune, vous êtes confiante, vous avez un petit cœur tout frais, tout sincère ; Vous vous figurez que plus on aime un homme et plus on le retient ! Détrompez-vous ! Tel que je connais M. Aimery vous ne lui seriez pas fidèle qu’il n’en serait pas plus amoureux.

— Vraiment !

— Quand vous sentirez qu’il se détache, rendez-le sérieusement jaloux et vous verrez alors comme il vous reviendra. Mais il faut garder ça pour les grandes occasions. La première fois si j’étais vous je ne lui en dirais pas un mot. C’est si facile, à Paris, de tromper, un homme sans qu’il le sache ! Et puis, vous avez tous les droits pour vous. Personne ne vous jettera la pierre. Ça, c’est une question de morale : quand une honnête femme apprend que son amant a des maîtresses, elle peut s’amuser à son tour et rester une honnête femme. Il n’y a pas un reproche à lui dire. Alors, voilà ce que vous feriez, si vous m’écoutiez.

— Je vous écoute.

— Vous auriez deux amis au lieu d’un. D’abord pour le plaisir ; on n’en prend jamais trop quand on a votre âge. Ensuite, par prudence, afin que si l’un d’eux s’en va, l’autre reste, et qu’on ne se retrouve pas toute seule. Le second ami, vous le choisiriez jeune et beau, bien fait, riche et de grande famille. Vous avez le choix. M. Aimery a de la fortune, mais celui à qui je pense est deux fois plus riche que lui, et surtout beaucoup mieux né ; car enfin, je ne dis pas de mal des Jouvelle, je ne les connais pas ; mais tout le monde sait que les Sarens… Mon Dieu ! j’ai dit le nom sans m’en apercevoir.

— Ah ! c’est Jean de Sarens qui vous envoie ?

— Oui… c’est-à-dire… Il ne m’envoie pas du tout ! Seigneur ! Il est bien loin de se douter… Mais j’ai vu sa douleur, ses larmes… Et moi qui vous aime tant aussi… Je me suis mise à pleurer… à… à »

La manucure tira son mouchoir de deuil.

Aracœli, toujours nonchalante, les deux mains derrière la nuque, et les genoux simplement croisés, répondit avec un sourire :

« Madame Brémondel, vous verrez ce soir M. de Sarens ?

— Je ne sais pas… Peut-être… J’irais le voir à l’instant si vous le désiriez.

— Bien. Dites-lui qu’il vous donne double prix, en ajoutant que vous avez fait sa commission et qu’elle vous coûte une cliente.

— Madame… Madame…

— Vous reviendrez, dans l’après-midi, faire régler votre compte par la bonne.

— Mais, Madame, je suis désespérée…

— Allez-vous-en tout de suite, vieille horreur, ou je dis à Tarquin de vous mettre à la porte. »