Psyché/Deuxième Partie/Chapitre III.


III

LE CHÂTEAU


Comme il la conduisait à une vaste pièce qui occupait le milieu du premier étage, elle eut un frisson en passant près du lit, et marcha d’un pas pressé jusqu’à la fenêtre centrale.

Le parc s’étendait à ses pieds. Elle vit une longue pièce d’eau bordée de margelles verdies, et d’où sortait un ruisseau clair qui se perdait à travers les bois. Elle vit une pelouse inclinée où marchaient des paons blancs dans un éblouissement de soleil. Et plus loin encore, d’autres bois, et des lacs, et des plaines bleues, et le cercle céleste de l’horizon.

Aimery se tenait derrière elle, mais si près que bientôt de sa joue il lui toucha la joue ; et la main qu’il avait posée sur son épaule se mit à trembler. Psyché était à lui, toute à lui. Rien alentour, ni les murs, ni la terre, ni les bois, ni les eaux, ne lui appartenait plus qu’elle. Il l’avait retirée du monde, enlevée dans un domaine tellement solitaire qu’un vaisseau sur l’Océan ne l’eût pas été davantage…

Passionnément il lui baisa la nuque, et la pressa dans ses bras d’une étreinte si serrée qu’elle étouffa.

« Je vous en prie ! » conjura-t-elle en agitant ses deux mains devant son visage.

Et plus bas :

« Comme hier encore… Comme hier… Cela seul… Une dernière fois… Je vous aime… Je n’ai pas de forces contre vous, mais je vous en supplie de toute mon âme ! »

Quand elle sentit les lèvres s’appuyer sur les siennes, elle gémit des deux coins de la bouche une plainte très longue et très grave comme si cette première volupté était déjà trop vive pour ses sens presque vierges. Puis ses lèvres aussi se turent et baisèrent. Sa poitrine se souleva, se renversa ; mais Psyché ne voulait pas tomber, et son amant ne l’y força point. Avec les sentiments les plus différents, tous deux s’enivraient ensemble d’une chasteté volontaire que leur seule délicatesse prolongeait au delà des derniers aveux. Elle s’était juré, dans le spasme suprême de ses énergies, qu’elle résisterait jusqu’au soir, et qu’ensuite le sort en serait jeté, si rien ne venait secourir sa volonté vaincue. Et lui, sûr de la fléchir, maître de l’y contraindre à sa fantaisie, Aimery goûtait une volupté intense à retarder son bonheur pour l’accroître sans cesse. Il tenait en ses deux mains, sous les cheveux et sous la joue, la tête faible de la jeune femme. Psyché n’y voyait plus, et le baiser de sa bouche était fervent ou léger, saisi ou perdu, languissant ou mobile, selon qu’Aimery écartait ou pressait tour à tour la tête inerte et enflammée.


Une cloche tinta…

« Qu’est-ce encore ? » dit Psyché inquiète.

Cette cloche la rappelait tout à coup aux réalités de l’existence. Le déjeuner était servi. Elle revint à elle en ouvrant plusieurs fois les paupières comme une rêveuse qui s’éveille. Elle se souvint peu à peu qu’elle arrivait d’un long voyage, et se mit à poser des questions d’une voix encore égarée.

Où étaient ses malles ? Elles ne seraient là que dans trois heures. Sa chambre ? Celle-ci. La chambre d’Aimery ? Un peu plus loin. Elle parcourut nonchalamment des cabinets de toilette et des salles de bain qui lui plurent, ainsi qu’un petit boudoir-bibliothèque dont elle fit mentalement sa pièce d’élection. Puis, la cloche ayant sonné pour la seconde fois, Psyché découvrit qu’elle avait faim.

Ils descendirent ensemble le grand escalier. Ni dans les corridors, ni dans la salle à manger, aucun domestique n’apparaissait. Elle demanda :

« Êtes-vous servi par des esprits ?

— Je vous ai dit que le pays était enchanté.

— Dites un mot de plus et je vous crois.

— La maison est presque inhabitée. Je n’y laisse que deux jardiniers et un ménage de portiers sont d’anciens domestiques et pourront vous servir, je l’espère ; mais je leur ai donné pour mot d’ordre que je ne voulais pas les apercevoir et qu’il fallait que tout fût fait sans que j’eusse à me mêler de rien.

— C’est gentil, dit Psyché. Comme vous je me fais servir le moins possible, et généralement hors de ma présence. Ma femme de chambre n’entre dans mon cabinet de toilette que lorsque j’en suis sortie. Laissez vos portiers dans leurs communs et que je ne les voie même pas autour de la table. Nous sommes en forêt : faisons comme à la chasse. Nous aurons des petits pâtés que vous découperez vous-même et vous ne me direz pas un mot qui soit aussi pour le valet.

— Tout ce que j’ai à vous dire, Psyché, quand je vous touche, est même trop mystérieux pour l’air qui nous entoure. Je voudrais vous le dire si bas, si bas, que si votre âme recèle une autre âme intérieure, plus secrète encore et plus pure, celle-là fût la seule à m’entendre.

— Celle-là ne vous a que trop entendu. Hier, elle vous entendait quand vous n’étiez plus là. Vous disiez toujours le même mot de la même voix, sur le même ton… Je vous ai mille fois repoussé ; mais je commence à croire vraiment que ce château est ensorcelé puisque je vous fuyais à Rome et que je suis arrivée ici.

— Vous n’êtes pas fataliste ?

— Et vous ?

— Depuis hier. »

Le ciel bleu au-dessus du parc arrondissait sa splendeur profonde. Psyché leva les yeux vers le ciel, mais au lieu d’en recevoir une réponse divine, elle n’y trouva plus qu’un souvenir brûlant. C’était sous un pareil azur que son émotion et celle d’Aimery étaient devenues amoureuses. Il lui prit la main. Elle le regarda. Ils se comprirent et, silencieusement unis, descendirent vers « l’autre » printemps.