Psyché/Deuxième Partie/Chapitre II.

Slatkine reprints (p. 103-111).

II

LA FORÊT


Sainte-Anne-des-Bois était une station solitaire, éloignée du village qui lui donnait son nom. Un abri, des affiches bleues ; des arbres ; deux employés paisibles qui semblaient des promeneurs.

Psyché, furtive, la tête basse et voilée, suivit rapidement le couloir et descendit sur le quai. Le cri du gravier sous ses bottines, dans le silence, la fit tressaillir. On n’entendait pas d’autre bruit que la légère haleine de la locomotive et un petit chant d’oiseau sur les peupliers. Elle fit deux pas de plus jusqu’à l’abri d’attente, et pour tourner le dos aux voyageurs du train, elle considéra, sans bouger, une affiche qui représentait une gitane devant un paysage andalou…

Mais le train, qui devait s’arrêter à peine, s’obstinait à rester là. Que se passait-il ? On détachait le fourgon qui avait transporté la voiture d’Aimery Jouvelle. Le débarquement d’une automobile à quai était une manœuvre peu familière aux em-ployés de la petite station, et le train s’attardait, et Psyché devenait impatiente.

Il lui semblait que tous les yeux se dirigeaient vers elle, de tous les compartiments, et qu’on la reconnaissait, par son long manteau gris qu’on avait vu à Cannes, par son chapeau qu’elle avait porté deux fois, et surtout par cette broche de cheveux dessinée pour elle seule et connue de tout Paris. Ce train, c’était encore Paris, lancé à sa poursuite, arrêté derrière elle. Psyché ramena son voile sur sa nuque, et puis elle resta immobile, de peur que ses gestes eux-mêmes n’eussent quelque chose de personnel.

Un sifflet. Le train pesant grinça et disparut. Quand elle retourna la tête, elle était enfin délivrée. Aimery parlementait au loin, du côté des bagages. Vers l’ouest elle ne vit plus rien qu’une petite vapeur enlevée par le vent. La courbe des rails bleus et mouillés de rosée fuyait seule sur le sable jaune.

« Ah ! » fit-elle avec un soupir du plus profond de sa poitrine. Et ce fut en elle comme si le nuage noir de sa conscience s’en était allé, lui aussi. Le péché qu’elle n’avait pas commis, qu’elle eût cent fois repoussé dans le décor habituel de ses résistances et de ses chastetés, le péché lui apparut avec un autre visage. Sans doute ce n’était plus le même. Celui de Paris restait coupable et honteux, et indigne d’elle. Il en était un autre à Sainte-Anne-des-Bois, et celui-là ne devait pas être tout à fait inexcusable…

Elle se reprocha d’y songer. Et puis elle y songea encore… Enfin, croyant se ressaisir et couper court à sa rêverie, elle tourna la tête involontairement vers la personne même de la tentation.

« Que faites-vous ? dit-elle à Aimery.

— Tout est prêt.

— Je monte ?

— Je vous en prie. »

Ils partirent, seuls. Aimery conduisait. Il avait donné ordre qu’on ne vînt pas à sa rencontre. Après avoir suivi la route pendant quelques minutes, l’automobile s’engagea dans un chemin étroit et uni, vierge d’ornières, fraîchement nivelé, un de ces chemins excellents que le touriste a l’impression d’inaugurer à l’instant où il les choisit. Il traversait avec quelques détours un petit bois clairsemé, coupé de ruisseaux verts, puis, au sommet de la colline, entrait tout droit dans la forêt.

« Que je me sens bien ! dit Psyché. Je n’ai pas dormi de la nuit. J’étais sans forces vers six heures et maintenant me voici plus reposée que si je m’étais étendue. Le vent de la course me fait un plaisir que je ne peux pas vous exprimer. Prenez le chemin le plus long, ce sera le plus charmant. »

Elle ajouta d’une voix gaie :

« Au fait, où allons-nous ? Vous ne me l’avez pas dit.

— Nous allons vers le Printemps, je vous l’ai promis hier.

— Hier cela m’a suffi… pour vous répondre que je ne vous suivrais pas. Mais ce matin, je me trouve auprès de vous sans avoir compris comment. Je sais vaguement que nous sommes en Bretagne, et c’est tout. Comment s’appelle votre domaine ?

— J’aimerais ne vous en dire le nom qu’à l’heure où vous y entrerez.

— Pourquoi ?

— Il ne le méritera que si vous lui faites l’honneur de le lui donner.

— Que vous êtes mystérieux !… Est-ce loin d’ici ?

— Nous y serons bientôt.

— Vous y allez souvent ?

— Jamais.

— Pour quelle raison ?

— Je vous attendais.

— Parlez donc sérieusement.

— Je parle très sérieusement. Je me suis laissé tenter par ce château à vendre, voici deux ans. Le nom m’a plu d’abord, et le domaine ensuite. Je n’en avais que faire pour moi-même. Je l’ai acquis uniquement pour y conduire, dans le plus grand secret, la dame inconnue que je devais aimer un jour et que je n’avais alors rencontrée nulle part.

— Et vous saviez d’avance que vous rencontreriez la dame inconnue ?

— J’ai toujours eu foi dans le bonheur futur. »

Un silence les sépara. Ils se regardèrent.

« Vous êtes heureux ! dit Psyché. Est-il un autre bonheur que d’espérer ?

— Oui.

— Ainsi, fit-elle lentement, vous êtes deux fois heureux ? Quel talisman portez-vous pour entrer ainsi dans le surnaturel ? »

Un regard pénétrant lui répondit.

L’automobile tourna brusquement à gauche, quitta le macadam pour le terreau mouvant d’une allée forestière et, en bourdonnant, ralentit sa course. L’allée montait à pente roide.

Des arbres gigantesques la plantaient de leurs colonnes inébranlables. Sur le sol couraient des faisans ; plus haut, des écureuils grimpaient ; plus haut encore, des ailes obscures volaient silencieusement sous l’ogive de la voûte ; les dernières branches se touchaient à la cime, si près du ciel que les oiseaux eux-mêmes semblaient ne pas pouvoir monter jusqu’à elles, et l’immense nef se prolongeait à l’infini jusqu’à un brouillard bleuâtre qui était déjà la naissance des nuées.

« C’est beau, dit Psyché, mais quel paysage effrayant ! Si j’étais seule ici, j’y mourrais d’épouvante avant d’y mourir de faim. Nous n’avons pas rencontré une âme depuis le départ. Est-ce donc la forêt de l’Enchanteur Merlin, d’où les hommes sont chassés par des sortilèges ?

— Presque ; mais rassurez-vous, nous montons le char magique et vous n’avez rien à craindre.

— Vous m’avez dit : Presque ?

— Parce qu’il s’en faut de peu que vous n’ayez deviné.

— C’est une forêt enchantée ? Vous me faites frémir. Savez-vous que je ne suis pas loin encore de croire aux contes de fées ? Si l’on m’abandonnait ici, j’aurais peur des gnomes plus que des loups, et je verrais des lutins glisser dans tous les rayons de soleil.

— Au soleil couchant vous saurez tout, avant que les Korrigans n’aient quitté leurs tanières ; et mon secret n’a rien que vous puissiez redouter. »

Derrière les arbres, on apercevait depuis quelques minutes un grand mur à échelons qui montait régulièrement le long de la côte, comme posant les degrés d’un escalier géant. Au-dessus des chevrons atteints par la mousse, une végétation de parc se distinguait nettement de la forêt brune. Puis le mur s’interrompit. Deux bâtiments de communs flanquaient une large grille ouverte. La voiture y entra, suivit une aile droite, fit le tour d’un château paisible et avenant, passa la douve sur un pont de bois et s’arrêta enfin au milieu d’une terrasse qui dominait toute la contrée.

« C’est une oasis ! dit Psyché, ravie. Cela me rappelle… Oh ! combien cela me rappelle Philae ! »

— Philae ! s’écria Aimery. Vous aussi vous avez vu Philae ! »

Et elle se souvint, la main sur les yeux.

« J’étais petite. Philae existait encore. Mon père m’avait emmenée avec lui en Thébaïde et en Nubie. Nous avions quitté Assouan à travers un désert torride, un désert de Saint-Antoine où je croyais voir des lions sur les collines et des vipères le long des pistes. Et tout à coup, du haut d’une côte sinistre, au milieu du grand fleuve jaunâtre qui semblait un autre désert en marche, nous avons découvert le Paradis terrestre, l’île verte de la Vie dans la terre des Morts… Philae ! Ô Philae ! ses arbres, ses palais, ses colonnes peintes, sa grande Isis ailée que je prenais pour l’Ange de l’Éden perdu ! Et j’allais entre ses palmiers, cherchant lequel avait jeté dans la main de la première femme le fruit qui donne la science du bien et du mal… »

Elle rouvrit les paupières.

« Vous me l’avez rendue, la vision de mon enfance. Nous avons quitté la Forêt de l’Hiver, et voici le Printemps, un autre Printemps !

— Celui qui naît pour vous seule.

— Celui que vous m’aviez promis. »