La bonne presse (p. 185-199).


CHAPITRE IX


À mi-chemin, Prudence rencontra Julie…

— Bonjour, ma bonne Julie ! On supprime le mam’zelle, n’est-ce pas, Julie ?

— Non… on dit « bonjour, Justine », répliqua celle qui arrivait.

Ayant peur d’être la proie d’une hallucination, d’un trouble de la vue ou de l’ouïe, ou de quelque rêve maléfique, Prudence reprit :

— Vous vous appelez Justine dans vot’ pays ?

— Non… elle s’appelle toujours Julie, mais moi, je suis Justine…

Prudence laissa choir sa mallette et bégaya :

— Qui ça, Justine ?

— Sa sœur…

L’épouvante qui enserrait Prudence se détendit, et elle dit d’une voix plus ferme :

— Ah ! ben… si je m’attendais à ça !… Vot’ sœur m’a caché que vous étiez jumelles et que vous vous ressembliez aussi fort… Ça, c’est une surprise ! J’ai bien cru que j’avais perdu mon bon sens ; c’est pas des coups à faire à une voyageuse !…

— On a voulu s’amuser un peu !

— Elle n’est pas malade, vot’ jumelle ?

— Non… elle prépare un dessert pour vous bien recevoir…

— Oh ! y n’ faut pas qu’elle fasse des frais ! ça me gênerait… Nous sommes en guerre, et il a été convenu que vous ne feriez aucune dépense.

— C’est bon… c’est bon…

L’étonnement de Prudence se prolongeait parce qu’elle ne pouvait établir nulle différence entre les deux sœurs. Même visage, même son de voix et presque les mêmes gestes.

Elle répéta :

— Ah ! ben… si je m’attendais…

Venant au-devant d’elles, mais encore à quelques mètres, elle aperçut soudain une autre Justine…

C’était Julie.

— Oh ! Julie, s’écria Prudence, il me semble que je deviens folle ! Vous ne m’aviez pas dit que vous ressembliez à votre sœur.

— Nous sommes jumelles, repartit Julie.

— Je ne sais si je pourrai vous distinguer ; mais tant pis ! je ferai de mon mieux !

Les deux sœurs, par malice, s’étaient vêtues identiquement, ce qui plongeait Prudence dans un grand embarras.

Elle marchait entre ses deux compagnes et les regardait alternativement. Sa surprise allait croissant, et un tel trouble s’emparait d’elle, qu’il lui semblait impossible d’établir une différence entre ces deux jumelles. Cependant, elle savait que Julie devait être à sa droite… Mais leur accent était tellement semblable, leurs gestes également, que la pauvre Prudence perdait un peu de son assurance.

Elle regretta presque d’être venue…

Julie dit soudain :

— Voici notre maison…

— Oh ! oh ! s’exclama Prudence, figée par l’admiration.

C’était une bâtisse claire, avec un étage. Une grille, au long de laquelle des rosiers crimson rumbler donnaient leur ultime floraison. Puis, un jardinet garni de rosiers à haute tige.

Prudence trouvait à cet ensemble un air pimpant et hospitalier qui lui plut. Elle en oublia le malaise que lui occasionnait la circonstance des sœurs jumelles.

Quand elle monta le perron de pierre à double révolution, elle eut une ombre d’envie, un vestibule spacieux, lumineux, où régnait l’odeur de bonne cuisine, lui donna tout de suite une impression de bien-être.

Elle se tourna vers Julie :

— Eh ben, Julie, vous avez profité de votre place ! Vous avez bien travaillé pour avoir une aussi belle maison !

— Je ne suis pas Julie, mais Justine, riposta laconiquement cette dernière.

— Ah ! ça me tue, votre jumellerie ! Agrafez un nœud bleu ou un rose à vot’ corsage pour que je ne me trompe plus !

— On verra à ça !

— Enfin, je dirai à toutes les deux que vous avez su vous tirer d’affaire ! Vous avez uni vos appoints et vous voici propriétaires d’une maison bien cossue… Cette belle, pièce, on dirait une salle à manger de riches… Jamais je ne me serai assise dans une si belle pièce pour manger !

Ces dames, avant de désigner sa chambre à l’invitée, lui faisaient visiter le rez-de-chaussée qui se composait d’une grande salle à manger, d’un office et d’une vaste cuisine. Le tout était agréable à l’œil. Au premier étage, deux chambres avec un cabinet de toilette. Dans l’une, deux lits jumeaux, et dans l’autre, destinée à Prudence, un lit élégant garni de voile brodé.

Prudence s’extasiait et elle dit en toute candeur :

— Que d’argent ça représente !

— Non, repartit brusquement l’une des sœurs, c’est surtout de la patience qu’il a fallu…

Prudence jeta les yeux sur celle qui lui parlait. Elle ne put savoir si c’était Julie ou Justine et elle ne répliqua rien. Elle se dit qu’avec un peu plus d’habitude, elle finirait par reconnaître son amie.

Ce qui lui paraissait changé, c’est que les deux jumelles arboraient un air goguenard qu’elle ne soupçonnait pas à Julie. Elle lui avait toujours trouvé un air bonasse. Elle s’avouait même que, plusieurs fois, elle l’avait taxée d’ « innocente », mais elle n’osait plus maintenant, devant cette belle maison, remplie de choses si confortables.

Elle ne se lassait pas de complimenter.

— Ce que j’aime votre habitation !… C’est un vrai petit château !

— Ah ! nous en sommes loin ! s’écria une des sœurs.

L’invitée rangea le contenu de sa mallette dans les tiroirs de sa jolie commode Louis XVI, tout en bavardant avec ses hôtesses. Puis, il lui fut offert un cordial dans la petite pièce gaie communiquant avec la salle à manger.

Elle s’assit devant une table élégamment servie, sur laquelle, malgré les restrictions, des petits pains, du beurre frais et des confitures formaient un attirant appel.

Que cela lui parut délicieux !

— Peste ! la jolie théière !

— C’est un cadeau de feu monsieur… il en avait tant ! et celle-ci est la moins jolie…

— Vous en avez eu une chance !

— Il était très bon…

Et Julie eut une moue comme si elle allait fondre en larmes.

Justine s’écria :

— Ah ! ne pleure pas ! c’est par trop bête… Il ne faut pas pleurer les morts, ça leur fait peine…

Cette fois, Prudence fut bien convaincue que c’était Justine qui parlait parce qu’elle n’avait aucune raison pour avoir une larme au sujet de M. Rembrecomme qu’elle connaissait à peine.

Elle chercha donc un signe distinctif qui la différenciât de sa sœur, mais elle ne découvrit encore rien, cette fois-ci.

— C’est vraiment difficile de savoir qui est Julie, dit-elle en riant.

— Nous l’avons fait un peu exprès, dit l’une des deux… mais demain, nous nous habillerons d’une façon différente et vous nous reconnaîtrez…

— J’en serai soulagée, riposta Prudence en remuant son thé.

La visite du jardin potager, à peu près vide, étant donnée la saison, excita la convoitise de la voyageuse. L’amour de la campagne lui revint, quand soudain elle s’exclama :

— Ah ! je ne vous ai pas encore annoncé une grande nouvelle ! Not’ Monsieur Jacques est fiancé avec la cousine de vot’ jeune Monsieur !

— Quoi, Mam’zelle Janine ?

— Oui…

— En v’là une nouvelle !

Pendant un moment la supposée Julie resta silencieuse, occupée à redresser la branche d’un espalier… Elle murmura :

— Cette petite-là avait à cœur de retrouver celui qui a tué son oncle et, maintenant qu’elle est fiancée au fils d’un juge, elle va peut-être s’en mêler davantage, elle n’a plus de père, mais un autre oncle.

— Oh ! c’est une affaire classée, assure Monsieur…

Prudence, en disant ces mots, releva le front, consciente de sa supériorité et enchantée de sa mémoire qui lui permettait de retenir les mots appropriés.

— Il dit cela, vot’ juge ?

— Oui, quand au bout de quelques semaines on n’a pas retrouvé un meurtrier, c’est qu’il a disparu… et on passe à une autre affaire… Vous pensez s’il y en a !… Maintenant, j’ suis au courant de la justice… Naturellement, y font semblant de travailler à la recherche et, de temps en temps, on arrête un homme pour contenter la famille… Mais tous ces arrêtés ont des « arribis », alors, on les relâche…

— Ils ont peut-être tort…

— On ne sait jamais…

Le thé pris, le potager visité, ces dames restèrent devant un beau feu de bois que la saison automnale nécessitait vers le déclin du jour. À travers les vitres, on distinguait un paysages d’arbres, aux feuilles prêtes à jaunir. Cependant, comme il n’y avait pas eu de gelée précoce, un peu de verdure leur enlevait l’aspect mélancolique, assez naturel en octobre.

Dans un pré, des vaches étaient immobiles. L’ombre descendait et l’heure de la traite approchait ; elles attendaient qu’on les ramenât à l’étable.

Prudence murmura :

— J’avais oublié qu’il y avait si peu de bruit… Comme ce silence est étouffant… Moi, ça me fait un peu peur. Il me semble qu’il y a des choses terribles autour de moi… Parlez un peu fort…

Les deux sœurs rirent, et leur rire ressemblait à une crécelle lointaine.

L’une dit :

— Vous manquez d’habitude, mais, demain, vous serez contente d’être ici.

— Ça se peut ! le jour, on est distrait ; mais le soir, quand tout le monde est enfermé chez soi et qu’on n’entend plus que les craquements du bois et le galop des souris, cela me ferait sauter en l’air… Et puis, quand on est seule, on pense, et tous les petits péchés qu’on a commis vous reviennent dans la cervelle comme des piqûres d’aiguille.

— Quelle drôle d’idée ! intervint l’une des jumelles.

Prudence rit en les regardant et elle s’écria :

— Comme je serais contente de savoir qui est Julie ; je la devine par moments… mais j’ai encore peur de me tromper…

— Demain, vous ne commettrez plus d’erreur… et même ce soir, si ça vous fait plaisir ! Je suis Justine…

— Vous ?

— Oui…

— Eh ben ! j’aurais pas cru… Il me semblait justement que c’était votre sœur !…

— Non… je suis Justine… je suis plus causeuse… Julie a souvent des idées d’ennui. Elle regrette de temps en temps la grande ville, tandis que, moi, je suis habituée aux champs.

Prudence examina plus attentivement celle qui avait nom Julie. Cette dernière lui sourit et elle la reconnut mieux, malgré la coiffure différente qu’elle portait maintenant.

Julie prit un ruban dans un tiroir et se le noua autour du cou.

— Voilà… vous ne serez plus embarrassée…

— Ah ! j’aime mieux ça !… J’étouffais entre vous deux si pareilles. Cela me donnait même de l’angoisse… J’avais beau me raisonner… Je vais être plus à l’aise… Alors, Julie, vous voudriez encore être à Lyon ? Ça ne m’étonne pas… c’est une belle ville et vous y étiez habituée… J’ai eu du mal à me faire à leur Rhône et à leur Saône, mais maintenant je traverse les ponts comme si j’étais née dessus !… et Mam’zelle Justine, y vient-elle quéquefois dans c’te ville ?

— Moi, jamais !… D’abord, j’aime pas la ville… et puis, Julie pouvait m’apporter ce qui me manquait… Alors, qu’est-ce que j’aurais été y perdre mon temps ? Puis, dépenser de l’argent si dur à gagner ?

— Ça c’est sûr !… moins on sort, moins on dépense… et pis, fallait économiser pour arranger c’te belle maison… C’est un rude morceau !

— C’est vrai ! appuya Justine.

Julie se leva et déclara :

— Je vais m’occuper du dîner…

Prudence et Justine devisèrent ensemble, puis, à son tour, cette dernière rejoignit sa sœur, tandis que l’hôte, un tricot aux doigts, restait seule en face du foyer aux braises étincelantes.

— Oui, elles ont de la chance ! elles ont bien travaillé, c’est certain… Elles avaient un petit bien, mais, de là à posséder une aussi chic maison, il y a du travail et de l’économie. Justine « faisait » de la volaille, des œufs et des lapins, oui, et pis un porc ou deux par an, qu’elle m’a dit, et ça rapporte, mais faut pas regarder à sa peine… Elles ont acheté un terrain et fait construire… Tout en allant, elles payaient l’entrepreneur, et Julie s’est retirée, quand tout a été prêt… Avec la petite rente que lui a léguée le pauvre monsieur et quelques économies, elles vivent. On peut se plaire ici, ça respire le riche… Mais que leur ressemblance est cocasse…

Prudence ne s’apercevait pas du temps qui passait. Ses aiguilles cliquetaient et leur chant accompagnait ses pensées.

Elle fut toute surprise quand Julie vint pour poser le couvert. Elle offrit son aide, mais son amie lui répondit que c’était complètement inutile. Elle resta donc à sa place, continuant mollement à tricoter, tout en humant le fumet de la cuisine, qui lui parvenait par bouffées, quand la porte s’ouvrait.

Quand elle se leva de son siège, elle vit une table bien dressée, à laquelle ne manquait ni l’élégance de l’argenterie ni celle des cristaux. La nappe bien blanche se rehaussait de broderie, et les objets qu’elle supportait paraissaient d’autant plus confortables.

— Elles veulent m’éblouir, pensa Prudence.

Elle vit dans cette manifestation de luxe un désir de bonne réception, avec un peu de vanité, et elle s’empressa en compliments :

— Vous avez de bien beau linge…

— Oh ! on n’a que cette nappe en « beau », riposta vivement Justine… C’est la feue madame de Julie qui la lui a donnée. C’est juste qu’on s’en serve quand on reçoit une amie.

Les trois femmes s’assirent devant cette table tentante et… dégustèrent un potage délicieux.

Prudence, quand elle reposa la cuillère sur l’assiette, s’exclama, sans souci du protocole :

— Ce que je suis heureuse !… Avoir des amies comme vous est un bon billet de loterie… J’suis assise là, encore plus tranquille qu’une reine… Cette table, ce bon dîner…

— Attendez ! vous ne connaissez pas le menu !

— Oh ! je sens ce qui vient de la cuisine… Oui, tout cela me plaît… je me crois riche et quéquefois, oh ! pas souvent, j’aurais voulu être à la place de mes maîtres…

Elle rit en se renversant sur le dossier de sa chaise.

Elle continua :

— Naturellement, vouloir être à la place des maîtres, c’est une vilaine pensée, mais quand on a un cœur convenable, on aime ses patrons, surtout quand on réfléchit… C’est grâce à eux que nous vivons, nous autres, et si on n’en avait pas, on serait bien malheureux… On use de leur confort, et c’est joliment commode de ne rien payer et même de recevoir de l’argent pour être chauffée et nourrie… Moi, ça me rend quéquefois honteuse, et j’aime bien ma maîtresse… Il est vrai que je tombe toujours sur de bonnes gens…

— Je me serais mise en place aussi, approuva Justine, si je n’avais pas eu la baraque de mes parents… Tout y était arrangé pour mes bestioles et j’ vendais bien mes produits… Alors, j’ai laissé ma sœur partir seule…

— C’était bien combiné, du reste, dit Prudence.

— Faut s’entr’aider… tout est là…

Tout en parlant, les trois convives attaquaient un savoureux poulet… Elles le mangeaient avec en entrain joyeux, non pas à cause de la rareté du fait, n’en étant pas privées, mais simplement parce quelles pouvaient en choisir les morceaux, ce qui n’arrivait jamais à Prudence, ni à Julie lorsqu’elle était en service.

— Moi, j’aime tant le foie, criait Prudence excitée par le bourgogne, et comme Madame et M’sieu Jacques en sont friands, je n’y goûte jamais…

— Et moi, le contre-pilon est ce que je trouve de meilleur, et il y a toujours du monde qui a mes, goûts, n’est-ce pas ? dit Julie, et jamais je n’en mangeais…

Soudain, Prudence s’écria :

— J’ai une nouvelle connaissance, rencontrée à Fourvière, c’est Mam’zelle Parate, une sainte qu’est résignée… Je ne suis pas encore allée la voir, mais certainement que j’irai, quand j’aurai du noir dans le cœur… Elle arrange si bien tout que je me sens légère, quand je repense à ce qu’elle m’a raconté… C’est une femme qui ferait bien dans les martyrs… Et pis, elle a un neveu… il est dans les agents de police… Tout à l’heure, je vous raconterai comment je l’ai connu, celui-là…

Prudence, tout en ne perdant pas un coup de dent, regardait alternativement Justine et Julie et s’amusait toujours au sujet de leur ressemblance.

Le repas s’acheva gaiement. Les yeux des trois femmes brillaient, elles parlaient à la fois et riaient sans bien savoir pourquoi.

Il y eut ensuite une partie de cartes qui les égaya encore en les amenant doucement à l’heure du coucher. Prudence se rendit alors dans sa chambre, accompagnée des deux sœurs, et leur souhaita le bonsoir.

Quand elle fut dans son lit, garni de beaux draps de toile festonnés, elle ressentit un bien-être et un calme parfaits. Il lui semblait que sa nuit serait une suite ininterrompue de songes enchanteurs.

Elle s’endormit rapidement et, pendant quelques heures, son état d’inconscience se prolongea. Soudain, elle se réveilla en proie à quelque cauchemar et marmonna :

— J’ savais bien que ce vin de Bourgogne me taperait sur les nerfs… J’ai pas l’habitude, et pis, ce silence… Allons, ma fille, ne te frappe pas… la prochaine fois, tu ne videras pas ton verre à fond pour qu’on ne le remplisse pas…

Après cette mercuriale qui la calma, elle se rendormit d’un sommeil d’enfant, pour ne se réveiller qu’aux cris des coqs et aux aboiements des chiens.

Elle ne sut d’abord où elle se trouvait, mais la mémoire lui revint vite :

— J’ suis à la campagne, parbleu !… Les oiseaux font assez de vacarme. Ah ! les braillards !…

Heureuse, débordante de joie de se savoir libre, voyant la campagne en beau, elle s’habilla en chantant. Reposée, fraîche, elle descendit pour se rendre à la cuisine où elle trouva les jumelles.

À son grand amusement, elle revit Julie comme elle la connaissait à Lyon… Elle n’était plus vêtue comme sa sœur.

— Ah ! je vous revois en vraie Julie ! Eh ben ! on peut dire que l’habit change… Vous ne vous ressemblez pas autant qu’hier…

Les deux sœurs rirent. Le café au lait servi, ces dames parlèrent du bon dîner de la veille, et Prudence, avec sa franchise coutumière, accusa le bourgogne de l’avoir excitée…

— Heureusement que j’ai un bon sommeil, sans quoi, j’aurais été agitée… mais le tonnerre peut rouler sans me réveiller…

Les jumelles la félicitèrent.

Julie lui demanda :

— Encore un peu de lait… une tartine ?

— Vous me gâtez !

— Aujourd’hui, annonça Justine, nous aurons de la tête de veau… et… mais je ne veux rien dire d’avance… cela gâte la faim…

— Vous avez raison…

La journée se passa encore plus agréablement que la veille. L’intimité se resserrait et les trois femmes échangeaient des impressions. Prudence répétait naïvement que la maison devait coûter cher, et que les deux sœurs avaient dû accomplir des prodiges pour la payer.

Ses hôtesses l’écoutaient gravement en hochant la tête. Elles paraissaient convaincues des louanges qu’elles entendaient.

Le soir revint, après une journée de promenade et de bavardage. Ce fut de nouveau la partie de cartes, pleine de gaieté. Des verres de liqueur de cassis, faite à la maison, étaient à proximité, et Prudence la savourait en experte. Puis, elle regagna sa chambre, alors que les jumelles regagnaient la leur.

Déjà adaptée à la douceur de cette vie facile, elle n’admira plus son cadre, pas plus qu’elle n’apprécia ses draps si agréables. Elle plongea presque tout de suite dans le sommeil.

Comme la nuit précédente, elle eut un cauchemar et se dit :

— Quand on boit du bordeaux, c’est lourd, et on ne devrait pas prendre de liqueur après… mais un peu de remontant ne fait pas de mal, et un cauchemar n’est pas une affaire… J’aime le cassis… il est peut-être un peu fort, mais, une fois n’est pas coutume.

Après quelques minutes d’insomnie, elle se rendormit et, le lendemain, elle arriva dans la cuisine, l’air épanoui, et s’écria :

— Les oiseaux m’ont réveillée de grand matin… Je ne dors plus depuis 5 heures… Si je n’avais pas eu peur de vous déranger, je me serais levée plus tôt…

— Fallait pas vous gêner !… On aurait pensé que vous vouliez vous débarbouiller avec de la rosée pour avoir le teint plus frais…

Les trois femmes partirent d’un éclat de rire prolongé.

Quand le petit déjeuner fut terminé, Prudence manifesta le désir d’envoyer une carte à sa patronne.

— Faut que je lui annonce mon arrivée et votre bon accueil… Faut être polie…

— C’est tout naturel, opina Justine.

— J’ vas vous donner du papier et de l’encre, dit Julie.

— Non, merci… j’ai une carte-lettre et un stylo… C’est M’sieu Jacques qui me l’a offert…

Prudence s’installa et, quand elle eut fini, elle annonça :

— J’ vas porter ma lettre en même temps que j’irai à l’église, puis je ferai un tour, si vous n’avez pas besoin de moi…

— Oh ! non, riposta Julie… promenez-vous… reposez-vous… Ça vous fera du bien…

Prudence s’en alla. Dehors, elle respira avec délices l’air. Quand elle rentra, elle fit le récit de sa promenade, vanta la vue de la plaine et les monts du Beaujolais.

— Et maintenant, j’ai une faim que la bonne odeur de vot’ fricot augmente encore.

— Vous êtes agréable à nourrir, convint Justine. Vous aimez tout et vous faites honneur aux repas… Je n’ peux pas souffrir les gens qui chipotent.

— Quand on a un bon estomac, tout fait plaisir, dit Julie sentencieusement.

— Vous parlez tout à fait sage…

Ce jour-là, Prudence le trouva un peu long. La campagne ne lui déplaisait pas, mais elle était tellement hors de ses habitudes qu’une torpeur la désemparait. Si elle avait pu frotter, torchonner, le temps aurait passé plus vite, mais quoi nettoyer dans une maison neuve ? Tout était astiqué et brillant comme une boîte à bijoux.

Le lendemain, il y eut une diversion. À 10 heures du matin, elle reçut un télégramme au moment précis où les deux sœurs lui assuraient qu’un séjour d’une semaine n’était pas suffisant.

— La v’là la réponse à vot’ invite ! cria-t-elle… La dépêche dit : « Rentrez d’urgence !… »

Elle continua pleine d’agitation :

— Ah ! ben… Ah ! ben… v’là les patrons ! « Reposez-vous, ma fille » et quand on reste trois jours absent, y crient au secours… En v’là des manières !

— Vous n’avez qu’à envoyer un télégramme pour dire que vous êtes malade, suggéra Justine.

Prudence regarda Julie en disant :

— Qu’en dites-vous ?

— Si on savait pourquoi qu’y vous rappellent… Mais voilà, on ne sait pas… Ça peut être sérieux, comme ça peut être rien du tout…

— C’est vrai, tout dépend des patrons, renchérit Justine, mais c’est sûr, qu’y peuvent jamais vous lâcher, si ce n’est pour vous ficher à la rue… C’est pourquoi je n’ai jamais voulu servir chez les autres… J’aime ma liberté… Que décidez-vous pour lors ?

— Je crois que mon intérêt est d’obéir… Vous me faites peur en me disant qu’y peuvent vous jeter dehors sous prétexte de désobéissance… Ma patronne est bonne, en retrouver une pareille, c’est hasardeux ! J’ crois qu’il faut que je m’exécute et c’est rageant… Enfin, on peut se retrouver… Dans tous les cas, je vous remercie… Vous m’avez bien traitée… Cela a été bien agréable pour moi…

— De même pour nous… et c’est dommage que ce soit coupé si raide… dit Justine.

— Au printemps, notre revoir refleurira… murmura Julie.

— Vous avez raison… Quand est-ce qu’il y a le car pour le départ ?

— Dans l’après-midi, vers les 17 heures.

Prudence se prépara et, à l’heure indiquée, elle fut à la station du car, entre les deux jumelles. Les adieux furent cordiaux avec des promesses de revoir.

Arrivée à Lyon, elle prit la direction de la maison de ses maîtres avec entrain.