La bonne presse (p. 200-207).


CHAPITRE X


Elle fut reçue par Eudoxie.

— Alors… ça n’allait donc plus cette campagne ? Madame m’a annoncé que vous rentriez plus tôt que vous ne pensiez…

— Ah ! ne m’en parlez pas ! J’ dormais moins qu’ici… Les coqs hurlent comme des perdus, dès l’aube, et les chiens en ont après tout ce qui passe, c’est pas tolérable ! Où est Madame ?

— Pour l’heure, elle est sortie ; mais ne sera pas longtemps… Votre amie va bien ?

— Oui, et sa sœur aussi… Ce sont deux gaillardes pour les arrangements de leur maison… Justine n’a pas froid aux yeux, mais elle fait bien la cuisine…

— Ça ne se voit pas sur vot’ figure ! Vous avez pâli et minci…

— C’est le sommeil qui manque… Je m’ai dit : « Ma fille, huit jours de ce régime et tu ne pourras plus reprendre ton service… » Je n’ai fait ni une ni deux, et je suis revenue…

— Vous auriez pu vous habituer… Moi, je me serais pas souciée des animaux qui piaillent… Goûter à de bons dîners que je n’aurais pas fabriqués, c’est mon rêve…

— Oui… oui… Eudoxie… Je vais dans ma chambre pour enlever mes frusques de ville… À tout à l’heure !

Eudoxie, tout en surveillant ses casseroles, se dit :

— Elle est revenue un peu glorieuse… J’ai l’air preque « pipi de chat » à côté de ses façons, mais je lui ferai baisser pavillon… J’ suis pas sa bonne, après tout ! Je lui ai rendu service… C’est grâce à moi qu’elle a pu se payer de l’air pur et des œufs à la coque tout frais pondus… J’aime pas les grandes manières… faudra qu’elle soit moins fière… J’ suis sûre que j’ai plus d’économies qu’elle, et c’est à moi d’être la plus triomphante. Quand je mettrai mon petit magot en viager, j’ pourrai presque vivre de mes rentes…

Prudence revint, ce qui interrompit le monologue murmuré d’Eudoxie.

— Tiens ! vous êtes comme moi ! Vous parlez tout haut… ça aide à réussir les sauces…

Une demi-heure après le retour de Prudence dans la cuisine, Mme Dilaret rentra.

Eudoxie dit aussitôt :

— Puisque vous êtes là… j’ vas chercher du tapioca… je n’en aurai pas assez…

— Bon… allez…

Dès qu’Eudoxie eut fermé la porte, Prudence bondit auprès de sa maîtresse…

— Ah ! bonjour, Madame ; revoilà vot’ cuisinière !

— Très bien, Prudence… Eh bien ! expliquez-moi votre extraordinaire retour…

— C’est simple et extraordinaire, oui, Madame… Simple parce que j’aurais dû m’en douter tout de suite, et extraordinaire, parce que cela n’est venu à l’esprit de personne….

— Allez droit au but, Prudence, parce que je ne comprends rien à vos énigmes…

— Que Madame ne saute pas en l’air ! J’ai trouvé l’assassin du vieux monsieur….

— Encore ! méfiez-vous, Prudence… Vous avez déjà accusé bien des personnes…

— À tort, oui, Madame… mais cette fois, je ne me trompe pas… et j’accuse les jumelles Justine et Julie…

Mme Dilaret eut un sursaut et l’effroi se lut dans ses yeux.

— Quoi ! que dites-vous ?

— Quand la police saura que ces deux femmes-là ont le talent de se faire ressembler au point qu’on les prend l’une pour l’autre, elle réfléchira, la justice. Les deux étaient à Lyon le jour du crime et l’une tuait, pendant que l’autre courait pour son alibi…

— Quoi ! vous avez appris tout cela !

— Oh ! là ! là ! et j’en ai des preuves dans ma tête !… Quand on parle d’agent de police, cette Julie a tout de suite une crampe et la v’là qui devient verte… Elle n’a pas plus de crampe que moi, mais la peur la torture… Sa sœur la méprise et la traite de sotte… Et la nuit !… c’te femme est dévorée par les remords… J’en ai entendu !… D’abord, j’ai rien compris. Quand on n’est pas assassin, on ne sait pas ce qui se passe dans ces cerveaux-là, mais on réfléchit…

— Ma pauvre Prudence, quel repos vous avez eu !

— Madame peut le dire ! et pis, fallait me taire… Si Madame savait les frissons qui me couraient dans le dos… on aurait cru des rats… Je tremblais et, le lendemain, je prenais mon café au lait comme une brave…

— Vous aviez du courage !

— Oui, parce que j’avais plutôt envie de me sauver, et quand c’te Justine bouscule sa jumelle en lui disant : « Tu n’es qu’une bique ! », je ne pensais pas à rire, bien que je poussais de ces éclats à faire peur aux moineaux ! Enfin, j’ai pu écrire à Madame pour qu’elle m’envoie c’te dépêche… Ah ! que je l’ai attendu ce morceau de papier !… mais y a pas à dire… j’ai bien joué mon rôle…

— C’est exact !

— Et je n’en ai parlé à âme qui vive… Cette fois, je suis sûre de mon affaire, et personne ne m’en fera démordre… Ce sont deux sorcières, aussi rouées l’une que l’autre… Et pis, Madame, ce n’est pas naturel d’avoir une aussi belle maison… Je m’y connais en meubles et arrangements… ça n’aurait pas été la peine que je soye chez des gens riches, toute ma vie, pour ne rien avoir appris… La maison vaut 100 000 francs, et le reste est à l’avenant… Je connais aussi le poinçon de l’argenterie… Cette Julie a volé, c’est couru ; mais qui a tué ?

— Vous me donnez le frisson, Prudence !

— Ah ! Madame n’en aura jamais autant que moi, quand je pensais que je dormais à côté de deux assassines… Je crois que celle qui a tué est Justine, parce qu’elle ne sent rien, dit Julie, et que, par moment, elle a un air féroce… Sa sœur n’a pas voulu égorger son patron. Elle est comme ces fermières qui ne tordent pas le cou aux volailles qu’elles ont soignées…

Mme Dilaret eut un sourire fugitif. La situation était trop grave pour s’arrêter à une gaieté, même passagère. La pauvre dame, sans être encore bien convaincue, était cependant fort troublée.

Elle estimait que le cas, bien singulier des jumelles, retiendrait l’attention de la justice, comme le disait très justement Prudence.

— Toutes les nuits, Madame, cette Julie voit son patron comme un fantôme… C’est à faire dresser les cheveux sur la tête… Elle gémit, crie — et sa sœur la calme en lui disant que si elle avait été obligée de faire son travail, ça aurait été bien autre chose !… Madame peut se douter de quel travail il s’agissait ? Tenir un pauvre vieillard au bout d’un revolver… Ces peurs criées, je les entendais et, le matin, avec mon sourire, j’accusais le bourgogne, le bordeaux et cet innocent cassis de me donner des cauchemars ! Va te faire lan laire !… C’étaient ces monstres qui me détraquaient.

— Ma pauvre Prudence…

— Alors, tout ça n’est pas clair, tout en l’étant beaucoup quand on comprend… J’ suis un peu gênée d’aller dénoncer ces femmes, parce que j’ai été reçue chez elles ; mais je ne peux pas laisser un crime pareil impuni, ce serait un trop gros péché… Puis, je pourrais passer comme complice ! et ça en serait une affaire !… Enfin, il y a les 100 000 francs de prime… Il faut que je pense à mes vieux jours…

— Vous avez, en effet, une masse de raisons pour prévenir la justice…

Les faits paraissaient graves à Mme Dilaret et, maintenant, elle trouvait l’accusation justifiée. Si réellement cette femme vivait dans cette hantise continuelle, il devenait évident que sa conscience la tourmentait.

Prudence poursuivit :

— Je vais aller au commissariat et je demanderai à parler à M. Parate, le neveu de la dame si résignée… Il me donnera certainement un bon conseil…

— Attendez, Prudence… Il faut d’abord expliquer ces choses à Monsieur… Je suis sûre qu’il saura vous donner un avis aussi bon que celui de l’agent Parate…

— Madame a raison… J’ veux bien, et ce sera peut-être mieux, vu que Monsieur ne me demandera sans doute pas de pourboire pour une leçon de dénonciation…

Mme Dilaret eut sur les lèvres une protestation sur la façon dont Prudence s’exprimait, mais elle se retint, sachant que sa domestique employait le langage fruste.

Prudence reprit :

— Et pis, Madame… Voyez cette curiosité et cette malice… Elles m’ont choisie pour amie, parce que je sers chez un juge… Elles pensaient se renseigner sur les affaires de la justice et savoir si elle cherchait toujours l’assassin… Puis, qui aurait soupçonné l’amie de la cuisinière d’un magistrat ? J’étais comme un parapluie, elles s’y mettaient à l’abri…

Mme Dilaret ne put s’empêcher de sourire de cette image, bien qu’elle la trouvât judicieuse. Elle voyait dans le récit de Prudence la culpabilité certaine de ces femmes, et elle fit part à son mari de ce qu’elle avait entendu.

Il ne douta pas.

La fortune soudaine de ces jumelles, la ténacité avec laquelle leur but avait été pour suivi, la parfaite connaissance des lieux et l’occasion qu’elles avaient saisie, au moment de l’absence des domestiques, de celle du fils, la circonstance des 40 000 francs dans la table de chevet, circonstance qui ne pouvait être connue que par une personne au courant des habitudes, devenaient des preuves nettement accusatrices.

L’affaire ne traîna pas.

Leurs aveux furent arrachés mot par mot d’abord et souvent par surprise, puis franchement formulés par Julie, plus faible que sa sœur.

Justine avait tué… Julie, elle, s’était montrée partout pour créer son alibi, comme l’avait déduit Prudence, très justement. Leur ressemblance leur fournissait le don inattendu d’ubiquité.

Prudence obtint ses 100 000 francs, et ce fut un beau jour pour elle.

Elle en ressentit un orgueil extrême durant la première heure.

— Ah ! Madame, si jamais on m’avait dit que j’aurais tout cet argent ! Et M. Rembrecomme m’a remerciée en plus ! C’était à qui de nous deux dirait le plus de mercis ! Moi, pour le magot qu’il me donnait et lui pour mon intelligence… Ah ! j’ le savais que je trouverais le monstre, mais je ne m’attendais pas à ce que ce soit une femme et même deux femmes. Cette Julie, tout de même, avec son air bonasse…

— C’est le cas de dire qu’il ne faut pas se fier aux apparences…

— Si je disais à Madame, qu’en entrant dans leur maison, je me sentais toute chose… Quelque chose flottait dans l’air… Leurs yeux regardaient drôlement et leurs sourires se moquaient un peu. Elles avaient l’air de dire : « Nous sommes plus malignes que toi ! » Belle malice, ma foi, que de tuer son monde pour prendre sa place… Ben ! j’ préfère ma bêtise… c’est-à-dire que je suis moins obtuse qu’on ne le croit !… M’sieu Jacques me l’a dit d’ailleurs : « Prudence, vous êtes un as… Vous avez prouvé votre sang-froid et votre esprit… »

— C’est certain…

— J’y étais un peu forcée… Si je n’avais pas joué un jeu serré, elles auraient pu me fourrer un peu de ciguë dans mon potage… À la campagne, c’est facile… Savez-vous, Madame, que j’étais tellement épouvantée par la conduite de ces harpies, que je n’étais plus tranquille ?… Je m’arrangeais pour qu’elles goûtent les plats avant moi… Je cherchais des trucs : j’avais oublié mon mouchoir, ou je coupais le pain de nous trois avec lenteur… C’est avouer que je n’étais pas brave…

— Vous aviez de bons motifs pour cela !

— Enfin, faudra oublier tout ce grabuge… Heureusement, y m’ reste une amie, Mlle Parate, et comme c’est la tante d’un agent de police, je suppose qu’elle n’a tué personne et que je pourrai la fréquenter. Puis, Monsieur me placera mon argent en viager, et quand Madame aura assez de moi, elle me congédiera.

— N’y pensons pas !

— Je veux dire par là que je n’aurai plus peur de mourir de faim. Puis, d’ici là, M’sieu Jacques et sa petite dame auront des enfants que j’irai garder…

Jacques entra à ce moment et s’écria en entendant ces derniers mots :

— Ah ! mais non… pour que vous les laissiez prendre par une voleuse !

— On ne me les volera pas ceux-là ! J’ai déjà réfléchi à un bon moyen… Je les attacherai à ma ceinture par une bonne corde et, s’il vient une voleuse, elle sera forcée de me traîner avec ! et j’ suis un poids…

— Je suis rassuré et vous avez notre confiance, dit Jacques en riant.

— J’ suis contente… dans un débordement de joie… pourtant v’là l’automne qui vient et il me semble que c’est un printemps ! J’ vois bleu ! Puis, quand je pense que je pourrai m’acheter un manteau de fourrure et un chapeau à plume… j’éclate de satisfaction… Eudoxie est dans un état qui touche à la jaunisse… Mais j’ suis raisonnable, je me satisfais en rêve et n’irai pas dépenser mon bel argent… Mais, me v’là tombée encore une fois dans la bavarderie… Que Madame m’excuse… Nous disons donc que pour le déjeuner de demain, nous faisons un rôti de bœuf… si j’en trouve…


1945-778. — Imprimerie « Maison de la Bonne Presse » (St. An.), 5, rue Bayard, Paris 8E.
DÉPÔT LÉGAL : 1946-1er