Proverbes dramatiques/La Diète

Explication du Proverbe :

Proverbes dramatiquestome VII (p. 31-73).


LA
DIETTE.

QUATRE-VINGT-QUATRIEME PROVERBE.


PERSONNAGES.


M. DESPREUILS.

Me. DENERÉE, veuve, niece de M. Despreuils.

LE CHEVALIER DE St. JULES.

Me. BABAS, gouvernante de M. Despreuils

LA ROCHE, laquais de M. Despreuils.

LA FLEUR, laquais de M. Despreuils.

LE BRUN, laquais du chevalier de St. Jules.

M. SOBRIN, médecin.


La Scene est chez M. Despreuils, dans un sallon.

Scène premiere.

Me. DENERÉE, LE CHEVALIER.
LE CHEVALIER.

Eh bien, Madame, qu’est-ce qu’il y a de nouveau ici ?

Me. DENERÉE.

Mon oncle est toujours de même.

LE CHEVALIER.

Le délire continue ?

Me. DENERÉE.

Oui. Je ne veux pas vous parler devant les domestiques.

LE CHEVALIER.

Pourquoi ?

Me. DENERÉE.

C’est qu’ils ne sont pas bien intentionnés pour vous. Ils disent que mon oncle n’étoit pas malade, & que c’est le médecin que vous lui avez donné, qui lui a causé ce délire.

LE CHEVALIER.

Mais Monsieur Sobrin est fort sage, & j’ai fait pour le mieux.

Me. DENERÉE.

Je le crois ; mais la diette qu’il ordonne dans toutes les maladies a révolté nos gens, & ils ont tant dit à mon oncle que s’il ne vouloit pas manger, il mourroit, qu’aujourd’hui il se croit mort, oui, absolument mort.

LE CHEVALIER.

Quoi ! la tête de M. Despreuils est affaiblie à ce point-là ?

Me. DENERÉE.

Oui, vraiment, & si elle ne revient pas, & qu’il meure en effet, je ne pourrai jamais vous épouser.

LE CHEVALIER.

Pourquoi donc ? n’êtes-vous pas veuve ; par conséquent maîtresse de vos volontés ?

Me. DENERÉE.

Il est vrai ; mais vous ne savez pas tout. J’attends de mon oncle la seule fortune que je puisse avoir.

LE CHEVALIER.

Je le sais.

Me. DENERÉE.

Vous n’êtes pas riche, & il m’étoit bien doux de pouvoir vous faire partager des biens que je ne saurois desirer sans vous.

LE CHEVALIER.

Votre cœur me suffit.

Me. DENERÉE.

Je le crois ; mais en vous épousant sans la succession de mon oncle, je vous ruinerois, en vous empêchant de faire un bon mariage ; & il a fait un testament par lequel il me déshérite, si je vous épouse.

LE CHEVALIER.

O ciel ! que m’apprenez-vous ?

Me. DENERÉE.

S’il mouroit…

LE CHEVALIER.

Ne pourroit-on pas faire casser le testament, comme ayant été fait dans le délire ?

Me. DENERÉE.

Ce seroit un procès dont le succès seroit très-douteux ; & comme les domestiques sont bien traités dans ce testament, le délire seroit très-difficile à prouver.

LE CHEVALIER.

Comment donc faire ?

Me. DENERÉE.

Il faut attendre M. Sobrin, que j’ai envoyé chercher par le Brun, qui s’est trouvé ici fort à propos.

LE CHEVALIER.

Mais la gouvernante…

Me. DENERÉE.

Madame Babas ?

LE CHEVALIER.

Oui, elle empêchera qu’on ne suive les ordonnances.

Me. DENERÉE.

Il est vrai qu’elle est un peu contre lui, depuis le délire de mon oncle ; mais je vais lui faire entendre raison.

LE CHEVALIER.

La chose sera difficile ; car elle est bien entêtée : la voici.

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Scène II.

Me. DENERÉE, LE CHEVALIER, Me. BABAS.
Me. DENERÉE.

Eh bien, Madame Babas, mon oncle se croit-il toujours mort ?

Me. BABAS.

Ah ! mon Dieu, Madame, plus que jamais ; il nous fait perdre l’esprit. Premiérement, il ne veut plus ouvrir les yeux, & il ne parle que de son enterrement, & puis il dit qu’on verra dans son testament qu’il ne veut ni cloches, ni chant ; quelle pitié ! ensuite il demande si on l’a lu.

LE CHEVALIER.

Est-ce que les Notaires n’ont pas vu qu’il étoit dans le délire ?

Me. BABAS.

Mais c’est qu’il n’y étoit pas, Madame, & qu’il avoit toute la raison comme moi. Il n’y a qu’un point qui le tourmentoit, c’étoit de savoir que vous vous portiez bien, vous, Monsieur le Chevalier & Monsieur Sobrin aussi. Pour Monsieur Sobrin, il a bien raison de le détester ; car c’est cette chienne de diette qu’il lui a ordonnée qui l’a mis dans cet état-là.

LE CHEVALIER.

Eh bien, si vous le croyez, faites-le manger.

Me. BABAS.

Est-ce qu’il y a moyen à présent ? Il dit que les morts ne mangent point. J’ai beau lui dire : Mais, mon cher maître, écoutez donc une chose, si vous ne mangez pas, nous mourrons tous de chagrin. Eh bien, dit-il, tant mieux, nous nous reverrons bientôt ; car il nous aime bien, comme vous voyez : c’est le meilleur cœur du monde ! Pour moi, je crois que je deviendrai folle. Savez-vous que cela me fait tant de peur, cette vilaine diette, que, depuis que mon maître est comme cela, je fais mes quatre repas, & je mange, la nuit, quand je m’éveille : il faut vivre avant de mourir, premiérement, & d’un.

Me. DENERÉE.

Eh mon Dieu ! Monsieur Sobrin ne vient pas.

Me. BABAS.

Qu’en voulez-vous faire, Madame ? Ah, pardi, voilà un beau médecin de neige ; c’est dommage qu’il n’y ait pas de dégel pour lui. Mais je m’amuse, moi, là, tandis que j’ai affaire. Voyons un peu… oui, il sera bien sur ce sopha.

LE CHEVALIER.

Qui donc, Madame Babas ?

Me. BABAS.

Monsieur Despreuils veut être transporté ici.

Me. DENERÉE.

Pourquoi faire ?

Me. BABAS.

Ah dame, pour… Eh bien, voilà que je ne m’en souviens pas à présent. Ah ! mon Dieu, si j’allois devenir folle aussi, moi ! Je m’en vais manger un morceau & boire un coup promptement.

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Scène III.

Me. DENERÉE, LE CHEVALIER, LA ROCHE, avec des oreillers.
LA ROCHE.

Je vais mettre les oreillers sur le canapé.

Me. DENERÉE.

Est-ce que mon oncle va venir ?

LA ROCHE.

Oui, Madame, c’est-à-dire, nous allons l’apporter ; car il dit que les morts ne marchent pas.

Me. DENERÉE.

Chevalier, allez-vous-en ; il seroit peut-être fâché de vous voir.

LA ROCHE.

Il ne le verra pas, Madame : il dit que lorsqu’on est mort on doit avoir les yeux fermés, & il tient parole. Je m’en vais le chercher. (Il sort.)

Me. DENERÉE.

En vérité, cette situation est réellement affligeante.

LE CHEVALIER.

Il faut espérer qu’elle ne durera pas. Nous verrons ce que dira le Docteur.

Me. DENERÉE.

Voici, je crois, mon oncle.

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Scène IV.

DESPREUILS, en robe de chambre, Me. DENERÉE, LE CHEVALIER, Me. BABAS mangeant, LA ROCHE & LA FLEUR portant M. Despreuils.
LA ROCHE.

Tiens, par ici. Avance encore : posons-le là.

Me. BABAS.

Un peu plus avant : fort bien.

M. DESPREUILS.

Eh ! tu me fais mal au cou, toi, la Roche.

LA ROCHE.

Oh que non, Monsieur.

M. DESPREUILS.

Eh parbleu, je le sens bien, apparemment.

LA ROCHE.

Vous vous trompez, Monsieur.

M. DESPREUILS.

Comment, je me trompe ?

LA ROCHE.

Assurément, est-ce que les morts sont sensibles ?

M. DESPREUILS.

Ah ! tu as raison ; je n’y pensois pas.

Me. BABAS.

La Roche, allez-vous-en boire un coup avec la Fleur, & n’oubliez pas de manger au moins, car vous voyez où mene la diette.

LA ROCHE.

Oh ! laissez, laissez-nous faire, ne soyez pas en peine de nous.

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Scène V.

Me. DENERÉE, M. DESPREUILS, LE CHEVALIER, Me. BABAS.
Me. DENERÉE.

Eh bien, mon oncle, comment vous trouvez-vous ?

M. DESPREUILS.

Mais assez bien. Je ne croyois pas qu’on mourût comme cela, sans sentir ni mal, ni douleur.

Me. DENERÉE.

Mais vous n’êtes pas mort…

M. DESPREUILS.

Je ne suis pas mort ? qui vous a dit cela ?

Me. DENERÉE.

Non, assurément, vous ne l’êtes point : rappellez votre raison…

M. DESPREUILS.

Comment ma raison ? est-ce que les morts sont des fous ? croyez-vous qu’ils aient envie de rire ? Laissez-moi tranquille ; voilà l’état où je dois être, je le sais mieux que vous.

Me. DENERÉE.

Mais, mon oncle, croyez-nous donc.

M. DESPREUILS.

Ah ça, voulez-vous me faire mettre en colere, afin que les morts se moquent de moi ; car je serois, je crois, le seul mort en colere.

Me. BABAS.

Moi, je ne lui veux rien dire ; s’il vouloit manger, cela seroit différent.

M. DESPREUILS.

Mais je vous dis que dans notre monde on ne mange pas.

Me. BABAS.

Eh bien, soyez du nôtre ; il vaut mieux être un bon vivant qu’un triste mort.

Me. DENERÉE.

Ah ! voilà le Brun.

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Scène VI.

Me. DENERÉE, LE CHEVALIER, M. DESPREUILS, M. SOBRIN, Me. BABAS, LE BRUN.
LE CHEVALIER.

Eh bien, le Docteur vient-il ?

LE BRUN.

Vous allez le voir ; il me suit : le voilà qu’il entre.

Me. DENERÉE, allant au devant de lui.

Monsieur le Docteur, que dites-vous de l’état de mon oncle ?

M. SOBRIN.

Tout-à-l’heure, Madame, tout-à-l’heure (il tâte le poulx de M. Despreuils).

Me. BABAS.

Monsieur, depuis le matin il se croit mort.

M. SOBRIN.

Bon.

Me. BABAS.

Songez donc qu’il n’a pas mangé depuis huit jours.

M. SOBRIN.

Bon.

Me. BABAS.

Toute la nuit il a été très-agité.

M. SOBRIN.

Bon.

Me. BABAS.

Et, quelque chose que nous lui ayions dit, il n’a pas voulu ouvrir les yeux.

M. SOBRIN.

Bon.

Me. BABAS.

Comment, bon, bon, bon ; mais s’il continue, nous ne saurons qu’en faire.

M. SOBRIN.

Fort bien : je sais à présent la cause du mal, & je le guérirai.

Me. BABAS.

Vous ne le guérirez pas, si vous ne trouvez le moyen de le résoudre à manger.

M. SOBRIN.

Au contraire. Ecoutez-moi.

Me. BABAS.

Mais, Monsieur, quand il n’y a plus d’huile dans une lampe, premiérement & d’un, il faut bien qu’elle s’éteigne ; on ne vit pas de l’air du temps, & votre diette…

Me. DENERÉE.

Ecoutez M. le Docteur, Madame Babas.

Me. BABAS.

Ah ! mon Dieu, qu’il parle tant qu’il voudra ; mais ce n’est pas avec des paroles qu’on guérit un malade. J’ai parlé à mon mari jusqu’au dernier moment, & cela ne l’a pas empêché de mourir, le pauvre défunt !

Me. DENERÉE.

Finissez donc.

Me. BABAS.

Allons, je me tais ; mais…

M. SOBRIN, à Madame Denerée.

Madame, le mal de M. votre oncle est dans le sang, c’est-à-dire, que la fermentation a causé une fievre qui tourne à la malignité, & que, sans perdre un instant, il faut le saigner trois fois, d’heure en heure.

Me. BABAS.

Ce n’est pas mon avis à moi, Madame ; c’est Monsieur votre oncle ; mais c’est mon maître.

M. DESPREUILS.

Qu’est-ce que dit le Docteur, Madame Babas ?.

Me. BABAS.

Il dit qu’il veut vous faire saigner trois fois : n’y consentez pas, mon cher maître.

M. DESPREUILS.

Je ne crois pas qu’il s’en avise.

M. SOBRIN.

Mais, Monsieur Despreuils…

M. DESPREUILS.

Non, Monsieur ; vous m’avez tué, contentez-vous de cela. On peut bien ouvrir un mort mais on ne le saigne pas ; & je vous empêcherai bien de me poursuivre au delà du tombeau.

Me. BABAS.

Et moi aussi, je vous assure.

Me. DENERÉE.

Madame Babas, je vous prie de ne pas vous opposer aux secours qu’il est à propos de donner à mon oncle.

Me. BABAS.

Mais Madame…

Me. DENERÉE.

Taisez-vous.

Me. BABAS, à part.

Si je ne parle pas, je n’en penserai pas moins.

LE CHEVALIER, bas.

Docteur, comment ferez-vous ? Ils ne le laisseront jamais saigner.

M. SOBRIN.

Je sens bien que Madame Babas s’y opposera, & que le malade sera fort difficile à saigner de force ; ainsi il faut prendre un autre parti.

LE CHEVALIER.

Voyons.

M. SOBRIN.

Avez-vous quelqu’un sur qui vous puissiez compter ici ?

Me. DENERÉE.

Oui, il y a le Brun, qui est au Chevalier.

M. SOBRIN.

Eh bien, je vais vous envoyer un temperatif, qu’il lui fera prendre, sans que Madame Babas le sache, & cela arrêtera les progrès de la fievre ; vous en pouvez être sûrs.

Me. DENERÉE.

Allons, envoyez-le promptement.

M. SOBRIN.

Je vous l’apporterai moi même, &, quelque temps après, je viendrai voir l’effet du remede.

Me. DENERÉE.

Allez, ne tardez pas.

LE CHEVALIER, à Madame Denerée.

Je vais conduire le Docteur.

Me. DENERÉE.

J’y vais aussi ; je veux savoir ce qu’il pense réellement de l’état de mon oncle.

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Scène VII.

M. DESPREUILS, Me. BABAS, LE BRUN.
Me. BABAS.

Pour des gens d’esprit, comme ils donnent tête baissée dans tout ce que dit cet homme-là. Ah ! si notre Monsieur Tibia n’étoit pas en campagne, comme il auroit déjà guéri notre maître !

LE BRUN.

Qu’est-ce que c’est que Monsieur Tibia ?

Me. BABAS.

Ah ! c’est un petit chirurgien qui demeure ici au coin de la rue à droite. Il m’a donné une fois une médecine qui m’a purgée pendant onze jours ; aussi je n’ai pas été malade depuis.

LE BRUN.

Ah ça, voulez-vous que je guérisse Monsieur Despreuils, moi ?

Me. BABAS.

Assurément, je le veux ; tenez, j’ai plus de confiance en vous, qu’à ce Docteur, avec la grande perruque & la canne. Quand on dit un Docteur, c’est pour moi comme si l’on disoit un ignorant.

LE BRUN.

Cela est souvent la même chose. Ah çà, qu’est-ce que vous me donnerez, si je réussis ?

Me. BABAS.

Tout ce que vous m’avez demandé.

LE BRUN.

Ne badinons pas ; vous savez que depuis longtemps j’ai envie de vous épouser.

Me. BABAS.

Eh bien, je vous épouserai, cela ne me fait rien ; parce qu’on m’a prédit que je serois veuve trois fois.

LE BRUN.

Je ne crois pas aux Devins. Allons, commencez par me donner des draps blancs, & envoyez-moi la Roche avec une échelle.

Me. BABAS.

Vous me direz donc…

LE BRUN.

Oui, oui, après.

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Scène VIII.

M. DESPREUILS, LE BRUN.
M. DESPREUILS.

Eh bien, qu’est-ce donc que l’on fait ? est-ce qu’on ne songe pas à mon enterrement ?

LE BRUN.

Pardonnez-moi, Monsieur, on va apporter la tenture.

M. DESPREUILS.

Avec toutes leurs cérémonies, ces gens-là gâtent la mort ; mais j’ai dit dans mon testament que je n’en voulois point.

LE BRUN.

Dame, Monsieur, je n’en sais rien ; mais puisque le vin est tiré il faut le boire.

M. DESPREUILS.

Allons, finissez donc.

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Scène IX.

M. DESPREUILS, LE BRUN, LA ROCHE, avec des draps & une échelle.
LE BRUN.

Aidez-moi donc, Messieurs ? (Ils tendent les draps).

M. DESPREUILS.

Cela avance-t-il ?

LE BRUN.

Oui, Monsieur, voilà qui est fait. (Ils s’en vont.)

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Scène X.

M. DESPREUILS.

Je ne sais pas quand ils viendront me chercher. Je suis bien fâché d’avoir défendu les cloches ; j’aurois entendu tout cela, & je saurois quand on auroit fini ; car je ne sens rien.

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Scène XI.

M. DESPREUILS, LE BRUN.
LE BRUN, contrefaisant plusieurs voix.

Qu’est-ce donc là qui passe ? — C’est ce pauvre M. Despreuils.

M. DESPREUILS.

Ah, ah ! je passe ; cela sera bientôt fait.

LE BRUN.

A-t-il été malade long-temps ? — Non ; mais ses gens pleurent bien. — C’est qu’ils l’aimoient beaucoup. — Voyez donc ce pauvre le Brun comme il est affligé. — Est-ce qu’il étoit à lui ? — Non ; mais il ne l’aimoit pas moins. — S’il avoit su cela, il lui auroit assurement laissé quelque chose. — Allons, voilà le convoi passé. — Adieu, Monsieur, adieu, Madame. — Mes compliments chez vous. — Je n’y manquerai pas.

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Scène XII.

M. DESPREUILS.

Je n’entends plus rien, Je voudrois bien savoir où je suis à présent. Je crois que je puis ouvrir les yeux. (Il ouvre les yeux). Ah, ah ! je ne vois que du blanc. Apparemment que ce sont les champs Elisées. Mais que dois-je faire ? dois-je me lever ou rester tranquille ? Pour le savoir, attendons qu’il paroisse quelques ames, qui sans doute me le diront. — Ah ! mon Dieu, que je m’ennuie ! On a bien raison de dire dans l’autre monde qu’on s’ennuie comme un mort ; mais j’entends quelqu’un. Examinons sans rien dire.

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Scène XIII.

M. DESPREUILS, Me. BABAS, LE BRUN,
enveloppés chacun d’un drap de la tête aux pieds.
M. DESPREUILS.

Ce sont deux âmes.

LE BRUN, bas.

Le Docteur a envoyé une petite bouteille, que j’ai là pour lui faire prendre.

Me. BABAS.

Jettez-la par la fenêtre.

LE BRUN.

Non, je veux la lui faire voir, pour lui prouver que je n’en ai pas eu besoin.

Me. BABAS.

Madame Denerée croit que nous ne réussirons pas.

LE BRUN.

Elle verra qu’elle s’est trompée.

M. DESPREUILS.

Je n’entend pas un mot de ce qu’ils disent ; mais que vois-je ! je crois que c’est le Brun ?

LE BRUN.

Oui, Monsieur, c’est moi-même.

M. DESPREUILS.

Depuis quand es-tu mort ?

LE BRUN.

Monsieur, deux heures après Madame Babas.

M. DESPREUILS.

Madame Babas est morte ?

Me. BABAS.

Oui, mon cher maître, du chagrin de ne plus vous voir : j’ai dit comme cela, qu’est-ce que j’ai affaire au monde à présent ? & je suis morte tout de suite ; & le Brun, qui m’aimoit, est mort aussi.

M. DESPREUILS.

En vérité, mes amis, j’en suis bien asse ; car je ne connois personne ici.

Me. BABAS.

Que faisiez-vous donc là ?

M. DESPREUILS.

Rien. Je m’ennuiois.

LE BRUN.

Mais il faut faire quelque chose pour s’amuser.

M. DESPREUILS.

Eh quoi ?

Me. BABAS.

Boire & manger.

M. DESPREUILS.

Vous vous moquez de moi ; des ames ne mangent pas.

LE BRUN.

Je le croyois comme vous ; mais nous avons déjà goûté, & nous allons souper.

M. DESPREUILS.

Quel conte vous me faites !

LE BRUN.

Vous allez voir. Madame Babas, vous avez nos deux poulets ?

Me. BABAS.

Oui, les voici ; je les ai choisis bien gras.

LE BRUN.

Et moi, j’ai deux bouteilles de vin, du meilleur qui soit en Bourgogne.

M. DESPREUILS.

Et vous allez boire & manger ?

LE BBUN.

Sûrement ; vous allez voir.

M. DESPREUILS.

Je ne comprends pas cela.

Me. BABAS.

Est-ce que vous n’avez pas faim ?

M. DESPREUILS.

Parbleu si fait, j’ai faim & soif, on ne peut pas davantage ; mais je ne crois pas que je doive manger.

Me. BABAS.

Eh bien, Monsieur, ce sont vos affaires ; pour nous, nous allons toujours manger, n’est-ce pas, le Brun ?

LE BRUN.

Ah ! je vous en réponds.

Me. BABAS.

Mettons-nous ici auprès de Monsieur, pour lui tenir compagnie. Voilà votre poulet. Donnez-moi du pain.

LE BRUN.

En voici. (Ils mangent).

M. DESPREUILS.

Votre poulet sent bien bon.

Me. BABAS.

Il est excellent !

LE BRUN.

J’avois bien faim.

Me. BABAS.

Buvons donc.

LE BRUN.

Volontiers. (Il verse à boire, & ils boivent.)

M. DESPREUILS.

Savez-vous à quoi je pense, pendant que vous mangez tous les deux ?

LE BRUN, la bouche pleine.

Non, Monsieur, à quoi ?

M. DESPREUILS.

A tout ce qu’on dit dans le monde d’où nous venons, quand on parle de celui-ci.

LE BRUN.

Oui, cela est bien drôle : on y parle souvent de tout, sans savoir ce qu’on dit.

M. DESPREUILS.

Assurément, puisqu’on dit que quand on est mort, on ne mange pas.

Me. BABAS.

Ah ! mais, dame, écoutez donc ; peut-être qu’ici il n’y a que le peuple qui mange, pour le récompenser de n’avoir pas fait aussi bonne chere que vous de son vivant.

LE BRUN.

Ah, pardi, pour moi, je serois bien fâché de n’être pas peuple ici ; je serois privé d’un trop grand plaisir.

Me. BABAS.

Ce qu’il y a de meilleur encore, c’est qu’on peut manger tant qu’on veut, sans craindre que cela fasse du mal : parce qu’on ne meurt pas deux fois.

LE BRUN.

Cela n’est pas malheureux ; on n’est seulement pas malade ici ; ce n’est pas comme là haut. En vérité, je les plains bien ces pauvres vivants ! Allons, buvons.

Me. BABAS.

Monsieur, à votre santé.

LE BRUN.

C’est sans cérémonie. A l’honneur de la vôtre.

M. DESPREUILS.

Vous trouvez donc du goût à ce que vous mangez ?

Me. BABAS.

Et un bon goût. Tenez, sentez cela.

M. DESPREUILS.

Diable ! cela augmente ma faim.

LE BRUN.

Cela est bien malheureux d’être condamné comme cela à avoir toujours faim, sans pouvoir manger.

M. DESPREUILS.

Vous croyez que je suis condamné à cela ?

Me. BABAS.

Ah dame, je ne sais pas. Qu’est-ce qui sait cela ? Si vous voulez, quand nous aurons fait connoissance ici, nous nous informerons des tenants & des aboutissants, & nous vous dirons de quoi il retourne.

M. DESPREUILS.

Oui, mais en attendant…

LE BRUN.

Vous êtes sûr de ne pas mourir de faim.

M. DESPREUILS.

Oui ; mais de souffrir beaucoup.

LE BRUN.

Cela pourroit bien être ; mais il faut prendre patience, je n’y sais pas d’autre remede.

M. DESPREUILS.

Ecoutez-moi : vous êtes tous les deux mes amis.

Me. BABAS.

Et nous le serons toujours à présent ; voilà de quoi vous pouvez être bien sûr.

M. DESPREUILS.

Si vous me promettiez le secret, il me semble que je pourrois essayer de manger.

LE BRUN.

Oui ; mais c’est que nous avons encore faim.

M. DESPREUILS.

Rien qu’une cuisse de poulet seulement.

Me. BABAS.

Ah oui, pour essayer, n’est-ce pas ?

LE BRUN.

Oui ; mais c’est que l’appétit vient quelquefois en mangeant, & puis nous…

M. DESPREUILS.

Mes amis, je vous en prie.

Me. BABAS.

Vous n’en direz rien.

M. DESPREUILS.

Non, non.

LE BRUN.

Tenez, voilà une cuisse.

Me. BABAS.

Et du pain.

M. DESPREUILS.

En vous remerciant. (il dévore).

Me. BABAS.

Cela est-il bon ?

M. DESPREUILS, la bouche pleine.

Excellent !

LE BRUN.

Il faut boire.

M. DESPREUILS.

Donnez, donnez. (Il boit). Voilà de bon vin.

LE BRUN.

C’est qu’il n’y a pas ici de cabaretier. Le vin est naturel.

M. DESPREUILS.

Donnez-moi quelque chose encore.

LE BRUN.

Tenez, voilà une aile.

M. DESPREUILS.

Donnez-moi à boire. (Il boit).

Me. BABAS.

Cela ne va pas mal. Je commence à croire à présent que vous n’êtes pas condamné à mourir toujours de faim ; dame, écoutez donc : plus on vit, plus on apprend.

M. DESPREUILS.

En vérité, mes amis, je suis bien heureux que vous soyez morts.

LE BRUN.

Buvez, buvez. (Il lui sert à boire).

M. DESPREUILS, après avoir bu.

Tout cela me fait un grand plaisir !

LE BRUN.

Vous voyez bien que les morts vous apprennent à vivre.

Me. BABAS.

Si j’étois de vous, pour vous amuser ; car vous n’avez rien à faire, je m’amuserois à dormir, c’est toujours autant de pris.

M. DESPREUILS.

Les morts dorment-ils ?

LE BRUN.

Tant qu’ils veulent.

M. DESPREUILS.

Je commence à le croire ; car j’en ai bien envie.

Me. BABAS.

Eh bien, essayez. Attendez, je vais raccommoder votre bonnet de nuit & votre couvre-pieds. Là, voilà qui est bien. Bon soir.

M. DESPREUILS.

Bon soir, bon soir.

LE BRUN.

Bon soir, Monsieur. Il ne me répond pas : bon soir, Monsieur. Ma foi, il est déjà endormi.

Me. BABAS.

Le voilà sauvé.

LE BRUN.

Pour moi, je le crois. Bon soir, Monsieur. Il n’entend rien.

Me. BABAS.

Allons, emportons tout cela.

LE BRUN.

Non, laissons-le là.

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Scène XIV.

M. DESPREUILS, Me. DENERÉE, LE CHEVALIER, Me. BABAS, LE BRUN.
Me. DENERÉE.

Nous avons tout entendu. Mon oncle dort-il tout de bon ?

LE BRUN.

Je vous en réponds.

LE CHEVALIER.

Il ne faut pas le réveiller.

Me. BABAS.

Oh ! il n’y a rien à craindre ; quand il dort une fois, on tireroit le canon de la Bastille que cela ne lui feroit rien.

Me. DENERÉE.

Voilà une heureuse idée que le Brun a eu là.

LE BRUN.

Je m’en vais détendre tout cela pour quand il se réveillera.

LE CHEVALIER.

Dépêche-toi.

LE BRUN.

J’aurai bientôt fait. (Il va chercher une échelle, & il détend les draps).

Me. DENERÉE.

Pourvu qu’il revienne dans son bon sens.

Me. BABAS.

Ah ! pardi, il y sera, puisqu’il a mangé ; je vous en réponds, moi. Je voudrois avoir autant d’écus que les Médecins ont tué de monde avec leur chienne de diette. Pour moi je sais bien que, lorsque je serai malade, je demanderai toujours à manger : tant qu’on mange on ne meurt pas.

LE BRUN.

Allons, voilà qui est fait (Il emporte les draps & l’échelle).

Me. DENERÉE.

Je ne suis pas encore sans inquiétude.

LE CHEVALIER.

Vous verrez, à son réveil.

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Scène XV.

Me. DENERÉE, LE CHEVALIER, M. DESPREUILS, M. SOBRIN, Me. BABAS, LE BRUN.
LE BRUN.

Voilà Monsieur le Docteur.

M. SOBRIN.

Eh bien, notre malade ?

Me. DENERÉE.

Il dort, & je le crois hors d’affaire.

M. SOBRIN.

Cela doit être. Oh ! j’étois sûr de mon fait. Il faut le réveiller.

Me. BABAS.

Non, Monsieur ; laissez, je vous prie, reposer mon pauvre maître ; vous voudrez peut-être encore le saigner.

M. SOBRIN.

Non, je vous en donne ma parole d’honneur, d’ailleurs il ne doit plus en avoir besoin.

LE CHEVALIER.

Vous le croyez, Docteur ?

M. SOBRIN.

Quand je vous dis que j’en suis sûr. Allons, Monsieur Despreuils.

M. DESPREUILS.

Ah ! c’est vous, Docteur ?

M. SOBRIN.

Oui, c’est moi. Donnez-moi votre bras. Fort bien : il n’y a plus d’agitation.

M. DESPREUILS.

Ah ! Docteur, j’ai fait un terrible rêve.

Me. BABAS.

Ah ! s’il prend cela pour un rêve !

Me. DENERÉE.

Ne dites donc rien, Madame Babas.

M. DESPREUILS.

Je me suis cru mort.

M. SOBRIN.

Eh bien, vous ne le croyez plus ?

M. DESPREUILS.

Non, vraiment ; je me sens même assez de force.

M. SOBRIN.

C’est moi qui vous ai tiré de là.

M. DESPREUILS.

Vous ?

M. SOBRIN.

Oui, avec un températif que je vous ai fait donner.

M. DESPREUILS.

Je ne me souviens pas…

LE BRUN.

Je m’en souviens bien, moi.

M. SOBRIN.

Ne vous l’a-t-on pas remis pour le faire prendre à Monsieur Despreuils ?

LE BRUN.

Oui, Monsieur ; mais comme vous ne vouliez pas croire que c’étoit la diette qui l’avoit mis dans l’état où il étoit, Madame Babas & moi nous lui avons fait manger une cuisse & une aile de poulet : il a bien dormi ; il se porte à merveille, & voilà votre températif que j’avois gardé dans ma poche.

M. SOBRIN.

Quoi ! vous l’avez fait manger ?

Me. BABAS.

Oui, Monsieur ; tenez, voilà les restes du poulet & du vin.

M. SOBRIN.

Et vous le croyez guéri ?

LE BRUN.

Assurément ; & vous en êtes convenu vous-même tout-à-l’heure.

M. SOBRIN.

Eh bien, je me suis trompé.

Me. BABAS.

C’est peut-être votre habitude.

Me. DENERÉE.

Docteur, vous convenez donc que Monsieur Despreuils…

M. SOBRIN.

Est fort mal.

M. DESPREUILS.

Moi fort mal ! (Il se leve). Je ne conviendrai pas de cela.

M. SOBRIN.

Voyez à quoi vous l’exposez.

M. DESPREUILS.

A te chasser, maudit ignorant.

M. SOBRIN.

Ceci est un peu fort ; un malade n’a jamais chassé un Médecin. Vous me rappellerez ; mais vous ne m’aurez pas quand vous voudrez.

Me. BABAS.

Ah ! tant mieux. Je voudrois bien ne le revoir jamais ici.

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Scène derniere.

Me. DENERÉE, M. DESPREUILS, LE CHEVALIER, Me. BABAS, LE BRUN.
LE BRUN.

J’espere, Monsieur, que vous serez plus content de votre nouveau Médecin, & que si vous avez été fâché contre Monsieur le Chevalier pour vous avoir donné l’autre…

M. DESPREUILS.

Moi, j’ai été fâché contre le Chevalier ?

Me. DENERÉE.

Oui, mon oncle ; puisque vous avez mis dans votre testament que vous me déshériteriez, si jamais je voulois l’épouser.

M. DESPREUILS.

J’ai fait mon testament ?

Me. BABAS.

Oui, Monsieur.

M. DESPREUILS.

Et j’y ai mis cette clause ?

Me. DENERÉE.

Oui, mon oncle.

M. DESPREUILS.

Eh bien, je vais l’annuler par un bon contrat bien en forme, où je ne vous donnerai tout mon bien qu’à condition que vous l’épouserez sans différer.

Me. DENERÉE.

Ah ! mon oncle !

M. DESPREUILS.

Je n’ai jamais eu d’autre intention.

LE CHEVALIER.

Monsieur, toute la vie…

M. DESPREUILS.

Ne parlons point de remerciements. Laissez-moi aller m’habiller ; car je veux sortir, & passer chez mon Notaire.

LE BRUN.

Monsieur, nous avons fait un marché, Madame Babas & moi.

M. DESPREUILS.

Qu’est-ce que c’est ?

LE BRUN.

Qu’elle m’épouseroit, si je vous guérissois.

M. DESPREUILS.

J’entends : c’est encore un autre contrat ; je m’en charge. Un vieux garçon n’a rien de mieux à faire que de marier tout ce qui l’entoure.

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84. Il faut savoir hurler avec les loups.